Prisonniers de la guerre (et du système)

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Plus personne n’hésite à qualifier Bob Woodward, du Washington Post et du Watergate réunis, d’“historien officiel” de la Maison-Blanche, quel que soit le président et le parti. Homme de piètre qualité morale, totalement acquis au système, mais avec les excellentes qualités techniques du bon professionnel, couvert d’or pour ses succès de librairie, Woodward s’est donc exécuté pour la première péripétie majeure de l’administration Obama, dans son livre intitulé sans grande originalité mais d'une façon elliptique Obama’s War. Rupert Cornwell, dans The Independent, en fait un excellent rapport ce 23 septembre 2010. Il nous indique les principales “révélations” de Woodward, excellemment servi par ses nombreuses sources officielles, y compris celles qui veulent faire savoir certaines choses sans être nécessairement identifiées. En effet, Woodward sert également, souvent, de “courroie de transmission” pour les gens du pouvoir (quel que soit l’aile du “parti unique” concernée).

Cornwell observe qu’il y a, justement, peu de révélations explosives dans le livre, dont le titre fait allusion aux guerres internes de l’équipe présidentielles à propos de l’Afghanistan et des quatre mois (août-novembre 2009) qui aboutirent aux décisions de poursuites de la guerre dans des conditions bureaucratiques chaotiques. Certes, il y est fait mention de l’équipe de “3.000 assassins” (l’expression dit tout) que la CIA entretient pour le contre-terrorisme, et du jugement “médical” porté par la même CIA sur Karzaï (maniaco-dépressif) qui ressemble au diagnostic d’un docteur lui-même en traitement pour la même affection, – donc excellent connaisseur en ce sens, mais sans doute avec l'équilibre du jugement compromis. On suivra sans aucun doute Cornwell lorsqu’il détaille essentiellement les tourments d’Obama, sa frustration, finalement son échec à imposer sa volonté de disposer, essentiellement du Pentagone, des options diverses, notamment d’une “stratégie de sortie” de la guerre.

«President Obama fought hard but in vain to force the Pentagon to come up with an exit strategy for the deepening war in Afghanistan – his difficulties compounded by fierce disputes within his national security team and the need to deal with an Afghan leader they trusted little and who, according to US intelligence, was a manic depressive. […]

»What emerges is a President desperate not to be trapped in a war without end – a cool, rational and analytical man faced with a choice between bad options. "I'm not doing 10 years; I'm not doing nation building; I'm not spending a trillion dollars," Mr Obama is quoted as saying to Robert Gates, the Defence Secretary, and the Secretary of State Hillary Clinton, during one key meeting in October 2009. […]

»Nonetheless, the appearance now of Obama's Wars, and its detailing of bitter arguments at the summit of US government, will not do Mr Obama and his Democratic Party any good less than six weeks before the midterm elections.

»If anything, it can only further weaken public support for an unpopular and ever deadlier war – and for a strategy that, according to the Woodward account, even close advisers like Richard Holbrooke, the President's special envoy for Afghanistan and Pakistan, and Lt- Gen Douglas E Lute, the President's Afghanistan adviser, doubt will work. […]

»Meanwhile, confusion reigns over Mr Obama's plan for a start in the drawdown of US troops by July 2011. Some officials have publicly stated the date is a mere target and any force reduction will be purely symbolic, but the President himself is quoted as insisting on a firm timetable, because “I can't lose the whole Democratic Party”.

»Mr Biden, rarely one to mince words, described the hard-charging Mr Holbrooke as “the most egotistical bastard I've ever met”, while several administration officials expressed scorn for General James Jones, the national security adviser – who reputedly referred in turn to some of Mr Obama's political aides as “the water bugs” or “the Politburo”. […]

»But most poignant is Mr Obama's quest for a way out of what has become one of America's longest wars. “I want an exit strategy,” he is said to have implored at one meeting. But the Pentagon never produced one. Fearful of continuing attempts by the military to expand the mission, Mr Obama eventually personally dictated a six-page “terms sheet” setting out precisely what the military could and could not do. A copy of the document is printed in the book.»

Notre commentaire

@PAYANT Les détails abondent, comme Cornwell nous le fait sentir, et des détails qui vont tous dans le sens d’une confirmation du double constat, dont le premier est qu’il s’agit d’une direction politique absolument atomisée, laissée aux tensions internes et aux querelles de personnes parce que personne n’est capable d’imposer une ligne de conduite, et certainement pas le président à qui revient cette tâche. Faut-il le blâmer ? A ce stade, sans doute pas, car le président se trouve, – c’est le deuxième point évident, le deuxième constat, – dans une situation où le système a pris absolument le contrôle de l’analyse stratégique et du processus de décision. Cela était le cas avant qu’Obama n’arrive pas au pouvoir, et n’avoir pas compris qu’il s’agissait du principal problème auquel il fallait s’attaquer en priorité, même par des moyens violents à la limite de ses prérogatives constitutionnels, représente sa faute majeure, la faute originelle qui a compromis définitivement son mandat à son début.

Nous ne parlons certainement pas d’un “complot” du Pentagone et d’un président “marionnette” de forces obscures et conscientes de leur action, mais bien d’une dynamique mécanique totalement irrésistible, engendré pas ce “système de la matière déchaînée” que nous ne cessons de décrire (voir notamment notre ouvrage La grâce de l’Histoire) ; ce système général fait du système du technologisme et du système de communication et exprimé dans ce cas par la poussée effectivement irrésistible de la mécanique de la bureaucratie du Pentagone que Rumsfeld dénonçait le 10 septembre 2001. Comme le disait Rumsfeld, il ne s’agit pas des êtres humains, des bureaucrates eux-mêmes, encore moins d’une sorte de “direction” qui aurait un “plan” selon l’acception humaine du terme, mais bien d’un processus mécanique qui les domine tous et limite les possibilités de changement à la seule possibilité d’un éclat, d’un “coup d’Etat” intérieur que seul le président, en l’occurrence, pourrait conduire, arguant de son autorité et cherchant à l’imposer “par l’extérieur”, hors du processus bureaucratique auquel il est soumis, sinon enchaîné (l’option “American Gorbatchev”).

Le livre de Woodward nous montre, ou plutôt nous confirme cette situation, par rapport à ce qui nous est souvent apparu. Il nous confirme…

• …Qu’Obama a désespérément lutté pour obtenir rationnellement une palette d’options claires, y compris cette fameuse “stratégie de sortie”. La méthode choisie par lui était évidemment vouée à l’échec puisque Obama utilise la raison pour lutter contre un système auquel la raison humaine, justement, est complètement soumise, renvoyant à la subversion profonde à laquelle elle a succombé. La faute cardinale d’Obama, nous dirions la “faiblesse psychologique” d’une intelligence brillante qui croit un peu trop à elle-même, est d’avoir cru que, justement, la raison humaine imposerait sa logique, sans réaliser qu’il utilise un outil que le système manipule depuis longtemps à son avantage. De ce point de vue, et tant qu’il suivra cette “méthode” (en fait, une non-méthode), Obama ne fera qu’accentuer l’emprisonnement où il se trouve, – mais le suggestion qu'il existe une possibilité qu'il change est sans doute déplacée et l’on voit mal désormais qu’il puisse jamais en changer. Obama n’est pas une marionnette sinon par capitulation inconsciente, il est plutôt un homme qui manque d’intuition, qui est aveuglé par ses propres qualités intellectuelles, il est prisonnier de lui-même en ignorant que l’exceptionnelle situation présente requiert évidemment de dépasser une raison et une intelligence qui sont totalement subverties par le système. A ce point rien n’est possible qu’il puisse faire, et l’on craint fort que rien ne change si lui-même ne change pas, et que la marche vers la catastrophe (pour l’Afghanistan et pour le reste) se poursuive sans désemparer. (Vraiment, l’option “American Gorbatchev ne semble plus être qu’un pauvre souvenir, avec tous les regrets divers que certains pourraient entretenir… Mais le sentiment doit être nuancé par la notion de l’intérêt tactique en l’occurrence, au service de la stratégie de résistance au système et de destruction de ce système. L’échec d’Obama à cet égard est aussi un accélérateur indirect de cet effondrement du système, en privant ce système d’une chance que l’un des hommes censés assurer sa gestion et son opérationalité aurait pu lancer une tentative de réforme radicale.)

• …Woodward nous confirme qu’autour d’Obama, c’est l’irresponsabilité complète, la foire aux vanités dansée sur le mode du conformisme et des intérêts particuliers qui n’ont aucun rapport direct avec le sujet, avec la politique en général. Personne ne croit vraiment que cette guerre puisse être gagnée mais tout le monde continue à agir pour sa poursuite, selon ses propres conceptions et pour ses intérêts autant que pour sa propre vanité. Nul n’a conscience, là aussi, encore moins qu’Obama bien sûr, d’être emporté par un système d’une puissance supérieure, – et, à la limite, tout le monde s’en fout… L’entourage d’Obama est décrit comme un “Politburo” par le général Jones, impliquant effectivement que chacun ne cherche qu’à renforcer sa position auprès du président tout en suivant “les consignes du Parti” (du système mécaniste de la matière déchaînée). Holbrooke, l’ambassadeur spécial pour l’Afghanistan et le Pakistan, se confirme comme cet homme insupportable de suffisance et de brutalité que tout le monde connaît bien depuis la signature de l’accord de Dayton sur la Bosnie, en 1995. Rien de nouveau sous le soleil pour ce personnage, sinon une aggravation irrésistible des choses.

D’après les éléments que nous communique Cornwell, Obama’s Wars est une description passionnante de la crise centrale du système, – paradoxalement sous la pression constante de ce système, qui s’avère indirectement suicidaire dans ce cas, confirmant sa tendance générale, – qui est la crise de l’emprisonnement, de l’impuissance et de l’aveuglement des directions politiques, avec la perte totale des priorités impératives qui vont avec (ce qu’on nommerait dans d’autres cas “intérêt du bien public”, mais expression sans signification pour le système de l’américanisme). De ce point de vue, le processus d’effondrement du système, dans le chef de la décadence accélérée de l’outil essentiel de ce système qu’est la direction politique, est patent. Qu’on compare ce que Woodward décrit avec ce qu’on connaît en abondance, d’une façon extrêmement précise, du comportement exceptionnellement fécond de la direction politique US durant la crise de Cuba en octobre 1962, autour du président Kennedy, et l’on a une mesure de cette décadence vers l’impuissance, la paralysie et l’aveuglement. La question n’est nullement ici de signaler des manigances, des manœuvres, de disserter autour des vertus ou pas de ces hommes, mais de constater l’extraordinaire prépondérance qu’a acquis ce système automatique et mécaniste sur les hommes, qui ne sont plus que des pantins désarticulés, des personnage “maistriens ” sans la moindre influence sur les événements. Cette guerre, que tout le monde juge au fond stupide et sans aucun espoir d’une victoire, est donc poursuivie parce que la dynamique puissante du système le veut ainsi. Même un Robert Gates doit penser ainsi (guerre sans espoir), même lui, bien entendu, est totalement prisonnier du processus bureaucratique dont il lui arrive parfois, dans des moments de lucidité vite réprimés, de proclamer que la tâche essentielle est de le vaincre pour en reprendre le contrôle. A lire ces impressions et extraits du bouquin de Woodward, qui s’annonce aussi clair que de l’eau de roche sans que lui-même s’en avise, on ne fait que lire une phase particulièrement marquante de l’agonie brutale des derniers espoirs d’influence des hommes du système, en général mis en place pour assurer la gestion du système à l’avantage de celui-ci et qui sont interdits de le faire par la pression brutale et sans compromis de ce même système qui suscite tout ce qu’il y a de plus bas chez les hommes qui doivent le servir.


Mis en ligne le 24 septembre 2010 à 06H16