Poutine et la “doctrine Cortez”

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Poutine et la “doctrine Cortez”

Ci-dessous, nous donnons des extraits d’un article d’Anatole Galtesky, sur son site Gavekal.com, le 3 mars 2014, sous le titre «Realpolitik In Ukraine». Kaletsky, Russe résidant au Royaume-Uni, est un consultant financier avec de nombreuses collaborations dans la presse-Système, qui a un statut important dans le Système. (Voir son profil sur Wikipédia.) L’article est en accès payant, mais il a été publié in extenso par John Mauldin (Lettre d’Information Outside the Box), dans un message d’alerte. Nous publions ici quelques extraits de l’article. Son orientation générale est de donner des conseils aux investisseurs à la lumière des événements ; nous avons essentiellement choisi les passages concernant ces événements “du jour”, c’est-à-dire la situation stratégique et politique de la crise ukrainienne, et surtout la position de la Russie et la politique de Poutine.

«...What makes this confrontation so dangerous is that US and EU policy seems to be motivated entirely by hope and wishful thinking. Hope that Vladimir Putin will “see sense,” or at least be deterred by the threat of US and EU sanctions to Russia’s economic interests and the personal wealth of his oligarch friends. Wishful thinking about “democracy and freedom” overcoming dictatorship and military bullying. [...]

»... Russia’s annexation of Crimea is the most dangerous geopolitical event of the post- Cold War era, and perhaps since the Cuban Missile crisis. It can result in only two possible outcomes, either of which will be damaging to European stability in the long-term. Either Russia will quickly prevail and thereby win the right to redraw borders and exercise veto powers over the governments of its neighbouring countries. Or the Western-backed Ukrainian government will fight back and Europe’s second-largest country by area will descend into a Yugoslav-style civil war that will ultimately draw in Poland, NATO and therefore the US.

»No other outcome is possible because it is literally inconceivable that Putin will ever withdraw from Crimea. To give up Crimea now would mean the end of Putin’s presidency, since the Russian public, not to mention the military and security apparatus, believe almost unanimously that Crimea still belongs to Russia..... [...] Under these circumstances, the idea that Putin would respond to Western diplomatic or economic sanctions, no matter how stringent, by giving up his newly gained territory is pure wishful thinking. Putin’s decision to back himself into this corner has been derided by the Western media as a strategic blunder but it is actually a text book example of realpolitik. Putin has created a situation where the West’s only alternative to acquiescing in the Russian takeover of Crimea is all-out war.»

Nous avons souligné nous-même de gras le passage qui nous paraît essentiel. Il inscrit Poutine dans une doctrine qu’on pourrait nommer symboliquement “doctrine Cortez”, par référence au conquistador espagnol qui fit brûler ses bateaux une fois débarqué en Amérique pour s’empêcher lui-même toute possibilité de recul dans l’entreprise qu’il avait lancée. Ce geste radical n’est pas un signe de déséquilibre mental mais l’acte à la fois concret et symbolique d’une détermination sans faille, sans retour... L’idée est donc que Poutine s’est lui-même mis dans une position où il ne peut pas reculer, pour placer le bloc BAO devant l’alternative : céder ou développer très rapidement les conditions d’une guerre dont les dimensions ne peuvent être mesurées, et qui contient le potentiel des affrontements les plus décisifs et les plus catastrophiques.

Sur les causes conjoncturelles de cette évolution de Poutine, on ajoutera à tous les aspects structurels fondamentaux des précisions sur les événements des 20-22 février à Kiev, et même un peu avant le 20 février, montrant combien les Russes peuvent s’estimer absolument trompés par le bloc BAO, et donc désormais sans espoir d’arriver à composition d’une façon équilibrée avec le bloc. C’est Dimitri Trenine, du Carnegie Moscow Centre, qui apporte des précisions intéressantes à cet égard dans le Guardian du 2 mars 2014. L’article est intéressant parce que le groupe Carnegie n’est pas particulièrement pro-Poutine, il s’en faut de beaucoup ; pourtant, il fournit bien des arguments aux Russes pour justifier leur réaction, tant en Ukraine que vis-à-vis du bloc BAO, en raison des tromperies dont ils ont été les victimes directes et indirectes... Il faut noter, dans l’extrait ci-dessous, ce que Trenine dit sans s'en expliquer du rôle étrange de Ianoukovitch, qui a complètement pris les Russes par surprise, – cela, sans supputations de notre part sinon le constat de la complexité de la situation et des relations qu’on en fait.

«Over the last 10 days, Moscow has been unpleasantly surprised several times. First, when Ukraine's then president, Viktor Yanukovych, halted an operation which would have cleared his opponents from the positions they occupied in central Kiev. Given the clear order, the Berkut riot police were closing in on the Maidan – the protest movement, named after Kiev's Independence Square, whose leaders were desperately calling for a truce, – but suddenly the Berkut advance was stopped. Instead, Yanukovych invited the opposition for negotiations. The second surprise came when the negotiations turned into talks about Yanukovych's concessions, with the participation of three European Union foreign ministers.

»The agreement, signed on 21 February, was a delayed capitulation by Yanukovych – who had been seen triumphant only a couple of days earlier. An even bigger surprise was the rejection of these capitulation terms by the radicals, and the opposition supporting Yanukovych's immediate resignation. Finally, the German, Polish and French governments, who had just witnessed the Kiev accord, raised no objection to the just-signed agreement being scrapped within hours. Russia, whose representative had been invited to witness the signing of the 21 February document, but who wisely refused to co-sign it, was incensed. What Moscow saw on 21-22 February was a coup d'état in Kiev. This development led to a fundamental reassessment of Russian policy in Ukraine, and vis-à-vis the West.»

Trenine termine son article par des appréciations très fermes sur la détermination de la Russie et des prévisions fort pessimistes, où la perspective de la guerre a très largement sa place ...

• «In Moscow, there is a growing fatigue with the west, with the EU and the United States. [...] The Kremlin is yet again convinced of the truth of the famous maxim of Alexander III, that Russia has only two friends in the world, its army and its navy. Both now defend its interests in Crimea.»

• «Even if there is no war, the Crimea crisis is likely to alter fundamentally relations between Russia and the west and lead to changes in the global power balance, with Russia now in open competition with the United States and the European Union in the new eastern Europe. If this happens, a second round of the cold war may ensue as a punishment for leaving many issues unsolved... [...] Russia will no doubt pay a high price for its apparent decision to “defend its own” and “put things right”, but others will have to pay their share, too.»

Cette perspective de la guerre, –avec la question de savoir “quelle guerre”, – est aussi largement présente chez “Saker”, dont l’excellent blog nous a été signalé ce 3 mars 2014 par notre lecteur Joel im. En plus de l’article que signale Joel im, il y a, sur ce site, celui du 1er mars 2014, avec ce titre «Obama just made things much, much worse in the Ukraine - now Russia is ready for war». Le dernier paragraphe de l’article résume le propos

«The leaders of the USA and the EU have to now understand that they are playing with fire and that this is not a “Ukrainian” problem: now they themselves are at risk of ending up in a war against Russia, possibly a nuclear one. And even if they never admit to that publicly, they need to at least have to courage to admit to themselves that they themselves created that situation and that the responsibility for it is fully theirs.»

Une autre publication à suivre sur l’internet, c’est le site DEBKAFiles que nous connaissons bien, et avec les réserves qu’on connaît. Sur un terme déjà fourni (quatre articles depuis le 22 février), DEBKAFiles se montre bien informé et sa tendance est loin, très loin d’être défavorable aux Russes, ne serait-ce qu’à cause de l’appréciation méprisante qu’il a pour la politique et le comportement du bloc BAO, et particulièrement d’Obama et des USA. Dans son dernier article, du 3 mars 2014, DEBKAFiles se concentre sur ce qu’il juge être des négociations en cours sur la possibilité d'un arrangement, entre l’Allemagne et la Russie, l’Allemagne servant de factotum des USA. Au passage il montre un scepticisme appuyé quant à la phrase que Merkel aurait dite à Obama à propos de Poutine et qui a été largement répandue dans la presse-Système, et goûtée longuement comme une friandise apaisante par le parti des salonards à Paris (même de Caunes, du Grand Journal, était au courant, c’est dire), – tant cette phrase paraîtrait si rassurante pour la psychologie-Système, – de croire, au moins un instant avant de passer aux sujets plus fun, que Poutine est non seulement monstrueux mais en plus qu’il est fou et qu’il vit dans une narrative tandis qu’à Paris on est sérieux... (Quoique, nous fait remarquer un ami, la phrase «[Putin] lives in another world» pourrait se comprendre à l’inverse : Poutine ne vit pas dans notre monde de narrative, il vit, lui, dans la vérité du monde...)

«Our sources were unable to confirm that Merkel ever said to President Barack Obama when she reported on the conversation in reference to Putin that “she was not sure he was in touch with reality. He lives in another world.”»

Si DEBKAFiles insiste sur les négociations mentionnées ci-dessus comme une possible sortie de crise, il n’en mentionne pas moins au terme de son récit les conditions posées par Poutine, et sa fermeté sans faille à cet égard. «It was evident from these words and deeds that Moscow finds the interim government in Kiev unacceptable for Moscow and will make every effort to remove it.

»US Secretary of State John Kerry is scheduled to pay a visit to Kiev Tuesday, March 4. He follows British Secretary of State William Hague who paid homage to the former protesters in the Ukraine Monday. “Russia has created a tens and dangerous situation, Hague said, calling it “the biggest European crisis in the 21st century.” Such declarations are unlikely to put Putin off his course, but there is little more that the West can do to turn the clock back to a more advantageous moment in the Kiev fracas.»

Poursuivant sur la question des négociations, et des exigences de Poutine qui sont du genre sine qua non, une chose apparaît évidente même si l’on accepte la perspective de la possibilité d’un accord : toutes les conditions nécessaires à cet accord, concernant le comportement de la direction en place à Kiev et le désordre dans la partie antirusse du pays sont sans aucun doute largement au-delà des capacités de contrôle du bloc BAO. Personne n’est aujourd’hui capable de restaurer l’ordre et de réguler le comportement de Kiev et du reste exigés par Moscou, – sans compter les garanties que les Russes exigeraient également pour tout engagement, à la lumière de l’expérience qu’ils ont vécue autour de l’“accord” du 20-21 février, et de son traitement type-“chiffon de papier”.

Cela nous ramène aux hypothèses maximalistes évoquées plus haut, qui nous semblent plus que jamais les plus crédibles. La résolution de la Russie est pour nous un facteur fondamental sinon le facteur fondamental dont tout dépend, comme il était déjà évoqué dans notre texte du 3 mars 2014, concernant ce que nous désignions comme “les méditations de Poutine”. C’est l’idée, d’ailleurs suggérée par Trenine, que la Russie en a assez du bloc BAO et de ses folies irresponsables, et ne le considère plus comme un interlocuteur fiable mais comme une nuisance qu'il faut placer devant ses responsabilités.

On voit que même l’hypothèse catastrophique d’un affrontement nucléaire est évoquée par Saker...ending up in a war against Russia, possibly a nuclear one»). Les conditions stratégiques et psychologiques existent d’ores et déjà pour cela, avec l’incompréhension, les appréciations méprisantes, les déséquilibres divers, les illusions sur les forces disponibles, la présence de nombreuses forces incontrôlées et même autonomes poursuivant un but de désordre, l’absence de légitimité et d’autorité, tout cela ici et/ou là selon les situations, etc.

Mais nous insistons dans le même texte sur l’hypothèse d’un “choc psychologique” de la possibilité d’un affrontement nucléaire, qui pourrait déclencher une brutale dynamique déstabilisatrice du Système, entraînant à son tour une accélération exponentielle du processus d’effondrement modifiant radicalement la situation du monde, – et, par conséquent, les conditions de l’affrontement, y compris la perspective catastrophique du nucléaire qui serait ainsi écartée par des événements extraordinaires. Dans les textes divers cités, on distingue également la question de la fragilité du système financier à cet égard, dont on voit déjà les premiers signes avec les fluctuations des bourses depuis l’aggravation de la situation ukrainienne ; on imagine ce qui pourrait se passer de ce côté si, par exemple, au terme d’une ou deux semaines de tension en augmentation comme nous connaissons actuellement, Poutine annonçait qu'il met les forces nucléaires stratégiques russes en alerte (c’est peut-être déjà fait mais ce qui compte dans cette sorte de situation, c’est bien entendu ce qu’on nomme l’“effet d’annonce”). John Mauldin (pourtant en général d’un optimisme bien américaniste quant à la situation des USA), cité au début de ce texte, observe :

«This is going to be a very interesting period of time and potentially quite dangerous. Very few people saw US market vulnerabilities in early 1998 coming from outside the US. As I said in my 2014 forecast, the United States should be all right until there is a shock to the system. We have to be aware of what can cause shocks...»

La crise ukrainienne est absolument de la catégorie de la “crise haute”, et sans doute plus qu’aucune autre à cause de la progression, du renforcement et de la pression en augmentation de l’infrastructure crisique qui détermine la situation du monde. La crise ukrainienne, outre d’être ce qu’elle est, est directement connectée à diverses autres crises latentes qui peuvent se réveiller très rapidement en autant de crises actives à la façon d’autant de volcans, – parlons alors d’“éruptions crisiques”, – et cela avec la possibilité d’aller très rapidement, – tout est nécessairement très rapide, sans le moindre contrôle humain, – jusqu’au processus final de la phase ultime de la crise d’effondrement du Système. C’est à la fois la gravité terrifiante et la possibilité inespérée qui caractérisent le potentiel de la crise ukrainienne. Il s’agit bien de la première occurrence où, vraiment, tout est possible, – y compris la catastrophe régénératrice que serait l’effondrement du Système, – et, en ce sens, la possibilité d'un événement sans précédent dont la prospective est complètement, absolument, une terra incognita.

 

Mis en ligne le 4 mars 2014 à 11H51