Quatrième Partie: Le pont de la communication

La grâce de l'histoire

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 1990

La grâce de l’Histoire

Le texte ci-dessous est la Quatrième Partie de l’essai métahistorique de Philippe Grasset La grâce de l’Histoire, dont la publication sur dedefensa.org a commencé le 18 décembre 2009 (Introduction : «La souffrance du monde»), pour se poursuivre le 25 janvier 2010 (Première Partie : «De Iéna à Verdun»), le 3 avril 2010 (Deuxième Partie : «Le “rêve américain” et vice-versa») et le 16 mai 2010 («Du rêve américain à l’American Dream»). [Ce texte est accessible dans son entièreté. Une version en pdf est accessible seulement aux personnes ayant souscrit à l'achat de La Grâce de l'Histoire. Après avoir réalisé les formalités de souscription, vous verrez apparaître au-dessus de ce texte l’option d’activation de la version en pdf.]


Le pont de la communication

Durant la même période qui nous intéresse (les années 1919-1933, – mais les années 1920 précisément), un phénomène nouveau et qu’on doit juger rétrospectivement comme d’une importance considérable, se développa, principalement et d’abord aux USA. Nommons-le du nom générique qu’on emploie souvent aujourd’hui, qui est celui de “phénomène de la communication”, – nous parlons de “la communication” comme de quelque chose qui englobe “les communications”, celles-ci comme on parle “des technologies”, comme on parlerait d’un ensemble de facteurs utilisant des moyens de véhiculer à la fois des paroles et des images, de façon à les donner à entendre ou à les représenter à distance, sans la nécessaire présence de la source créatrice et émettrice de la chose. Il y a une connexion, un parallèle avec le phénomène “des technologies”, je parlerais même d’une complicité, allant au-delà dans le sens et dans l’intention. (D’une façon convenu et générale, je caractériserais ainsi le système qui constitue aujourd’hui l’armature, le moteur, l’inspirateur et le moteur de notre civilisation, notamment et d’une façon extrêmement caractéristique avec la crise fondamentale qu’il en engendrée, d’un système composé lui-même deux sous-systèmes si l’on veut, mais chacun avec toutes les caractéristiques d’un système complet : le “système de la communication” et le “système du technologisme”. Le second sera considéré dans la Partie suivante, qui est “la transversale du technologisme”.)

Les images et les paroles qui vont fournir le contenu des “communications” bénéficient effectivement dans cette période historique, surtout des années 1920, de l’apparition de diverses technologies qu’on qualifierait de véhiculaires, par considération pour le rôle qu’elles jouèrent dans l’expansion du phénomène, dans la création des “communications” dans la période. Il faut observer qu’il n’y a là aucun apport de substance intellectuelle, d’entendement supplémentaire, dans tous les cas dans la façon dont nous abordons le problème. C’est un apport de puissance, de bruits et de représentations sonores, bientôt imagées, qui créent un univers de mouvement sensoriel dont l’effet est à la fois puissamment symbolique et implique une très forte incitation à la représentation personnelle du monde, selon ses pulsions et ses tendances psychologiques, par chaque individu qui est plongé dans cet ensemble sensoriel, mais évidemment, – espère-t-on, cela va sans dire, – dans un sens favorable au système qui en est le géniteur.

Cela se passe principalement aux USA. Nous nous gardons de nous attacher à la chronologie, éventuellement à l’invention et au développement expérimental de la chose, à la gloire ou à la récrimination du progrès. Nous parlons moins des pionniers que des marchands et des hommes chargés de l’exploitation du marché (marketing), toute cette population laborieuse et “standard” fonctionnant au cœur d’un système, conformément à ses règles, instinctivement inclinée et psychologiquement préparée à le servir. Nous parlons de ce phénomène comme de quelque chose qui va modifier nos rapports sociaux, nos mœurs et, plus décisivement quoique secrètement, nos psychologies ; et ce constat valant pour l’Amérique et pour “le reste du monde”, c’est-à-dire le monde divisé en deux branches, USA et le reste, dans un élan parallèle, aveugle, obstiné, comptable, dans un élan absolument déterminé, et, en ce sens, je dirais, sollicité par l’extrême proximité des mots, cet élan paraissant d’une nature conduite par une sorte de déterminisme, dans un sens idéologique. Pour accomplir cette tâche, on comprend que la diffusion doit être le trait nécessaire de son activité. Le mouvement est le caractère complémentaire fondamental du phénomène de la communication, le mouvement sous toutes ses formes et par tous les moyens. On voit que ce que nous désignons sous le terme de “la communication”, s’il implique bien entendu “les communications”, englobe bien d’autres choses, aussi bien les effets sur la vie sociale et sur les psychologies, les communautés et l’idéologie qui suscitent ces effets, le mouvement dont tout cela est animé.

Les années 1920, donc… Tandis que la France monte le procès de l’américanisme, les USA swinguent. Les Français appellent les années 1920, “les années folles”, les Américains, “the roaring twenties”, – cela se traduit par “les années rugissantes”, ou bien, si l’on a le pied marin, “les vingtièmes rugissantes”. Contrairement à ce que l’on croirait à la première appréciation, cette agitation fébrile n’est pas simple caprice d’amusement ni conformation exacerbée de la psychologie, ou pas seulement. Si l’on accepte une interprétation collective de la période, on parlerait d’un dessein avec une dimension de la sorte d’une organisation immanente, peut-être même, cela pour les esprits organisés, quelque chose comme un “plan” où un esprit surhumain organisateur aurait sa part. Restons-en au dessein et laissons l’enquête sur l’organisation.

Pour rendre compte du phénomène dans la dimension que nous lui devinons et à laquelle nous tenons à nous attacher, et, dans cette dimension générale, nous attachant à sa dynamique surtout, à sa vie propre qu’il se serait créée en un sens, il importe de le percevoir bien au-delà des données habituelles. Un grand effort de création intuitive est nécessaire, pour transformer décisivement l’objet de notre appréciation pour, à partir de sa substance initiale, parvenir à décrire la création substantielle qu’il a lui-même réalisée. Le phénomène de la communication ne peut être réduit, dans cette instance, à l’une ou l’autre de ses activités habituelles, – la radiophonie à cette époque, le cinématographe, la publicité (la “réclame”), la politique devenue communication médiatique, etc. – ou aux unes et aux autres simplement empilées. Il s’agit d’embrasser la perspective de quelque chose de nouveau pour notre esprit, d’original, qui est créé par le phénomène de la communication et toutes ses activités, y compris certaines que nous serions réticents à accepter, certaines qui nous seraient tout simplement dissimulées ; mais qui, sans aucun doute, ce “quelque chose de nouveau”, n’en est pas le simple empilement, la seule addition, qui, dans le fait même de l’addition et de l’empilement, offre une création inédite, un phénomène nouveau. C’est évidemment ce qu’il nous importe de retrouver.

Pour renforcer ce même propos, il importe d’ores et déjà, – nous y reviendrons plus loin, plus en détails, selon les nécessités de notre récit chronologique, – de signaler la différence de nature entre la communication comme moyen en effet nouveau de relier entre eux les hommes et les systèmes, évolution magistrale qui a fondamentalement changé nos sociétés, d'une part, et l'emballement du modèle de communication auquel nous assistons depuis dix ou quinze ans, d’autre part. Le premier cas – la première étape – conduit à des comparaisons entre ce que pouvaient échanger et comment ils procédaient à cet échange, les habitants de la Vallée du Nil il y a 4.000 ans, par comparaison avec les moyens de communication modernes qui se sont développés très rapidement depuis le début du XXème siècle. On parle là de progrès spectaculaires beaucoup plus significatifs en un siècle qu'en quatre millénaires, mais dont on pourrait comprendre encore la parenté dans le cours et la vitesse des mutations sociales, avec les moyens que se donnent ces mutations. Mais il y a une autre perspective. Ce dont nous parlons dans le second cas, c'est d'une mutation brutale du comportement, liée à bien autre chose qu'à un empilement de techniques nouvelles de communication. Le fait de la communication a conquis en peu de temps une autonomie par rapport à ce qui doit être transmis, au profit d'une rupture de la logique sémantique et sémiotique. La communication devient un tout englobant, doté de ses lois propres, lois aussi complexes et polyvalentes que celles qui régissent une société dans son entièreté, l'ensemble produit ressemblant en tous points à une nouvelle civilisation, totalement adossée à la communication devenue force vive, constitutive de ses us et coutumes, de sa mentalité et ses ambitions. C'est bien d'une rupture qu'il s'agit, qu’on peut juger aussi grande entre les premières radios, voire les premières télévisions et les premiers ordinateurs et notre aujourd'hui, que la rupture des modes de communication des civilisations antiques jusqu’à leurs plus extrêmes progénitures et nos outils primitifs de notre époque de la communication.

Bien entendu, à la lumière de ces observations, les USA apparaissent encore plus comme le champ idéal et inévitable à la fois de notre investigation. En observant et en observant encore la période considérée des années 1920, des roaring twenties, en revenant chaque fois à son rythme, à son swing, nous sommes vite conduits à nous interroger. Ces caractères, rythme et swing, et le reste, sont ceux de la communication, autant dans son fonctionnement que dans les choses qu’elle transmet. On le comprend et cela nous paraît aussitôt logique, il s’agit du temps de l’éclosion de la communication, de la “diffusion” (commerciale, psychologique) de la chose, de la création par cette société du phénomène de la communication, avec tous ses aspects en immédiate accessibilité ou en devenir évident ; mais c’en est à un point, dans l’osmose entre les deux, entre la communication et les choses qu’elle transmet, où les caractères communs sont d’abord ceux, intrinsèquement, de la communication, qu’on est conduit à s’interroger sur le sens du phénomène ; enfin, se dit-on, au contraire de l’idée de cette société des roaring twenties enfantant le phénomène de la communication, n’est-ce pas l’inverse qui se produit ? Inspirée par l’intuition et une fois investie par cette perception, l’interprétation devient péremptoire, elle fait peser sur votre esprit la douce tyrannie de l’évidence, de la force, de la cohérence, du sens éclairé par l’élan de la chose. Cette société des roaring twenties n’a pas enfanté la communication, elle en est au contraire sa créature, sa chose.

Il devient aussitôt évident que ce phénomène, aussitôt découvert, proclame lui-même qu’il a un sens. L’époque va en être absolument transformée, enlevée, et les roaring twenties deviendraient alors une sorte de “sas” vers le Paradis, ou de parcours initiatique en vérité. Il s’agit d’un phénomène à l’échelle d’un continent, une sorte d’exercice de lévitation intellectuelle de l’esprit. La chose m’a toujours frappé, fasciné en vérité, – déjà ce mot, sur quoi on reviendra, – dans toutes mes pérégrinations de la connaissance sur les terres historiques qui avoisinent la Grande Dépression. Ainsi, je veux dire par la force de ce sentiment, suis-je conduit à écrire (en juillet 2006, mais qu’importe la date) :

« Il y a comme un engourdissement de l’esprit dans un état d’ébahissement et de fièvre irrésistible, suscité par le rythme des choses, la vitesse, l’envolée, la fortune, l’argent qui circule, le crédit qui marche, le commentaire même de toute cette activité ; la description économique et technologique du phénomène est trompeuse ; c’est de l’esprit, donc de la psychologie qu’il faut parler. Les gens semblent croire que plus rien des habituelles lois humaines, pour ne rien dire des lois historiques, n’arrêtera l’ascension vers le Paradis de la chose devenue soudain collective. Nous sommes dans le langage de la mystique et de la magie. A l’été 1929, cet état d’âme était proche de l’extase. L’astrologue Evangeline Adams, interrogée par WJZ Radio sur les perspectives de la bourse, avait prédit aux Américains : “The Dow Jones could climb to Heaven.” L’inauguration du président Hoover (en mars 1929), avait été une cérémonie décrite par l’écrivain Anne O’Hare McCormick, de cette façon : “We were in a mood for magic…the whole country was a vast, expectant gallery, its eyes focused on Washington. We had summoned a grat engineer to solve our problem for us ; now we sat back confortably and confidently to watch the problems being solved...” Hoover annonça, lors de son discours, rien de moins que la fin de la pauvreté du monde: “We in America today are nearer to the final triumph over poverty than ever before in the history of any land... We shall soon with the help of God be in sight of the day when poverty will be banished from this earth.” »

Un tel état de béatification de l’esprit ne peut rester sans aucun sens, je répète le mot, pour l’appréciation que nous en avons. Pour dompter le chaos de la première perception qu’on en a, il faut en réaliser un sens ; il faut partir à la recherche d’un sens, n’importe lequel, toutes affaires cessantes, et nous rencontrons alors une bien étrange conjonction ; car, en cherchant un sens à ce phénomène spirituel de lévitation artificielle de l’esprit, c’est le phénomène de la communication que nous allons trouver, qui est par substance un véhicule qui n’a pas de sens en lui-même ; car nous avons déterminé que la communication, plus qu’être l’outil d’une époque, en est l’inspiratrice, la matrice en vérité. Nous sommes devant un phénomène où une technique qui est éventuellement un outil donné pour fabriquer un sens, en général le plus médiocre d’ailleurs, et qui ne peut donc avoir un sens elle-même, est pourtant la matrice elle-même du sens d’une époque.


…Car il n’y a de meilleure voie, pour trouver le sens de la chose, que d’en explorer l’esprit qui l’accouche, la justifie, la suit et la nourrit. L’esprit qui règne dans ces années-là, qui imprègne toutes les démarches, tous les élans et les innovations, apparaîtra aisément, dans sa grossière puissance, dans son impudente ambition, dans sa certitude imprescriptible, dans cette citation que nous faisons ci-dessous, que nous voulons si longue à dessein. Nous cédons la plume à un auteur américain – que dire pour être plus juste et mieux suggérer notre intention – un auteur absolument américaniste. Nous citons à la barre des témoins Ludwell Dunny, auteur de We fight for Oil, en 1928, et de America Conquers Britain, – A record of Economic War, en 1930, tous deux publiés chez le fameux éditeur Alfred A. Kopf ; écoutez le swing, le beat de Ludwell Dunny et des citations qu’il fait, au rythme des machines à sous, des soda fountains, des films de Douglas Fairbanks et de Rudolf Valentino, du «joyeux carillon des caisses automatiques américaines», et ainsi de suite, comme un manège qui tourne et prend vos sens par leur accès le plus mou, comme un kaléidoscope qui enferme vos pauvres yeux éblouis dans un tourbillon de couleurs stupides...

« L'américanisation de l'Europe et du monde avance. Les nations sont fascinées par l'éclat du vainqueur, parfois tout en le détestant.

» Les Américains ne doutent de rien. Ils sont sûrs d'être le peuple élu. Nous appelons notre pays “God’s country”, le pays de Dieu. Les affaires sont pour nous comme une religion dont nos dirigeants sont les prêtres. Ce sont aussi des poètes : citons M. Julius Klein, sous-secrétaire au Commerce :

» “On entend le joyeux carillon des caisses automatiques américaines dans les boutiques de Johannesburg et de Kharbine. Dans la Chine du Sud, les paysans font cuire leur nourriture dans de vieux bidons d'essence américains. Des lames de rasoir américaines grattent le menton de Suédois blonds à Stockholm et de noirs Africains au Soudan.

» “Dans les villes minières du Pérou ou dans les quartiers populeux de Tien-Tsin, des spectateurs enthousiastes vont voir les films américains, avec leurs grands événements, leurs héros suspendus à des falaises, leurs comiques à pantalons larges. On trouve des parfums américains dans les boudoirs de Cuba, des réfrigérateurs américains sous les tropiques...” Jamais un fonctionnaire du Board of Trade Britannique ne s'est élevé à de telles hauteurs lyriques.

» Citons le Bulletin de la Société de Géographie des États-Unis :

» “Tokyo croque des gaufres américaines. Berlin se précipite à sa première ‘soda fountain’. A Moscou, la foule s’assemble autour du premier distributeur d’essence américain sur la place de l'Arbat. Nos automobiles, nos machines à écrire, nos dentistes font des milliers de convertis. Nos disques enseignent la gamme occidentale aux Orientaux. Des milliers de jeunes garçons de toutes races veulent marcher sur les traces de Dempsey et Turney, et commencent par s'acheter des chaussures de gymnastique et des gants de boxe du ‘pays des champions’... Tant que les États-Unis n'étaient que des producteurs de matières premières, le monde suivait son chemin, suivait la mode française pour les robes, les bijoux et les parfums, commerçait selon les méthodes anglaises, et venait en Allemagne chercher la science et la musique. Mais nous avons changé tout cela...

» “Le grand escalier de la maison du premier ministre, à Népal, est orné de distributeurs automatiques américains. Un potentat local de Bornéo possède plusieurs magnifiques voitures américaines, qui ne peuvent circuler que sur une route goudronnée longue d'un mille et demi, construite spécialement dans la jungle...

» “Le jazz américain est en train de chasser Wagner de l'Allemagne. L'architecture américaine surpasse la Grèce antique. Le cocktail américain a conquis les cafés de Paris. Le ‘Nelson’, gloire de la marine anglaise, a une ‘soda-fountain’ américaine, les boxeurs anglais se sont fait naturaliser Américains.”

» Dans son dernier discours au Reichstag, M. Stresemann déclara que “l'Europe est en danger de devenir une colonie des États-Unis, que la chance a plus que nous favorisés”. Il pensait aux emprunts allemands en Amérique, dont le montant est presque égal aux paiements allemands de réparations. Il pensait à la pénétration des industries allemandes par le capital américain. Mais la vraie servitude n'est pas là. Une nation ne devient esclave que si elle le veut. L'Allemagne d'aujourd'hui est à beaucoup d'égards plus américaine que l'Amérique. C'est parce qu'elle accepte sans critique tout ce qui vient d'Amérique qu'elle est notre colonie, ou notre alliée, comme l'espèrent certains. Et l'Angleterre devrait méditer cette évolution.

» Nous avons été une colonie de l'Angleterre. Elle sera bientôt notre colonie. Non pas en nom, mais en fait. Les machines ont fait de l'Angleterre la maîtresse du monde. Nos machines sont meilleures, et nous héritons de cette hégémonie. Il ne nous suffit pas d'être la nation la plus riche du monde. Mais malgré notre génie mécanique, nous sommes incapables de répartir équitablement nos richesses. Au contraire, nous exploitons ceux qui sont moins riches que nous.»

En vérité, le souffle vous en tombe, comme de vulgaires bras. Ne sent-on pas, dans cette citation si diverse, si chamarrée, si aguichante comme un clin d’œil sans fin, avec l’intervention de divers ministres qui paraissent pour l’occasion grimés en poètes publicitaires et hommes-sandwiches, ne sent-on pas ce rythme, ce battement, cette respiration saccadée, ce mouvement comme une forge et comme un piston à la fois, – le beat devenu fondamental et colossal, le beat comme disent les musiciens de jazz et, par conséquent, les beatniks comme Jack Kerouac, ce beat qui n’en est plus dans le cas de notre citation que la lourde et grossière extension ? Ludwell Dunny est de ces esprits féroces, nullement embarrassés de littérature ni de dentelle, qui font tenir leur message, toujours le même au travers des temps historiques différents, en force et sans soucis de nuances ni de camaïeux. L’“esprit” de ces esprits est de type social-darwiniste, “social réaliste”, qu’importe l’étiquette sans nul doute, qui expose l’inéluctabilité de la marche sélective du système et ainsi de suite ; Ludwell Dunny exprime parfaitement l’esprit de son temps, jusqu’à faire penser qu’il pourrait être lui-même cet esprit de son temps, de cette façon qu’il en a la férocité allègre et l’élan roboratif, la conscience la meilleure du monde, la certitude jubilatoire ; il est l’américanisation en marche…

A ce point, nous vient naturellement la décision d’écarter la question des Américains, je veux dire les interrogations sur les comportements, sur les caractères, les vertus et les vices, les responsabilités et les blessures secrètes ; nous écartons la question personnelle de Ludwell Dunny, notamment pour ce qui concerne le jugement moral que d’aucuns seraient tentés de présenter à son encontre ; il n’est dans ce cas, Ludwell Dunny, que l’extension volubile, caustique et assurée, agressive et “abrasive” si l’on peut choisir ce qualificatif utilisé pour l’usage sur les matières, d’une dynamique américaniste qui le dépasse et l’entraîne, et le modèle, et le fait chanter dans les deux sens du verbe placé de cette façon, mais disons “comme un coucou”, comme disait Orson Welles en parlant de la démocratie en Suisse, dans Le troisième homme. Nous atteignons le cœur de notre propos, pour ce cas précisément ; nous retournons l’argument, comme nous l’avons fait plus haut pour la communication en général. C’est la puissance dynamique de l’américanisme, son rythme, son beat si vous voulez, qui donnent à Ludwell Dunny son abattage, cette espèce de force arrogante et presque provocatrice pour affirmer : ”eh oui, nous vous conquerrons de cette façon, sans autre but que la conquête, pour empiler notre puissance, sans nous demander pourquoi, parce que nous sommes ainsi, que cela vous plaise ou non”. Les Américains trouvent dans la puissance de la dynamique de l’américanisme l’argument du sens de leur action, ou plutôt l’argument du sens où le sens est justifié par la forme elle-même, par le mouvement, par le rythme. C’est par cette voie impérative, par la voix de Ludwell Dunny, que nous sommes renvoyés à notre thèse générale selon laquelle le rythme et le mouvement de la communication sont eux-mêmes justification, contenu, sens dans les deux sens, orientation et substance à la fois, de l’américanisme… Pour l’américanisme, la façon d’être qui gouverne l’être, et cet être-là qui crée sa propre essence, comme par capillarité.

Cette osmose ainsi mesurée, dans le sens qu’on dit, l’américanisme incarné dans la communication et la communication enveloppant l’américanisme comme une inspiratrice fondamentale, l’américanisme change de substance par conséquent. Ce fut le cas au long des roaring twenties, comme au terme d’un processus transformationnel qui aurait pris le temps d’une décennie. Il y a dans cette démarche quelque chose qui ressemble à une inspiration, outre l’empire de la nécessité. L’Amérique est un ersatz de nation, c’est-à-dire en vérité une anti-nation caractérisée, dès sa fondation, par la place centrale des communications dans sa structure, son fonctionnement et la perception qu’elle a d’elle-même, et ainsi la fonction centrale que conquiert “la communication” dans la période qu’on décrit n’est-elle pas usurpée. Soudain projetée dans sa maturité et chargée dans le même souffle d’une transcendance, ou d’une apparence de transcendance dans tous les cas, la communication va être l’instrument de sauvegarde de l’économie débridée qui l’a enfantée, et qui, soudain, s’effondre, et qui disparaîtrait dans le Trou Noir de la Grande Dépression si elle, la communication, n’était là pour la retenir au dernier instant de sa vie trépidante devenue chute vertigineuse et barbarie infâme…


FDR, certes, ces trois lettres aussitôt viennent à l’esprit par la voie d’une mémoire vigilante, et d’une mémoire affective également car l’aventure de cet homme bouleverse les sentiments et brise les schémas convenus. Franklin Delano Roosevelt rompt avec cette Amérique plongée dans son dynamisme et dans sa fabrication rythmée de richesses qui caractérisèrent la chevauchée économique et spirituelle des années 1920 ; à aucun moment il ne songe à tenter de rétablir cet ordre ancien qui s’est brisé en étant la cause de sa propre infortune, et surtout pas dans ses aspects psychologiquement aliénants ou idéologiquement militants ; il est tout entier accordé au destin d’une tragédie dont il devine qu’elle transcende toutes les autres logiques. Cet homme a sauvé l’Amérique qui, déjà, vacillait vers la chute sans fin du Trou Noir de l’abîme. Pour cette raison, il exista une très forte affection entre le peuple sauvé et son sauveur, qui se marqua, selon notre curiosité comptable, dans le plébiscite de sa première réélection de 1936.

Pour embrasser la vraie nature de Roosevelt, d’une si extrême grandeur et d’une importance historique considérable, il faut considérer qu’il existe deux événements dans la Grande Dépression, qui se déroulent en parallèle, se chevauchent, s’entremêlent, mais pourtant d’essence si différente. L’un est la crise financière et économique. Pour le domaine US qui nous intéresse essentiellement, qui est le domaine essentiel du rythme, de l’embrasement mécanique, économique et donc psychologique, celui qui influence et entraîne le reste, cette crise est la conséquence d’une décennie où il y a un développement paroxystique des différents éléments d’une économie fondée sur l’artifice, avec le crédit, les communications, l’incitation à la consommation, le tout formant une dynamique également créatrice de “bulles” qui sont autant de concentrations pseudo-économiques et financières échappant aux lois de la réalité et promises à l’éclatement. Le facteur psychologique, activé par une sorte inédite de méta-propagande, par ce qu’ils nomment l’“idéologie de l’optimisme”, joue un rôle immense d’exaltation presque métaphysique, de croyance exacerbée essentiellement sur l’artifice de la dynamique. Durant cette période, les USA croient atteindre une situation unique dans l’Histoire, qui se libère des règles de l’Histoire, une situation effectivement métaphysique, ou métahistorique.

Le premier paroxysme de la crise a la brutalité et la violence des grands chocs historiques. Le Great Crash de Wall Street est un événement spécifique, dont on aurait pu croire, à le suivre dans son déroulement, qu’il se résorbait et s’apaisait finalement (au printemps 1930, Wall Street avait retrouvé le niveau du début de 1929). Mais l’événement a brisé la confiance, il a transformé la psychologie. L’essentiel se passe encore souterrainement, avec la paralysie qui gagne le comportement américain, qui alimente la progression de l’économie vers l’immense désastre socio-économique qu’est la Grande Dépression stricto sensu ; puis, la catastrophe installée, l’économie qui peine tant à se redresser, qui doit attendre la guerre et même l’immédiat après-guerre pour enfin quitter cette situation de crise, dont on peut même douter qu’elle ait réellement quitté cette situation de crise jusqu’à aujourd’hui et n’ayant subsisté qu’à coups d’artifices dont celui d’une économie militarisée (y compris et surtout sur le long terme avec la Guerre froide) ; et la crise actuelle n’étant alors que la réapparition des conditions de la Grande Dépression, la réactivation de l’incendie qui couve. Voilà pour le domaine économique.

D’autre part, il y a ce que nous désignons sans aucun doute comme une tragédie historique, qui commence quelque part en 1930 ou 1931, lorsque les conditions économiques en constante dégradation ouvrent la porte à une crise sociale et psychologique aux dimensions historiques sans guère de précédent aux USA ; qui conduit au paroxysme de l’hiver 1932-1933, lorsque les USA paraissent au bord de la désintégration, entre l’élection et l’inauguration de FDR (novembre 1932-mars 1933). Cette séquence relève sans aucun doute de la tragédie. Pendant quelques mois, au paroxysme de la chose, on aurait pu croire à un processus de désintégration d’un pays qui avait prétendu être une nation chargée d’un dialogue avec Dieu qui eût mérité d’être exclusif et infini. Sans doute le contraste entre la proximité du Paradis de 1928-1929 et la chute qui suivit compte-t-il au moins pour son poids dans la puissance de la tragédie qui s’ensuit. Cette sensation de tragique est particulièrement vivace dans les esprits américains, – beaucoup moins chez les Européens, qui ont la mémoire bronzée par les vicissitudes tragiques de l’Histoire. En vérité, c’est la psychologie américaniste, – dans ce cas, le qualificatif systémique d’“américaniste” s’impose, puisque renvoyant au système de l’américanisme, – qui est frappée, qu’on croirait frappée mortellement. La psychologie américaniste de ce moment tragique serait bien décrite par cette image que Thomas Mann employait pour le peuple allemand juste après la défaite de 1918, qui lui conviendrait absolument : le peuple (américain) était « brisé jusqu'en ses profondeurs : il était mou comme un nouveau-né. »

(La similitude pourrait suggérer d’aller au-delà, faisant un lien révélateur entre deux situations “pan expansionnistes”, le pangermanisme et le panaméricanisme, ces deux courants en apparence étrangers sinon antagonistes, en réalité qui se succèdent dans la charge, l’animation et l’affirmation du courant de la modernité machiniste, de l’“idéal de puissance” de Ferrero, qui ainsi ne feraient qu’un au regard de la métahistoire ; ces deux courants réunis en un par l’appréciation métahistorique, marqués par la puissance mécaniste et technologique, la métaphysique de cette puissance ; mais avec cette faiblesse terrible de la fragilité psychologique qui serait ainsi révélée, aux USA après l’Allemagne, qui serait le tribut de la charge insupportable de cette puissance moderniste déchaînée, qui serait la conséquence de l’affreux caractère déstructurant de cette même puissance moderniste exercée contre les autres comme une arme de conquête, et retournée comme une punition immanente contre les peuples que le système a engagés dans cette voie.)

Ce Moment tragique de l’américanisme et de l’Amérique, durant l’hiver 1932-1933, ressembla en vérité à la fin d’un monde. Il correspondit, comme une étrange ironie renvoyant à la vanité des hommes qui croient organiser le monde avec l’ordre de leur esprit, à une faiblesse également tragique du cadre législatif ; la période correspond effectivement à une immense vacance du pouvoir de cinq mois, entre l’élection du nouveau président (novembre 1933) et sa prise de fonction (mars 1933). (Comme s’il pressentait cet épisode tragique, le système, dans le chef de ses représentants parlementaires, avait mis en route, en 1932, un amendement à la Constitution sacrée, pour réduire cette vacance à trois mois, de novembre à janvier. Il aurait été si nécessaire qu’il fût voté avant l’élection de Roosevelt, mais l’Histoire avait pris tout cela de vitesse.)

Alors, il y eut ce tournant si étonnant et inattendu qu’on le qualifierait de “magique”, comme l’on dirait d’une incantation, d’un exorcisme à l’échelle d’un peuple qui est un continent ; ce tournant, qui est l’activité psychologique, ou plutôt “de communication”, du nouveau président, sitôt installé ; l’intervention de Roosevelt, cette sorte de magie qui, soudain, anime ses discours, ses proclamations, et surtout sa voix radiophonique, chaque samedi après-midi, sa “causerie au coin de feu”. L’écrivain Saul Bellow se rappelle ces après-midi de Chicago, où il partait, dans la voiture familiale conduite par son père, qui prenait sa place dans la longue file de véhicules arrêtés sur un chemin de terre, à la lisière d’une forêt superbement reverdie par le printemps de 1933, cette longue file de survie, où chaque voiture branche sa radio, l’on ouvre les portières, cigarette au bec, et chacun écoutant cette voix à la fois chaleureuse, familière, paternelle ou fraternelle c’est selon, et en même temps autoritaire, péremptoire, qu’on ne peut songer à contredire ou mettre en doute… Allons, FDR est un magicien ! C’est le réparateur, le plombier génial du système ! Il leur dit, en une formule longuement pesée et qui semble la nature même, comme à l’emporte-pièce : « Il n’y a qu’une chose dont il faut avoir peur, et c’est la peur elle-même. » Ou encore, cette exhortation étrange, presque dite comme si nous étions devenus un asile d’aliénés : « Faites quelque chose ! Et si ça ne marche pas, faites autre chose ! » Nul ne peut contester que l’intervention de Franklin Delano Roosevelt représente une exceptionnelle occurrence historique, et l’effet de son intervention, ce formidable choc psychologique collectif, qui ne résout rien de la crise économique, car là n’est pas l’objet de la chose ni de notre propos, – qui retient un pays immense, au bord de l’effondrement, au bord d’un trou noir sans fond, – un pays immense qui, dans cette période, parut être devenu une véritable nation, avec une conscience et une psychologie historiques. Arrêtons-nous là car, au-delà, il n’est pas utile de s’attacher à un argument qui tenterait de nous convaincre de l’existence d’une “nation américaine”. Au contraire, l’action elle-même de FDR, son triomphe initial, puis son échec sur le terme, dès 1937 où, après une réélection qui est un plébiscite (1) comme jamais aucun président n’avait osé rêver, ni après lui d’ailleurs, comme aucun autre président n’osera jamais plus rêver, il dut s’incliner devant la riposte de l’establishment, représenté en ce cas par le Congrès, qui repoussa sa tentative de réforme de ce même système ; par ailleurs, l’initiative de FDR était ce qu’elle était, non exempte d’arrière-pensées, elle-même farcie de chausse-trappes politiciennes, bref qui ne dépare nullement les coutumes washingtoniennes. En un mot, le “moment” de la magie rooseveltienne est passé, la crise n’est pas vaincue, la bagarre politicienne qui est la marque du système est repartie de plus belle. Cette affaire n’est plus la nôtre, nous qui voulons nous cantonner à ce moment magique du printemps 1933 où, en quelques semaines d’une étrange et exceptionnelle proximité psychologique entre un homme et son peuple, ou ce qui était effectivement devenu son peuple comme l’Histoire nous enseigne qu’il y en a, et cela qui est si complètement étranger à l’Amérique en temps normal, ce moment magique où l’Amérique fut sauvée de sa propre mort inéluctable en quelques semaines de magie parlée…

L’essentiel est bien là et l’essentiel est bien que ce moment s’exprime et acquiert sa substance, pleinement par le moyen de la communication. La radiophonie transporte la voix de Roosevelt et touche les Américains jusqu’au fond de leurs âmes, les retenant au bord du précipice, les convainquant de s’en détourner. Cette activité de la radiophonie, qui a acquis tout son développement au rythme de la montée au paradis des années 1920, retient l’Amérique de s’effondrer jusqu’au fond de l’enfer. Qui, dans ce pays construit sur des symboles et à l’aide de symboles, qui semble n’avoir de substance que symbolique, qui pourrait prétendre échapper à l’attraction, à la fascination de cette occurrence extraordinaire ? Nous-mêmes n’y pouvons être indifférents. De ce jour, l’Amérique devient un artefact de communication sans plus aucune restriction, sans la prudence de s’assurer de la maîtrise des techniques mais au contraire en succombant à l’ivresse de la technique. De ce jour date l’apparition dans les pensées, dans les discours, dans les sciences sociales elles-mêmes, de l’American Dream selon les normes officielles américanistes, pure création de la communication, – rien de commun, bien entendu, avec l’American Dream que nous avons déjà rencontré, principalement en France dès le début du XIXème siècle, qui était, lui, une création de la psychologie historique. De ce jour, le cinéma, lui-même nouveau medium transfiguré en acteur essentiel de l’American Dream, prend sa place et devient un composant actif, non seulement de l’imaginaire, de l’art transformé en industrie ou de l’industrie maquillée en art, mais de la psychologie américaniste et de sa politique, – et lui aussi, le cinéma, pure création de la communication. Les années 1930, dites celles de “l’âge d’or des grands studios”, sont le cadre impératif de l’engagement du cinéma, je veux dire d’une façon ordonnée, structurée, presque au pas, dans la bataille de l’américanisme, – dans ce cas, la bataille pour écraser l’hydre hideuse de la Grande Dépression, – par l’illusion tentatrice nourrissant la conviction des esprits sommaires, l’entertainment comme philosophie du monde, la présence lancinante de la bannière étoilée ; cela, avant de préparer la mobilisation pour la “Grande Guerre Patriotique” des studios…


Des studios du cinématographe, nous passons aisément à la réalité puisque la réalité est désormais celle qui sort des studios, et rien d’autre ne s’y peut comparer en vérité. Le professeur George H. Roeder Jr., qui est professeur of liberal art, dont l’image du cinématographe fait partie, et nullement historien, nous présente la Deuxième Guerre mondiale sous les traits d’une “guerre censurée” (2) ; mais bien au-delà de cet aspect somme toute conjoncturel, il nous instruit dans ses remarques introductives de ceci qui résume notre propos à merveille : « La Deuxième Guerre mondiale fut le premier film dans lequel chaque Américain pouvait avoir un rôle. [...] La Deuxième Guerre mondiale offrit à chaque citoyen [américain] le double rôle de spectateur et de participant. » George H. Roeder Jr. nous dit bien plus de la réelle substance de l’événement de la Deuxième Guerre mondiale, de sa puissance et de son influence sur la psychologie américaniste (et sur le renforcement de l’américanisation de la psychologie des Américains), dans cette façon “cinématographique” de l’aborder, et il nous dit bien plus par conséquent sur l’histoire américaniste ainsi sortie du spectre de la Grande Dépression, cette épouvantable agression de la réalité, cette scandaleuse provocation en vérité ; il nous en dit bien plus que toutes les studieuses et laborieuses, et nécessairement conformistes, études historiographiques enfantées par le système. Il ne s’agit pas ici de signaler un à-côté, un aspect intéressant mais tout de même marginal de la perception du grand conflit, notamment chez les Américains mais également sur les terres extérieures. Au contraire, nous prétendons décrire la substance de la chose, telle qu’elle fut modelée par la communication. L’appréciation de George H. Roeder Jr., si elle paraît sortir du laboratoire original mais limité du spécialiste, concerne au contraire l’entièreté du phénomène. La politique générale, les appréciations des dirigeants de cette politique, du moins ceux qui sont acquis au système, montrent une transcription en des concepts “sérieux” de cette façon de percevoir l’événement. Il s’agit d’une véritable mise en scène de l’Histoire dans laquelle croit entrer l’Amérique, alors que ce qu’elle fait est de tenter d’annexer l’Histoire pour la faire “traiter” par les régiments de scénaristes de Hollywood ; pour un certain temps, quelques décennies au moins, on put considérer que le tour avait réussi, passe-passe certes, mais dans le cadre sérieux de l’industrie cinématographique. Dans tous les cas, il s’agit de convenir que la communication, là encore, constitue l’arme absolue de l’américanisme.

Puisque la Deuxième Guerre mondiale fut un film où les Américains étaient acteurs et dont ils étaient les spectateurs, il importait que ce film fût tourné à Hollywood, que les bons y triomphassent sans qu’on puisse émettre le moindre doute sur leur vertu et leur puissance, que les mauvais y fussent punis à mesure, que les acolytes fussent mis à leur place et ainsi de suite. Ainsi la Deuxième Guerre devint-elle une guerre américaniste et, véritablement, l’aube claire et radieuse d’une époque nouvelle et sans précédent. Certains nommèrent cela, avec le sens de l’à-propos et du raccourci, The American Century. Monsieur Henry Luce, qui a imposé la formule en 1941, était encore modeste, avec l’arrière-goût délétère de la Grande Dépression et l’humeur morose, sinon anxieuse ; il aurait pu écrire plus justement, pour désigner la période qui s’ouvrait : The American History as the History of the World ou, plus prestement dit, America as the World. Même les non-Américains qui comptent, les “amis” les plus proches, les fidèles porteurs d’eau qui prétendent garder leur verbe libre au nom d’une parenté vertueuse entre toutes, au nom du cousinage anglo-saxon, même ceux-là acceptèrent, en se conformant aux théories fumeuses et aux manœuvres qualifiées d’habiles, le scénario du cinématographe. Nul ne doit douter que, derrière cette raison, se dissimule à peine, je veux dire maquillée à la va-vite et très vite découverte, une passion extrême qui se nourrit des apparences séduisantes, des illusions enjôleuses, des rêveries entreprenantes, qui est absolument vulnérable au charme général de la communication, qui lui cède avec un délice à peine dissimulé ; cette passion dévorante, brûlante, irrésistible, éprouvée pour l’idée de l’Amérique comme Nouveau Monde et Terre Promise… Certes, on est en droit de se trouver confondu par cette passion acceptée, succombée presque avec délice pour l’apparence, pour la construction artificielle, pour le montage de la communication, et tout cela couronné du nom de “nation” que les USA, ne méritèrent jamais vraiment, et surtout pas en cette circonstance ; et ce qu’il faut en vérité, au rythme de l’Histoire, de la patience et de la cruauté, de la mort et de la souffrance, de la tragédie et de la durée, pour faire une nation qu’on pourra bientôt qualifier de “vieille”, qui deviendrait, si l’on veut, pour retrouver notre référence, la Grande Nation. Ce goût de l’absence de substance, de refus de la grâce, du mépris des choses hautes qui poserait à être hautain, voilà bien le mystère qui enrobe l’énigme américaine.

En novembre 1942, le général de Gaulle, qui n’est pas de ce troupeau, admonesta sévèrement Winston Churchill, qui, lui, aurait tendance à en être, même lorsqu’il se pare de la crinière flamboyante du vieux lion britannique. Cela se passait le 18 novembre 1942, une décade après le débarquement allié en Afrique du Nord, l’opération Torch dont le général avait fortement pris ombrage de n’avoir pas été averti. La cause de cet ostracisme, inacceptable pour lui puisque l’Afrique du Nord était territoire français, lui semblait évidente, dans la révélation que lui avaient fait les Britanniques en l’informant du débarquement, de la direction américaniste de l’affaire ; « je comprends mal, avait-il dit à Churchill et à Eden, que vous, Anglais, passiez aussi complètement la main dans une entreprise qui intéresse l’Europe au premier chef. » Puis ce furent ses observations pleines de fureur contenue, à l’intention de Churchill, ce 18 novembre 1942 : « …Quant à vous, je ne vous comprends pas. Vous faites la guerre depuis le premier jour. On peut même dire que vous êtes, personnellement, cette guerre. Votre armée progresse en Lybie. Il n’y aurait pas d’Américains en Afrique si, de votre côté, vous n’étiez pas en train de battre Rommel. A l’heure qu’il est, jamais encore un soldat de Roosevelt n’a rencontré un soldat d’Hitler tandis que, depuis trois ans, vos hommes se battent sous toutes les latitudes. D’ailleurs, dans l’affaire africaine, c’est l’Europe qui est en cause et l’Angleterre appartient à l’Europe. Cependant, vous laissez l’Amérique prendre la direction du conflit. Or, c’est à vous de l’exercer, tout au moins dans le domaine moral. Faites-le ! L’opinion européenne vous suivra. » (4)

L’idée offerte par cette intervention est fondamentale, et c’est à partir d’elle qu’on peut rapidement observer que la Deuxième Guerre fut aussi un film de cinématographie pour d’autres que les citoyens américains, beaucoup d’autres, et parmi eux des dirigeants aussi grandement historiques que Churchill. La transmutation de la Deuxième Guerre, en Europe, en victoire américaine et américaniste est le fait stratégique majeur du conflit, – et une victoire, puisque victoire il y a, de la communication. Un simple survol de l’histoire militaire doit nous en convaincre, c’est-à-dire nous confirmer ce que nous devrions savoir déjà. L’intervention substantielle des forces armées US (disons, autour de 50% du potentiel allié sur le front Ouest) commence avec le débarquement de Normandie, en juin 1944 ; même l’offensive stratégique aérienne ne commença à sortir ses effets, d’ailleurs différents de ceux qu’on attendait, qu’à partir du printemps 1944. Mais l’on sait que le tournant de la guerre se situe en 1943, et que cette guerre fut véritablement gagnée avec les batailles de Stalingrad et de Koursk, avec la Wehrmacht battue, sur la pente de la destruction, – tout cela, sans les USA. Même la puissance de l’industrie de guerre des USA, si elle joua sans doute un rôle important et progressivement de plus en plus important, ne joua jamais ce rôle exclusif d’une condition sine qua non de la victoire qu’on lui attribua.

Qui s’intéresse à cela ? La Seconde Guerre est entrée dans les esprits, et plus encore, dirais-je, dans la psychologie pour devenir un réflexe du jugement, comme la “guerre américaine”, la “Grande Guerre américaniste”, je dirais par substance même. Pour compléter l’hypothèse et ajouter le destin aux manipulations inconscientes, on observerait que par un acte essentiel posé à un moment essentiel, Roosevelt joue un rôle clef dans la poursuite de la guerre et sa transformation décisive en une “guerre américaniste”, comme s’il voulait s’assurer, en la transmutant, de la scène grondante et terrible à partir de laquelle l’Amérique installera son empire de la communication sur le monde. Le président est l'ordonnateur et le grand prêtre de la transmutation, autant que le magouilleur de ses prémisses ; ainsi est-on conduit à avancer une interprétation hyperbolique de la conviction de fer de Roosevelt et de l'insistance inattaquable qui en résulte, pour la capitulation de l'Allemagne sans conditions (cette exigence sera également énoncée pour le Japon, mais l'antériorité est incontestablement pour l'Allemagne, et, d'une certaine façon, la même politique fut appliquée pour le Japon parce que la logique politique et idéologique interdisait après ce précédent-là de faire autrement). Appréciée d'un point de vue simplement historique, classique dirions-nous, cette politique est maladroite et stupide, selon l’appréciation la plus modérée qu’on puisse en avoir. Lorsque Roosevelt l'annonce, au début de 1943, le 23 janvier lors d’une conférence de presse à Casablanca, contre l'avis quasiment unanime qu’on connaîtra ensuite, du monde politique washingtonien, de ses propres chefs militaires, des Britanniques (Churchill en tête), de Staline lui-même (3), tous les arguments militent contre ce choix. L'histoire confirmera tout cela, en ajoutant à la maladresse et à la stupidité de cette politique, son caractère indirectement criminel. Dans son livre The New Dealer's War, l’historien Thomas Fleming détaille les diverses circonstances, pertes, massacres et destructions qui eussent été réduits ou évités, selon lui, sans parler de bouleversements géostratégiques, si l’exigence de capitulation sans conditions n’avait pas été émise. Fleming poursuit en constatant qu’elle interféra décisivement dans les négociations engagées notamment par les services de renseignement britannique et US avec une résistance constituant une opposition démocratique allemande, s’appuyant sur les SR allemands (amiral Canaris), qu’ils auraient pu aider dans le projet d’un renversement de Hitler, de l’établissement d’un régime démocratique avec lequel une paix de compromis était envisageable. Fleming rapporte le contenu d’un mémorandum du capitaine Basil Liddell Hart, le futur fameux historien militaire : « Liddle Hart thought there was a real possibility of a coup d’état that wolud remove Hitler. (He knew nothing about the existence of the German resistance movement.) But he pointed out that unconditional surrender was an insupportable barrier to suc a move. People who feels themselves “the target of unlimited attacks”, Liddell Hart concluded, would be inclinded “to rally to the régime, tyranny through it is, which at least organizes their defence.” »

Il est apparu difficile de donner une explication à l'attitude de FDR alors qu'il existait une telle unanimité contre sa décision lorsqu’elle fut annoncée, alors que les graves faiblesses de la politique de la capitulation sans conditions étaient évidentes dès l'origine. Plusieurs hypothèses furent avancées. En désespoir de cause, nombre d’historiens ont accepté l'explication sommaire et extraordinaire de FDR, selon laquelle l'idée de la capitulation inconditionnelle lui était « venue à l'esprit » pendant la conférence de presse de janvier 1943, où il annonça effectivement cette exigence. Les notes prises par FDR pour cette conférence portaient des indications précises sur cette politique de capitulation inconditionnelle qu'il allait annoncer. Thomas Fleming observe que « l'exigence de capitulation sans conditions était tout ce qu'on veut sauf accidentelle et son but était extrêmement sérieux et élaboré. Elle représentait une tentative de FDR pour rassurer ses critiques libéraux en Amérique et donner [au pays] un but moral, un cri de ralliement qui avait manqué jusqu'alors. »

Cette appréciation convient effectivement à la situation intérieure difficile où se trouvait FDR, alors qu'aucun résultat encourageant de la guerre n'était venu conforter le moral de la population (l'insistance de FDR pour l’opération Torch de novembre 1942 répondait pour une bonne partie à son désir de fouetter le moral défaillant des Américains). Cette appréciation qui concerne une situation intérieure par définition secondaire des grands engagements historiques, paraîtrait bien maigre en regard, justement, de l’importance historique de l’exigence de la capitulation sans conditions. Mais c’est bien ainsi que le système de l’américanisme fonctionne, d’abord attentif à ses exigences internes. Dans nombre de cas, on rencontre de ces exemples de décisions de considérable importance, qu’on cherchera ensuite à habiller des atours de la démarche historique, voire morale, et qui s’avèrent être de pure tactique interne dans leur conception initiale. On comprend mal le système de l’américanisme si l’on ne comprend pas que la maîtrise des réseaux et des obligations de tactique interne prime tout dans un arrangement qui n’impose aucune obligation supérieure, aucun engagement régalien et aucune réelle vision historique. Une autre décision, aussi historique sans aucun doute que celle de l’exigence de “capitulation sans conditions”, et pour la cause de laquelle les historiens continuent de se disputer, est celle de la décision de l’utilisation de la bombe atomique par Truman. Ma religion est faite là-dessus depuis que j’ai entendu (dans le documentaire filmé Le Soleil noir, de 1995) le témoignage de l’aide de camp de Truman lors de sa décision, alors capitaine de vaisseau de l’U.S. Navy, rapportant que le président craignait une procédure d’impeachment du Congrès contre lui s’il n’utilisait pas la bombe. L’argument était simple, selon lequel le Congrès jugerait injustifiable d’avoir dépensé près de $2 milliards pour développer une arme qu’on n’utiliserait pas. La crainte de cette procédure parlementaire aurait décidé Truman, dont la rouerie d’une culture parlementaire sans faille était bien connue, et ma conviction est bien que ce point a joué un rôle essentiel dans sa décision historique.

Dans ce cadre général de jugement, l’explication de Fleming est complètement acceptable, logique et naturelle au système de l’américanisme. Loin des clichés hollywoodiens sur la grande unité nationale acceptés avec empressement par des esprits si prompts à succomber à la fascination de la grandeur supposée du modèle, la situation en Amérique en 1941-42, avec une opinion intérieure réticente, une remontée des républicains (victoire électorale de novembre 1942), des conditions intérieures, sociales et raciales, notablement difficiles, – cette situation pouvait apparaître fort inquiétante pour un homme politique washingtonien avisé. Il importait de la redresser sous peine de voir l’érosion du soutien des Américains à la guerre se transformer en une situation de crise. Le président avait besoin d'une cause, d'un étendard, comme Lincoln en 1862, alors que la Guerre Civile tournait à l'avantage des “rebelles” (certains disent même “terroristes”, aujourd’hui, en parlant des forces sudistes). En 1863, Lincoln choisit la cause des Noirs comme acte sublimant le conflit, avec l'Acte d'Émancipation, cette solennelle proclamation de la fin de l'esclavage qui était, à sa façon, une exigence proche de la reddition sans conditions que demandait FDR en 1943. Dans les deux attitudes, la même façon de radicaliser la cause, de porter la guerre à son paroxysme, qui force à la mobilisation populaire et ne laisse plus de choix. Dans les deux cas, c'est Cortez qui brûle ses vaisseaux.

Or, pour l’Amérique elle-même, pour sa situation générale et dans l’interprétation qu’on donne à cette situation, c’est aussi l’occurrence de “Cortez qui brûle ses vaisseaux”. Dans son texte fameux de 1941 que nous avons mentionné plus haut, The American Century, Henry Luce annonce l’empire américain en le présentant sur les fonds baptismaux d’un désarroi profond et d’un pathétisme anémiant ; ces sentiments du désespoir de la Grande Dépression interrompus pendant une poussière d’années par Roosevelt le magicien du verbe, renés devant l’évidence des conditions économiques de la dépression persistante, confortés par la réalisation que Roosevelt avait sauvé la psychologie mais nullement le système et son économie. C’est ainsi que la guerre, celle que Henry Luce au fond de lui appelait de ses vœux secrets, apporte un répit à l’Amérique, et qu’elle apporte peut-être plus encore. Pour en exploiter toute la latence américaniste, il faut qu’elle devienne la “Grande Guerre américaniste”, qu’elle soit portée à son comble et à son paroxysme de rupture apocalyptique (reddition sans condition, l’Allemagne écrasée, Hiroshima), que sa représentation quasiment cinématographique nimbe, en exaltant sa vertu évidente et sa destinée exemplaire, la puissance américaniste d’une sorte de légitimité presque surnaturelle, pour établir sur le monde un empire qui ne puisse être contesté en vérité ; et un empire lui aussi d’une nouveauté qui le mettrait en dehors de l’histoire et de ses lois contingentes détestées puisque désormais configuré dans son entièreté par l’Amérique destinée à s’étendre sur le reste de l’univers en l’américanisant. C’était cela ou bien c’était la fin de la Grande République des Pères Fondateurs. Ainsi en fut-il du dilemme qui, en vérité, conduisit à l’entrée dans la guerre ; ainsi la Seconde Guerre entra-t-elle “dans les esprits, et plus encore, dans la psychologie pour devenir un réflexe du jugement, comme la ‘Grande Guerre américaniste’”. Une nouvelle vérité était née.


Une “nouvelle vérité” est née, et la chose est si extrême, si puissante, si grosse de conséquences essentielles, qu’il importe de la définir encore plus précisément. Il importe absolument de fixer la dimension, les couleurs et leur sombre violence, le bruit, le rythme, le halètement du mythe de la “Grande Guerre américaniste”, parce que le mythe constitue en un sens la colonne vertébrale de cette aventure. Dans ce cas qui complète ce qu’on a vu précédemment de la “Grande Guerre américaniste”, il s’agit de ce qu’on nomme le “second front”. Les Français nommaient cela, en 1914, l’“arrière”, avec quelle charge de rancœur et de mépris, et l’on comprend qu’il y a quelque chose de fondamental dans cette différence. La “Grande Guerre américaniste” se forge à l’arrière, qui n’est pas l’“arrière” du sens commun, l’“arrière” méprisable, qui n’est certainement pas l’“arrière” selon les Français amers, – qui est l’arrière, au sens le plus offensif et le plus glorieux du terme, comme l’on dit que l’on recule pour mieux sauter. L’importance essentielle de cette perspective m’est apparue fortuitement, comme un cas accessoire dans le cours d’une musarderie de l’esprit, où l’intelligence n’embarrasse pas trop l’intuition, où l’apparente absence laisse éclater une lumière éclairant soudain une appréciation puissante qui dormait en vous. J’ai retrouvé un de ces “livres photographiques”, un album historique qui attire le chaland autant avec son iconographie, en général remâchée mais toujours avec son effet, qu’avec son texte. Celui-là, certes, était si particulier, selon mon sentiment et ce que j’en ressentis, à la lumière de ce récit où je m’enfonçais, qui est celui qu’on lit à l’instant. Forge of Freedom – American Aircraft Production in World War II (5), tel est le titre de la chose.

Il s’agit du récit détaillé, très largement illustré par une iconographie qui devient le véritable sujet de l’œuvre, de la production aéronautique de guerre aux USA. Il y a les avions, classés par grandes catégories, – bombardiers, chasseurs, transports, avions d’entraînement, de l’U.S. Army Air Forces – avions embarqués et autres de l’U.S. Navy ; il y a ceux et celles qui les fabriquent, qui dirigent leur fabrication, qui la financent, ceux et celles qui leur font subir leurs premiers essais, qui les chargent de leurs équipements ; il y a les à-côtés, les affiches de mobilisation industrielle, de mise en garde des entreprises vicieuses de l’ennemi, de camouflage des usines ; il y a les au-dessus des à-côtés, le cadre général de l’information de propagande et de l’entertainment, jusqu’à une photo de l’actrice Rita Hayworth pour vous rappeler que Hollywood n’est jamais très loin de la guerre et de l’aéronautique. Ce qu’il m’importe de rapporter, c’est qu’à la lecture (à peine) et à la vision de ce livre, pour beaucoup cela, pour moi qui ai gardé des souvenirs de ma fascination d’enfance pour l’aviation de la Deuxième Guerre mondiale, précisément celle des USA, il naît une impression générale qui est celle du rythme puissant d’une forge, – effectivement, le mot convient à merveille. C’est l’univers de Vulcain qui est en marche, et l’on reste, à la fois fasciné et secrètement terrifié ; Vulcain est le Dieu des forgerons, des métaux et de toutes les matières qui brûlent, des volcans, le Dieu du feu lorsqu’il sort des entrailles de la terre comme s’il s’agissait de l’enfer ; Vulcain est le Dieu de la deuxième Révolution, du choix de la thermodynamique, que l’on retrouve inspirant, pénétrant, soulevant cet effort de guerre comme fait un volcan, qui est d’abord l’effort du feu de la forge.

L’impression est celle d’une détermination presque automatique, non dépourvue d’une alacrité un peu trop uniforme et sans joie réelle, d’un dynamisme aveugle, et surtout d’un effort qui semble n’avoir ni objectif précis, ni but déterminé en ce sens qu’objectif et but sont les indications d’une finitude ; qui semble n’avoir que l’infini pour champ et perspective de son rythme et de sa production. Vous sentez que l’Amérique de l’américanisme a trouvé sa liturgie, que la forge grondante des outils de la guerre est sa véritable destinée, que sa raison d’être dans le sens de son accomplissement est l’acte même de produire, de fondre, de transformer le métal, de “forger”…

Ainsi pénètre-t-on dans la magie absolument factice, et absolument puissante de la forge du monde, – le Nouveau Monde forgeant un monde nouveau à son image. Celui qui est sensible à cette esthétique industrielle et de l’aéronautique, comme je le suis sans plus m’en glorifier, comprendra ce qu’on veut signifier en parlant de “magie”. Le rythme même de la chose, visible comme s’il était palpable, comme si vous le ressentiez dans tout votre être, qui marque l’investissement achevé de l’univers par la machine ; cette vision qu’on sait être apocalyptique, sombre et horrible, sans aucun doute, qui réserve pourtant des perspectives de beauté, comme l’on parle de la beauté du diable, de René Clair, – bonne mesure, une de plus, du miroir à double face qu’est cette immense dynamique historique que nous étudions. Au détour d’un cliché, vous reconnaissez le P-51 Mustang, à mon sens le plus bel avion de la guerre en même temps que l’accomplissement suprême de la performance de la guerre aérienne, – supérieur en esthétique au Spitfire lui-même ; les formidables bombardiers moyens, le Mitchell et le Marauder, – ce dernier, qui avait commencé sa carrière avec quelques mauvaises fortunes et le surnom affriolant de “prostituée volante” (Flying Prostitute), à cause des tours qu’il jouait à ses pilotes ; cette pure merveille de conception industrielle, ce miracle d’intégration technologique, sans doute le plus grand exploit à cet égard dans l’histoire de l’industrie et de l’ingénierie, qu’est le B-29 SuperFortress, qui déposa délicatement les deux Bombes sur le Japon, en août 1945. Tout cela est entouré, enrobé comme l’on dit d’une boîte de dragées offerte pour un mariage, de sourires convenus, de drapeaux étoilés immenses pendus sur les parois des immenses usines vomissant l’armement de la liberté, des files d’ouvriers bien rangés et bien tenus alignés devant leurs usines, des femmes au travail en pantalons d’homme, comme si elles étaient libérées, des Noirs également au travail, vous lançant un regard torve, exactement comme s’ils étaient des Blancs. L’impression est irrésistible de la plus haute et puissante fabrique du monde, une sorte de Social Fabric en même temps qu’on forge la victoire de la démocratie universelle ; une impression d’unité, d’efficacité, de volonté ; une impression de machine grondante, soufflante, irrésistible et sans but que de tourner de plus en plus vite.

Que vous importe, à cet instant où vous succombez à la magie, de savoir qu’en réalité l’Amérique intérieure de ces années-là est une bombe à retardement sociale ? Que les émeutes raciales déferlent, que les grèves ne désemplissent pas, que Roosevelt est obligé, comme on l’a vu, de sortir de son chapeau le truc de la reddition sans condition pour éviter que le pays lui retire son soutien. C’est un miracle de mise en scène instinctive, comme si ce pays marchait au rythme d’un système qui a inscrit la représentation de lui-même comme sa tâche prioritaire. Vous comprenez alors pourquoi il ne faut pas parler de l’“arrière” avec mépris, comme font ces insupportables Français, parce que, en vérité, c’est là que se forge et se gagne la guerre. Vous imaginez le pétulant Jack Warner, qui ne cessa de favoriser dans ses studios d’Hollywood la production de films de guerre à la gloire de l’Air Force, fasciné par les uniformes, la larme à l’œil au moment où son ami Hap Arnold, ancien patron des relations publiques de l’Air Corps devenu le chef d’état-major de l’Army Air Force pendant la guerre, et le véritable créateur de la désormais invincible force aérienne des Etats-Unis, lui remet les galons de major honoraire de cette même Air Force ; le même Arnold, saisissant l’occasion et demandant à Glenn Miller de devenir l’orchestrateur en chef de la VIIIth Air Force, pour que swinguent les Flying Fortresses et les Liberator avant de lancer leurs cargaisons de bombes incendiaires sur les villes Allemandes.

La forge du Vulcain américaniste… Tout est effectivement dans la représentation, puisque les chiffres montrent qu’il n’y a pas de miracle industriel particulier ; que les USA, s’ils produisirent plus d’avions de guerre (303.000) que les autres, ne sont pas pour autant d’un univers différent que l’URSS (158.000), le Royaume-Uni (131.000) ou l’Allemagne (119.000), mais simplement à la mesure de leur dimension industrielle et de leur impunité vis-à-vis des destructions de la guerre. La magie est bien, au contraire, de percevoir ce pays grand comme un continent, représenter à lui seul un univers différent qui, bientôt, n’en doutons pas, absorbera le nôtre. Revient alors, dans ce constat d’inéluctabilité qui évoque bien trop précisément l’idée d’un enfermement, l’image qui restera, définitive, et qui vous libère de la magie sinon en vous faisant songer à de la magie noire, ou bien parce que, précisément, elle vous fait songer à la magie noire. Une fois libéré de la magie par l’image de la magie noire, il vous apparaît que l’Amérique en guerre ressemble à cette forge gigantesque, soufflant dans les entrailles de la terre, comme celle que décrit Tolkien dans son Seigneur des Anneaux.

Quoi qu’il en soit du jugement qu’on porte sur elle, c’est cette forge elle-même qui constitue les véritables épousailles de l’Amérique avec la terrible crise du monde qui s’est levée au tournant du XVIIIème siècle, qui vient jusqu’à nous en vérité. C’est la nature même de la chose qui parle, de la voir s’installer effectivement au cœur de ce conflit aux ambitions immenses qu’est la “Grande Guerre américaniste”. L’appréciation ne peut s’arrêter à ce seul moment, à cette seule guerre, comme il est coutume de faire pour mieux exalter les vertus de l’américanisme (la “croisade des démocraties”, “the Forge of freedom”, et ainsi de suite). C’est dans la perspective historique qu’il faut considérer la chose, avec les USA enfin installés dans leur rôle fondamental, avec les outils pour le faire, avec l’ouverture du monde ravagé pour les y inciter, avec cet appel à prendre définitivement le relais de cette terrible force déstructurante née du choix du feu… L’après-guerre s’annonce.


Ici, à ce point exactement, avec la Grande Guerre américaniste achevée et dans l’attente de la séquence suivante, la Guerre froide, non encore enchaînée dans le cours des événements, se situe un étroit passage du temps ; cela ressemble à une frêle passerelle au-dessus de l’abysse, qui se balance au gré des ouragans, incertaine et terrifiante, qui semble échapper au classement coutumier de nos historiens assermentés. John Charmley, qui n’est pas de cette sorte, en parle dans La Passion de Churchill (Churchill’s Grand Alliance), supputant les occasions manquées. On dirait qu’en cet instant de l’histoire du monde, l’Histoire hésite. D’abord on observe ce fait que la puissance américaniste qui vient de remporter la plus grande guerre du monde, ou du moins qui l’affirme sans que personne n’objecte, voilà que la puissance américaniste s’effondre. Il y a un entrelacs de circonstances elles-mêmes extrêmement américanistes, de pressions populaires, de démagogie des élus du Congrès, de ce qui semblerait être lassitude ou désordre du pouvoir, de détricotage de cette tension montée par une représentation et nullement par le lien solide de la transcendance régalienne que n’a pas l’Amérique, d’embarras enfin de cette énorme “forge de la liberté” qui perd brutalement tout son sens, qu’il s’agit de désorienter et de réorienter vers une autre sorte de production, aussi forte, aussi rythmée, mais vraiment différente, c’est-à-dire destinée à un monde différent lui-même. Mais ce monde différent existe-t-il si la forge elle-même ne l’a pas encore créé, et comment peut-elle le créer alors qu’elle est tout entière sur la lancée de sa glorieuse entreprise qui s’achève, de sa Grande Guerre de l’américanisme ? Pendant quelques mois, plus peut-être et plus encore, disons deux à trois années, le souffle de la forge du monde paraît comme suspendu, l’Amérique comme retenant son souffle.

L’effondrement de la puissance militaire des Etats-Unis en 1945-1947 est un phénomène proche de l’unicité dans l’histoire militaire ; il s’effectue en quelques mois, sans aucune pression extérieure ni la moindre explosion politique, sans réelle publicité de la chose ni compte-rendu averti, et pourtant, comme tel, d’une ampleur sans guère de précédent. Le général Georges Marshall, chef d’état-major général, ne trouve qu’une référence, qui est la désintégration de l’armée russe en 1917, dans les quelques mois qui suivirent la révolution de février jusqu’au coup d’état bolchevique d’Octobre, lorsqu’il déclare en décembre 1945, dans le cours d’un discours public : « Ce n’est pas une démobilisation, c’est une désintégration. » Pour fixer la mesure du phénomène en piètres chiffres de simples nombres et de quincaillerie, mais qui, dans cette amplitude, prennent du sens, on rapportera comme un exemple et nullement comme une exception qu’en mai 1945 l’aviation militaire US (l’U.S. Army Air Force) comptait 2.310.345 hommes et femmes, dont 388.295 officiers ; qu’en décembre 1945 elle comptait 888.769 hommes et femmes, dont 154.000 officiers ; qu’en mai 1946, elle comptait 472.563 hommes et femmes, dont 88.746 officers ; qu’en mai 1947, elle comptait 303.614 hommes et femmes, dont 43.076 officiers… On rapportera encore qu’en août 1945, les USA avaient 17.000 avions de combat en Europe ; qu’en décembre 1946 ils en avaient 143 et, en mai 1947, quarante-huit. (Le reste ne fut même pas rapatrié mais envoyé à la ferraille sur place ou donné aux amis européens exsangues.) (6)

L’instant, comme un temps suspendu, ressemble à celui-ci, lorsque la formule “the end” apparaît sur l’écran, que la lumière grandit par saccades successives dans la salle, que le rideau commence à se fermer, que les premiers fauteuils claquent, que les dernières mesures de la musique de la séquence de conclusion, sirupeuse ou martiale, pompeuse ou romantique mais toujours stéréotypée, courent encore dans les derniers filets de l’air d’un temps qui s’achève… Le film est fini, se dit-on, – mais est-ce bien sûr ? Ainsi en est-il lorsque vous émergez, comme l’on sort d’une cage délicieuse où s’est enfermé l’esprit, d’une séance orchestrée, dans le noir, par cette lanterne magique ; envoûtement de magicien, qui se brise ; incertitude, hésitation entre la représentation qui s’éloigne dans le souvenir et cet ersatz de réalité, d’une nature qu’on juge encore comme une imposture, qui prétend reprendre sa place ; on semble, enfin, hésiter entre les deux, et les jeux ne sont pas faits… Dans cet instant de vertige qui suit cette guerre, alors qu’on commence à en découvrir les destructions inimaginables et qu’on mesure le chaos qui semble emporter le monde à partir d’elle, nul ne sait le choix que va faire l’Amérique. Par ailleurs, est-ce bien le cas que l’Amérique ait à faire un choix, comme si l’on écartait l’évidence écrasante que sa voie est celle de l’inspiration directe de Dieu, que cela ne suscite la nécessité d’aucun choix ? Ainsi l’Amérique nous semble-t-elle énigmatique non parce qu’elle hésite à faire son choix mais parce que sa situation hors de notre champ terrestre ne nous permet pas d’en rien savoir à cet égard, qui est notamment à l’égard de ses projets. Ainsi ne nous viendrait-il pas l’idée de lui reprocher de nous avoir fait languir à propos de l’orientation qu’elle va prendre.

En juin 1945, sur le chemin de la conférence de Potsdam, le président Truman avait visité les camps des G.I.’s attendant leur démobilisation et leur avait confié qu’une autre grande bataille les attendait at home, la bataille pour empêcher le retour de la Grande Dépression. Vous comprenez alors que cette période, cet interstice, cette échappée comme une évasion d’une suite qui semble sans fin, dans une évolution qui semble écrite d’un seul trait, d’une seule plume, d’une seule main, cette rupture sans espoir réserve un éclairage étrange sur les forces souterraines qui nous guettent et, bientôt, un demi-siècle plus tard, s’imposeront à nous ; cinquante ans plus tard, et ces “forces étranges”, un instant émergées, qui ne nous quitteront plus.

Il faut une image à la fois poétique et décisive pour nous faire pénétrer dans cette portion d’univers qui nous attache et nous intrigue à la fois, et nous angoisse déjà, qui soit la clef pour tourner le verrou. Le troisième homme, ce film de 1949 de Carol Reed, avec Orson Welles, Joseph Cotten, Alida Valli et Trevor Howard, fait office de cette clef qui ouvre sur l’interstice d’angoisse, qui rouvre nos sens et nourrit une intuition, un instant, sur notre crise fondamentale. Le film n’apporte rien d’une explication, d’un raisonnement, non, il offre un climat qui transmute l’univers. La chose se déroule dans la Vienne de l’immédiat après-guerre, divisée en quatre, ville torturée, blessée, démembrée, écartelée, – sillonnée par les patrouilles des troupes d’occupation, où règnent la peur de l’avenir et l’effroi devant l’inconnu, avec tous les stigmates et les affreuses blessures de la guerre, les ruines, les queues du rationnement, les êtres louches, perdus, les femmes qui ont été belles, les gamins aux joues creuses qui apprennent à chaparder un sou, les barons d’un autre temps transformés en clochards et qui n’ont gardé de leur ancienne splendeur qu’un manteau d’une fourrure luxueuse et désormais mitée par le temps des tempêtes, tous des survivants d’on ne sait plus quoi ; le noir d’encre de la nuit du monde, le crépuscule de la guerre qui s’étend comme si cette guerre montrait toute sa stérilité à engendrer une paix ; les ombres de la nuit, déformées, démesurément étirées, des fugitifs solitaires dans les rues désertes, les claquements secs et renvoyés de mur en mur, de pierre en pierre, des pas précipités et des fuites haletantes, l’humidité insipide et insolite, la neige éparse et salie, l’extraordinaire assombrissement du monde ; la déformation asymétrique de la caméra qui nous restitue une vision fantasmagorique des façades des vieilles maisons de l’Empire enfui, les pentes des rues serpentant entre des ruines épisodiques, les pavés rebondis et luisants d’humidité, tout cela encore déformé par les prises de vue insolites où l’on imagine sans peine la patte insistante de l’influence de Welles, les clairs-obscurs sinistres et sombres, plus obscurs que clairs, comme s’il existait une lueur diffuse propre au couvre-feu, qui serait presque une lumière noire. Le film nous conte un autre univers dont on a peine à croire qu’il ne s’agit pas de l’univers vrai de cette période… L’appréciation, effectivement, d’un court laps de temps entre les deux guerres, la Deuxième et la Guerre froide, nous justifie de cette impression qui est bientôt une conviction. Il s’agit de quelques mois, une ou deux annnées, à peine plus, qui semblent avoir été dérobés à l’histoire officielle de la période, à la narrative à laquelle nous sommes conviés de croire.

Il s’agit d’un temps singulier, celui où les Européens, qui avaient décidé de soumettre leur destin à l’Outre-Atlantique, s’en crurent soudain abandonnés. Durant les deux années de 1945 à 1947, les Britanniques, si complètement engagés dans cette étrange Arche de Noé transatlantique, s’en crurent soudain quittes, simplement comme l’on est proche de constater un fait, et crurent urgent et judicieux de presser les Français de constituer une alliance européenne pour ces temps difficiles. Il en résulta le Traité de Dunkerque, qui est pour une bonne part l’œuvre de l’ambassadeur britannique à Paris Robert Duff-Cooper, qui est un Britannique étrange, un de ces rares Britanniques dans lesquels les Français devraient avoir confiance. Ce ne fut pas vraiment le cas de De Gaulle, et je ne serais pas loin de penser qu’en ces années 1945-1946 où il se raidit contre les Britanniques, pour des raisons apparemment justifiées, de Gaulle commit une de ses rares fautes marquantes. Qu’importe, le temps ne dura pas et, bientôt, les temps changèrent.

Il s’était pourtant agi d’un temps où Raymond Abellio annonçait pour le presque-aussitôt, un nouveau Prophétisme (7). Il pensait qu’il était temps que l’Histoire acceptât dans son sein, à nouveau, “le prophétisme”. « [N]ous sommes entrés dans une période diluvienne, analogue à celles qui virent la disparition de l’Atlantide, de la Lémurie ou de l’Hyperborée, et […] se trouve ainsi ouverte une ère de bouleversements planétaires et d’effondrement des continents. Tel est le fait prophétique du moment… » S’adressant aux « âmes fortes », donc peu nombreuses, de son temps, Abellio entend « rechercher avec elles, comment, par le Prophétisme, la spiritualité se trouve engagée dans le drame contemporain et, spécialement, comment il s’insère dans la politique, sans cesser de lui être irréductible… » Dans ce même temps, le philosophe de l’histoire et historien des civilisations Arnold Toynbee entreprend une série de conférences qu’il réunira plus tard en un volume (8), où il met en évidence l’angoisse née de la contradiction entre l’absence de sens de notre civilisation et sa formidable puissance technologique, et peut-être, cette angoisse, justifiée encore plus par l’impasse de notre civilisation telle qu’elle s’impose en 1945, – l’impasse, peut-être, si le Prophétisme réclamé par Abellio n’est pas réalisé. Toynbee observe que notre civilisation est prisonnière de son énorme puissance technique, ou technologique, qu’elle est déséquilibrée tragiquement, jusqu’à l’insupportable, par l’absence de sens. C’est une rupture dans la continuité successive des civilisations, dont aucune de celles qui précédèrent la nôtre ne fut assez déformée pour, sur sa pente décadente, empêcher, par sa puissance, la suivante d’émerger. « Pourquoi la civilisation ne peut-elle continuer à avancer, tout en trébuchant, d'échec en échec, sur le chemin pénible et dégradant, mais qui n'est tout de même pas complètement celui du suicide, et qu'elle n'a cessé de suivre pendant les quelques premiers milliers d'années de son existence? La réponse se trouve dans les récentes inventions techniques de la bourgeoisie moderne occidentale. » (Karl Jaspers dit une chose similaire, lorsqu’il écrit dans La Table ronde, numéro de mai 1953 : « Ici, l’élément nouveau, différent, absolument original, que l’on ne saurait comparer à rien de ce que peuvent offrir l’Asie et même la Grèce, ce sont la science et la technique modernes de l’Europe. Derrière nous, l’histoire montre une continuité, voire une unité dont Hegel, le dernier, a décrit la majestueuse grandeur. Tout change avec la technique moderne... »)

Il s’agissait même d’un temps où l’Amérique elle-même songeait à ce problème, que le sociologue William F. Ogburn identifie sous l’expression de “Cultural lag”. Il s’agit bien de constater, pour éventuellement la mesurer, l’importance de la chose, pour tenter d’y apporter des corrections, le déséquilibre formidable et en constante croissance entre le développement de la puissance technique et le reste. (Il est étrange, ou bien non, il est significatif, que l’américanisme songe à envisager ce problème, plus par les yeux du sociologue que par ceux de l’historien ou du moraliste.) Le dissident de l’américanisme Daniel Ellsberg expose effectivement combien la question était à l’ordre du jour, alors qu’il se trouve au collège, qu’il a 14 ans, à l’automne de 1944…

« …Our teacher, Bradley Patterson, was discussing a concept that was familiar then in sociology, William F. Ogburn’s notion of “cultural lag.”

»The idea was that the development of technology regularly moved much further and faster in human social-historical evolution than other aspects of culture: our institutions of government, our values, habits, our understanding of society and ourselves. Indeed, the very notion of “progress” referred mainly to technology. What “lagged” behind, what developed more slowly or not at all in social adaptation to new technology was everything that bore on our ability to control and direct technology and the use of technology to dominate other humans. »

C’est dire, au travers d’exemples si divers, qu’il s’agit d’un si court laps de temps, comme un “trou noir” furtif glissé dans une histoire qui semble déjà écrite, qui mérite d’être mentionné, qui doit être mentionné comme significatif du malaise latent de notre civilisation devenue système, comme une reprise brève et sans espoir de 1919-1933 dont nous avons parlé plus haut. C’est comme si les deux conflits se comportaient, à leurs termes, eux aussi mimétiquement, par un temps d’incertitude sur le sens des choses, – mais 1945-1947, bien entendu, infiniment plus court et infiniment moins significatif que 1919-1933.

Disons qu’il est évidemment “trop tard”, que le sort en avait été jeté précédemment, qu’il ne s’agit que d’un répit, une halte, une étape occasionnelle avant que la dynamique ne reprenne le dessus. Que certains y voient autre chose, comme un signe du destin, un avertissement de plus, inutile, déjà dépassé, d’une puissance qui observe notre chute, eh bien ils n’ont pas tort ! Mais l’Amérique et son “idéal de puissance” sont en train de se transmuter en une irrésistible référence ; l’Amérique est en train d’accoucher comme en une césarienne cosmique d’une dynamique politique qui a comme ambition à peine secrète d’imposer au monde cet “idéal de puissance”, avec une force à vous couper le souffle, à vous interdire la réflexion, à vous emporter sur ses ailes puissantes des escadres de bombardiers de la liberté… C’est la communication qui nous y conduit, à grand train parmi les ruines du monde, à son rythme trépidant, de l’American Dream revu par le swing de Glenn Miller, qui semble donner le tempo aux livraisons américanistes et modernistes du Plan Marshall, – ce nouveau catéchisme des croyants de l’après-guerre, – déposées comme dans nos petits souliers en attente du Père Noël, dans les ports européens dévastés. C’est la communication qui nous presse, nous bouscule, contraint notre pensée comme on compresse de la vile matière, – car enfin, il n’est plus temps de douter ! Hors de nous, ces vilaines et sombres pensées de décadence et de tragédie ; dans une sorte de révolution copernicienne de la perception, n’en déplaise à Copernic, Galilée & Cie., il est désormais acté solennellement que le soleil se lève à l’Ouest.


Etabli dès les premières années d’après-guerre sur les ruines horribles du conflit qui a détruit le reste du monde, l’empire américaniste sur le monde n’est pas un empire de la sorte classique. C’est d’abord une fascination immense et universelle, répandue sur le monde épuisé et fourbu comme une contagion du sentiment favorisée par une fièvre de la psychologie, par le Nouveau Monde qui s’est ouvert à lui. La représentation de l’Amérique, dans ces années-là, la perception qui en résulte dans les psychologies anéanties par l’horreur du conflit, répondent à l’équivalent d’une gigantesque représentation cinématographique décrivant à gros traits un nouvel état de l’univers, un basculement métaphysique du monde dans une dimension inédite. La confirmation s’impose aussitôt : il y a eu transmutation, – et la confirmation se poursuit : cette transmutation vient à point nommé, qui semble saisir le monde à bras-le-corps alors qu’il se noie, qui le rattrape, qui le saisit, qui le soulève et qui le sauve. L’American Dream semble la sauvegarde du monde, l’alternative évidente et irrésistible au cauchemar qu’est devenu le monde.

La chose est entreprise d’une façon systématique, qui a été largement documentée, qui embrasse tous les domaines de l’économie, de la culture, avec un formidable appareil de promotion à l’image de la structure et de la dynamique du “business”. L’aspect systématique et systémique du phénomène est extrêmement caractéristique, et les fruits portés seront universels. Il y a un mélange très caractéristique d’utilitarisme commercial et d’exploitation de la productivité, et, d’autre part, d’idéologie de l’américanisme qui n’est jamais plus à l’aise que dans le mercantilisme. La tension du processus, vertueuse plutôt que nerveuse, est maintenue évidemment, avec une extrême vigueur, avec une force manifeste, par la référence négative du communisme. La prospérité ainsi répandue et l’influence qui l’accompagne presque d’une façon naturelle et sans soulever de véritable opposition hormis celle qui est nécessairement suspecte, et même paradoxalement valorisante, des ennemis idéologiques, vont créer une légitimité pour l’américanisation. Il s’agit du “Monde libre”, sans autre précision parce que toute précision est inutile, et cela suffit évidemment. Cette situation générale est celle de l’évidence et le sentiment de l’évidence constitue une force formidable, par sa nature même, qui vous informe par avance que tout exercice de mise en question est superflu, que l’américanisation s’en dispense évidemment ; l’américanisation ne se remet jamais en question et, par conséquent, cette façon d’être dispense du reste, comme si elle offrait un présent ultime pour fixer sa générosité décisivement, en se fixant elle-même dans sa dimension évidemment universelle, que personne enfin ne puisse plus la remettre en question. En un mot, il est dit évidemment que ce qui est légitime ne peut être pensé par les autres comme pouvant être mis en question. C’est le cas de l’américanisme et de son produit naturel, l’américanisation. Le reste du monde vécut pendant un gros demi-siècle sous cette emprise qui ressemblait à une dictature portant d’abord sur la psychologie, en se situant par rapport à cette dictature, sans vraiment pouvoir dénoncer cette dictature, sans jamais mesurer précisément de quelle dictature il s’agissait et, d’ailleurs, si l’on pouvait en vérité affirmer qu’il y avait une dictature.

L’investissement du monde par l’américanisme se fait dans un but implicite mais sans la moindre dissimulation d’américanisation, c’est-à-dire un but évident qui n’a aucune raison d’être justifié, qui n’a aucun embarras de lui-même, qui se dessine comme s’il était objectivement justifié, qui se développe par la force des choses, par sa nature même, et un but implicite où la dynamique est plus forte que toute explication et où l’explication n’a finalement pas sa place ; où, si vous voulez, le qualificatif “implicite” serait bien plus fort que le qualificatif “explicite” et le contiendrait sans aucun doute. Cet investissement du monde ne peut être réalisé que par le moyen de la communication, avec tous les moyens de communication concevables, avec l’image, avec l’image parlante, avec la parole et avec le texte, avec la musique, avec la réclame et avec la publicité, avec la propagande qui décrète absolument et irrésistiblement qu’elle n’est évidemment pas propagande. La communication signifie un mouvement constant, l’illustration vivante du processus (l’américanisation), sa promotion par les moyens de la publicité agissant comme une lancination, comme une référence répétée mécaniquement, comme une respiration, un battement de cœur, le rythme (beat) de la musique improvisée et pourtant enfermée, – référence à l’américanisme présenté comme une garantie objective de libération des mœurs et des coutumes, établissant un climat de fièvre, une attente du bonheur, un élan du progrès et une garantie de vertu. La communication de l’américanisme, si vous voulez la définir précisément, par exemple lorsqu’elle est à son extrême, exprimée à la fois d’une façon obsessionnelle et d’une façon si naturelle qu’elle paraît tout sauf être obsessionnelle, parvenant à transférer sa propre fièvre à celui qui la subit comme si c’était sa propre fièvre à lui ; ce transfert marqué du rythme de la communication enchaînant celui qui subit l’influence du mouvement, lui imposant l’impossibilité d’identifier de façon critique les effets de cette influence… La communication de l’américanisme réduite à ses plus simples subterfuges, mais ceux-ci répétés à l’infini, s’accumulant sans jamais se décourager de rien, comme mus par un mécanisme ; comme dans cet exemple, ce fait que dans tout film américain, par simple réflexe, apparaît une fois ou plusieurs fois le drapeau américain, qu’on est presque conduit à accepter comme une chose naturelle, derrière un bureau, à une devanture, sur un capot de voiture, en sautoir sur le revers d’un veston ; si vous voulez, comme une rose dans une roseraie, comme un brin d’herbe dans une prairie, comme une feuille morte, un jour d’automne, au cœur d’une forêt profonde, comme le soleil, au fond du ciel, par un jour de n’importe quelle saison du vaste monde…

Je ne parlerais pas une seconde de conditionnement, d’enchaînement de l’esprit, de propagande selon le sens vulgaire du mot, comme l’on parle d’un processus qui force et qui viole. Il y a un consentement tacite, une sorte de “conscience inconsciente” du processus, une complicité passive, une solidarité active avec les promoteurs de l’entreprise pour dénoncer ceux qui parlent d’“entreprise” comme d’un coup monté ; il y a quelque chose qui serait de la “servilité volontaire” de La Boétie, mais en réfutant absolument ce qu’il peut y avoir de bas dans le mot “servilité”, ni même qu’il y a “servilité” en vérité, si bien qu’on arrivera au paradoxe d’une expression doublement contradictoire, et donc finalement positive, – une “liberté volontaire” d’accepter ce que d’autres, mal intentionnés, estiment alors pouvoir nommer “servilité”. La situation vous conduit à accepter l’idée que votre “asservissement“, et bien sûr vous rejetez alors le mot et avec quelle fureur outrée, n’est que l’apparence d’un comportement que vous réclamiez vous-même sans trop formuler cette demande, parce que vous n’aviez pas identifié l’objet de cette demande ; l’américanisation, comme on dit, prévient vos désirs comme si elle était un autre vous-même, par conséquent devenir américanisé revient à devenir vous-même, encore plus qu’à “re-devenir”, en vérité comme si vous n’étiez rien auparavant. Cette idée s’impose au bout du processus, d’une façon si aiguë, si puissante, que l’idée informulée, mais inexpugnable dans votre psychologie, est qu’en dénonçant l’américanisation de vous-même, en vérité vous vous dénoncez vous-même, non pire, vous vous trahissez indignement, vous vous sortez de vous-même pour être votre propre traître, votre bourreau impitoyable, votre propre ennemi maléfique. Vous vous damnez, que diable et la disgrâce de l’Histoire est complète !

A côté de cela, certes, l’on parlera des machinations de la CIA, on reviendra sur la puissance d’Hollywood, la constance de l’orientation pédagogique de ses films, on rappellera le prestige indiscutable de ses produits industriels (l’avion Constellation et la Ford Mustang) ; on évoquera la séduction pratique et typique des vêtements si “américanisants” (les blue jean’s), des mœurs pratiques (les lunettes de pilote Ray Ban pour protéger la vision du soleil) ; on célébrera l’envol triomphant de ce qu’ils nomment middle-class, comme un idéal ramené au standard de la série permettant la meilleure rentabilité possible du mélange de la posture sociale et du sentiment individuel, avec le mélange de la prospérité électroménagère et automobilistique d’une part, du strict conformisme des jugements autorisés d’autre part… Tout cela n’est rien s’il n’y a ce qui précède, qui est la conquête de la psychologie, des automatismes de la pensée, de la transformation de la substance même du rêve en American Dream, – le fait que, lorsque vous rêvez, nécessairement c’est l’American Dream, dans sa version désormais inexpugnable, circa-1931.

Ainsi en fut-il, pendant plus d’un demi-siècle, parce que l’empire de l’Amérique sur nous-mêmes nous apparaissait complètement accordé à une légitimité qui était le véritable caractère de la légalité politique dans ce temps. La conséquence de cette situation fut que le soutien à l’Amérique tenait, dans la transmission du sentiment au niveau de l’individu, à la dévotion presque religieuse qui s’accordait parfaitement, en l’enfantant et en la justifiant, à l’idée du “Monde libre” en lutte contre la subversion du communisme. Lorsqu’il apprit que le général de Gaulle avait pris la décision que la France quitterait le commandement intégré de l’OTAN – l’OTAN, qui était la délégation coutumière de l’Amérique en Europe —, le roi Baudouin de Belgique, qui n’était pas un sot, qui était croyant et pratiquant, qui était après tout un homme de haute civilisation, fit cette remarque douloureusement étonnée à un confident : « Je croyais que le général de Gaulle était un bon chrétien. »

Ainsi frappent-ils l’esprit, au plus bas qu’il puisse être abaissé.


Mais tout a une fin dans le royaume terrestre. La fin fut imprévue et se manifesta sous la forme de la dissolution de l’artefact historique qui constituait l’argument implicite mais puissant de la légitimité de l’américanisation. La phrase fameuse, tant de fois reprise, souvent déformée, reste dans nos mémoires comme la sanction de l’événement, avant même qu’il ne se soit manifesté à nos consciences ébahies. Gorgeyi Arbatov, directeur de l’Institut du Canada et des Etats-Unis à Moscou, conseiller du Premier Secrétaire du Parti Communiste de l’URSS Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, la prononça dans le cours d’une interview qu’il donna à un journaliste du magazine hebdomadaire Newsweek, au début de mai 1988, en prélude à une rencontre à Moscou entre ce même Gorbatchev et le président des USA Ronald Reagan : « Nous allons vous faire une chose terrible, nous allons vous priver d’Ennemi. » Considérée en fonction du cas américaniste que nous avons envisagé, qui n’est pas loin de faire l’essentiel de la situation politique, sinon métapolitique, de la période comme nous la considérons, cette phrase signifiait que la disparition prochaine de l’URSS, figurant complaisamment, en représentation excessive si l’on veut, l’une des deux “super-puissances” dans l’arrangement stratégique antagoniste de la Guerre froide, allait priver les USA de la substance de leur légitimité. Le “monde libre” en tant qu’entité définie vertueusement par la référence négative de l’oppresseur identifié et lui-même légitimé allait disparaître ; cette disparition serait subreptice mais catastrophique pour notre héroïne, l’américanisation ; la suite serait une longue et laborieuse agitation, une bataille poussive et perdue d’avance, un affrontement fantomatique contre cet adversaire jugé digne d’être légitimé et en vérité introuvable (le successeur hypothétique et indéterminé de l’URSS en tant qu’“Ennemi”), pour défendre un statut officiel vidé de toute sa substance. Désormais, l’américanisation avait perdu son socle de légitimité. Elle flottait dans l’éther politique du monde, soutenue à bout de bras par la puissance machiniste d’un système développé dans tous ses aspects par la technologie, jusqu’aux extrêmes d’activités postmodernes prétendument impériales et prétendument révolutionnaires tout autant.

Le moment est capital et il importe d’identifier et de signaler aussitôt le point le plus important et la fraction ultime du “pont de la communication” dont nous poursuivons la description. La fin de l’URSS qui prend son envol et se développe au long des années 1980 amène avec elle, au travers de la valeur symbolique de la phrase d’Arbatov qui s’adresse aux USA seuls, la mise en cause radicale et la liquidation conséquente, presque immédiate, de la légitimité de la position géopolitiquement et moralement hégémonique de ces mêmes USA sur le monde. Il fallait prendre des mesures immédiates, et le système s’y activa, comme mû inconsciemment, par le moyen de la communication dont l’activité allait être démultipliée. A cette réalité de la décomposition et de l’effondrement de la légitimité, il s’imposait d’opposer une narrative qui affirmât le contraire, raffermît les énergies et rassurât les âmes inquiètes. Cela nous conduit, en signalant l’événement, à observer combien l’activité de la communication, à cette occasion, changea de substance.

A l’aube des années 1980, le progrès de la communication était un fait avéré, d’une incontestable et formidable puissance, notamment grâce à ce domaine de la technologie des communications mais aussi grâce à ce qui semblait devoir être l’évolution des esprits dans le sens de l’acquiescement aux entreprises de représentation virtualiste du monde. La perte de la légitimité qu’entraînait le déclin de l’URSS entraîna, de ce côté, dans cet aspect de la puissance machiniste, comme par compensation mécanique selon le principe dit des vases communicants, un surcroît d’activité de la communication pour tenter de conserver la fiction de la nécessité légitime de l’américanisation. Mais la chose n’est pas aisée, ni à maintenir, ni à contenir ; de là qu’effectivement, le développement de la communication prit des proportions et des dimensions peu communes, au-delà du raisonnable à cet égard ; de là que, malheureusement pour cette cause, se révélèrent des effets pervers ou paradoxaux nés au cœur même du processus, comme des rejetons monstrueux de ce développement excessif. La communication recelait des surprises pour le système, dont certaines sont incontestablement peu agréables pour lui, qui constituent un événement imprévu et fort dérangeant.

Mais observons la chose d’une manière plus générale, car il y a une thèse à ce propos, un bouleversement général et considérable qui mérite et exige à la fois d’être apprécié dans un cadre synthétique. Il importe à ce point du propos, à partir de notre référence chronologique de l’effondrement de l’URSS, de rassembler les éléments de la thèse par un retour en arrière et des considérations sur un phénomène de structuration de la psychologie. Le développement de la communication tel que nous l’avons épisodiquement observé, à partir de l’identification que nous en avons faite initialement dans notre récit, avec l’apparition de la transmission par ondes, de la retransmission par pellicule, de la phénoménologie informatique, etc., ce développement en lui-même, par sa dynamique je veux dire, a créé une catégorie nouvelle de ce domaine général de la communication. Auparavant, au travers de la parole dite directement, de l’image peinte, du livre écrit, de la musique interprétée, le phénomène de la communication était inéluctablement attaché à une amarre humaine, qu’on percevait et mesurait aussitôt d’une façon ou d’une autre ; il s’agissait d’un phénomène relatif à son créateur, à son interprète, voire à son lieu d’exposition ; il s’agissait d’un phénomène qui ne peut en aucun cas arguer d’une autonomie quelconque, sinon par la grâce, au sens élevé du terme, de son interprétation, de la richesse qu’on y met soi-même, sans jamais méconnaître l’origine amarrée de la transmutation. La communication moderniste, machiniste et mécaniste, change tout cela, – je parle de ce qui apparaît presque à la manière d’une génération spontanée pour tenter de re-légitimer le système de l’américanisme alors que s’effondre la référence par effet indirect contraire de l’Union Soviétique. Les systèmes et les technologies de la communication ont créé un détachement radical de la matière communiquée, fût-elle image ou texte qu’importe, fût-elle information triviale ou représentation tenant de l’art lui-même, du sujet activant cette communication ; parlant de substance, en fait, on peut parler d’une rupture achevée. A partir de cette rupture, les orientations et les techniques ont proliféré mais il ne s’agit que de différences de stades, d’étages, dès lors que nous sommes dans ce domaine d’une substance différente avec la séparation physique entre le sujet et l’objet. L’essentiel à ce point est de mesurer, en renvoyant pour bien en apprécier la différence à l’observation du “mouvement” que crée la communication dans les années 1920, combien ce “mouvement” devient une vie en soi, une vie autonome, éventuellement artificielle, remarque-t-on d’abord puis de moins en moins, – et qui le sait encore et qui s’en souvient même, de cette artificialité perçue d’une façon contraignante d’abord, puis de toutes les façons possibles, et elle-même de moins en moins suspecte de nous contraindre, à mesure que passe le temps et que se développe le progrès, à la vitesse de la communication ? La rupture est achevée, et oubliée en tant que rupture pour que nous n’en constations plus que les effets sans les identifier comme tels. Les images et les sons, qui sont également des informations de toutes sortes, sont appréhendés, au résultat de la chose, dans notre temps, comme des artefacts absolument autonomes, comme des choses vivantes en soi. Nous ne parlons certainement pas du jugement délibéré, mais, d’une façon bien différente, et bien plus permanente et impavide, de la perception de la psychologie. Le jugement délibéré identifie la communication pour ce qu’elle est mais d’une façon passive, sans en tirer aucune conclusion qui puisse susciter une mobilisation de la psychologie ; au contraire, cette psychologie, laissée à elle-même, développe une perception de plus en plus ouverte à l’interprétation autonomiste des artefacts de communication. Bientôt, nous n’y pensons plus, et tout se passe comme si, effectivement, la communication était devenue chose en soi, et sa transmission, réalité en elle-même, sans plus de nécessité d’une référence amarrée à un facteur humain qui nous permettrait de faire jouer notre libre arbitre et son esprit critique à ce propos.

A ce point de la thèse, il faut ajouter une précision essentielle, qui, une fois dite, va de soi et éclaire encore mieux le propos, qui est d’ailleurs suggérée déjà par l’observation que c’est la psychologie qui est touchée, non le jugement. Le phénomène de la communication que nous décrivons, dont la consigne de le saluer avec éclat chez nos clercs assermentés a toujours été de préciser avec une emphase jubilatoire qu’il permettait ainsi de “libérer” démocratiquement l’esprit du citoyen en l’informant mieux, en lui dispensant toute la connaissance du monde, ce phénomène n’informe en rien ni ne dispense la connaissance ; ceux qui ne sont pas informés par grossièreté de l’esprit ne le sont pas plus ; ceux qui sont incultes par fermeture de l’esprit le restent ; le flot de la communication ne change pas la forme du galet qu’il frotte sans cesse, il le polit et le confirme dans sa forme. Tout juste peut-on dire, mais ce n’est pas rien, que “le flot de la communication” entretient les illusions à propos de la libération démocratique de l’esprit du citoyen et nourrit la propagande des clercs assermentés.

Mais on n’en peut rester là, parce que la communication, en touchant la psychologie, n’implique nullement d’imposer nécessairement une orientation du jugement. Pour compléter l’appréciation attristante que nous avons faite sur les esprits grossiers et fermés, et sur les clercs assermentés qui les alimentent, on atténue grandement la raideur pessimiste du propos en observant que la communication renforce, parfois décisivement, les esprits déjà faits et les esprits ouverts et indépendants, et qui savent en user, ou l’apprennent, en séparant le bon grain de l’ivraie qui pullule. Cela conduit à montrer le caractère ambivalent du phénomène de la communication qu’on décrit, et avec quelle force inattendue il a tout de même échappé à ses créateurs comme nous l’avons suggéré plus haut. Le phénomène de la communication introduit une conséquence d’une importance considérable, qui va devenir avec l’épisode historiquement daté dont nous parlons – entre les années 1980 de la fin de l’URSS et les années 1990 de la tentative de re-légitimation du système de l’américanisme, – un phénomène d’une importance historique considérable. Comme nous l’avons déjà observé avec intérêt, et en soulignant l’importance de la chose, et à partir d’une certaine ampleur considérable du flot de la communication comme on le vit déferler dans la période que nous considérons, la communication affecte et transforme radicalement la psychologie. Il s’agit d’abord de l’émotion, bien avant que la conscience et le jugement soient affectés, qui touche et transforme la psychologie. Il en résulte, non pas une connaissance et une culture différentes au premier chef, non pas un jugement imposé, mais d’abord une nouvelle capacité de perception du monde (et non pas une nouvelle perception imposée du monde). Plus encore, et considérant l’évolution que la communication avait imposée depuis les années 1920 sur un rythme beaucoup moins pressant que celui que nous subissons depuis les années 1980 et 1990, cette modification de la capacité de perception du monde, lorsqu’elle commence à se manifester dans le cours des années 1980 puis apparaît pleinement dans les années 1990, peut aussi bien se concevoir au contraire de ce qu’elle paraît dans le premier jugement négatif qu’on est fondé d’avoir, comme une libération pour les esprits et les jugements potentiellement puissants mais jusqu’alors contraints par la propagande ; la matière de la communication étant malléable, et à son propre bénéfice si l’on change sa perception du monde qui était jusqu’alors une perception contrainte, on peut effectivement en user pour soi-même comme d’une libération. Il y a là tous les ingrédients d’une communication, non pas imposée mais “vécue” par la psychologie, qui peut effectivement s’avérer comme un outil d’aliénation ou au contraire comme une entreprise de libération, selon ce qu’on en a inconsciemment. L’accélération du domaine de la communication dans les années 1990, au-delà de toutes les formes et le rythme prévisibles, rendit possible cette alternative.

Le phénomène ne se révéla que sur le terme des quelques années qui suivirent la chute du communisme, après qu’on ait pu croire trop succinctement qu’au contraire cette chose prestement baptisée “révolution de la communication” n’était qu’un raffinement d’une prison déjà verrouillée. C’est un “effet de boomerang” essentiel, contraire aux buts mécanistes des promoteurs de la chose, sur lequel on en verra plus, plus loin. L’essentiel est ici d’identifier cette articulation importante entre deux acceptions, très vite antagonistes, du concept de communication. Il y a modification de la capacité de perception du monde, et nullement modification de la connaissance et de la culture par l’information, ni enfermement d’une nouvelle mais uniforme perception du monde imposée. (C’est à partir de la modification de la perception du monde agissant alors comme un outil méthodologique, une “méthode” inattendue si l’on veut, qu’on pourra observer, dans les esprits et les jugements qui le peuvent, une modification de la connaissance et de la culture.)

Cette transmutation de la “révolution de la communication”, puisqu’on voit que c’en est une en vérité, s’est réalisée d’une manière radicale, à partir d’une préparation considérable, sans effets excessifs, sans tambour ni trompette si vous voulez, approximativement durant cette période autour de la chute de l’Union Soviétique. Il faut méditer éventuellement les interrogations à propos du rapport de la cause à l’effet, à propos de la détermination de la cause et de l’effet, à la lumière du constat que les années 1980 préparèrent cette transmutation qu’on mentionne du cours mystérieux des choses, alors que ces mêmes années 1980 furent le théâtre d’événements politiques aussi importants qu’ils furent ambigus.

Il y eut donc, il faut y revenir en retrouvant notre propos initial, cette occurrence historique d’une extrême importance. En même temps que se préparait cette “révolution de la communication” qui allait notamment, et principalement, servir à la tentative de re-légitimation du système de l’américanisme, avait donc lieu le processus d’effondrement de l’URSS. Ce n’est pas neutre ni le fait du hasard… Cette soi-disant “révolution” encore trop vite nommée mais déjà esquissée, commença à se manifester durant les Jeux Olympiques de Moscou de 1980, où il y eut un grand chambardement, avec manœuvres kagébistes diverses et convenues, pour tenter de contenir l’irruption sur la scène figée de l’empire soviétique en état de décomposition passive, de ces nouvelles technologies de la communication à l’occasion de la “couverture” médiatique de l’événement… On peut avancer que cette irruption, qui fut aussi une invasion, avec des aspects conquérants somme toute, venue de l’Ouest, cette irruption eut pour effet de participer activement et efficacement à la déstabilisation finale de l’URSS ; en ce sens, préparant Gorbatchev et sa glasnost, à partir de 1985, qui est essentiellement une révolution de la psychologie par le moyen volontairement et sciemment utilisé (au contraire du cas plus large qu’on examine) de la communication, avec soudain cette capacité offerte à l’individu de modifier sa perception du monde.

Observons déjà l’ambiguïté de cette pré-“révolution de la communication” des années 1980 à la lumière de l’expérience Gorbatchev ; ses effets ont, dans ce cas, bien des aspects dérangeants, antisystème dirais-je, déplaisants à l’américanisme qui veille, en même temps que la destruction du vieil “Ennemi” qui semblerait une victoire ; même ambiguïté que celle que nous signale Arbatov en 1988. Le symbole est ferme et beau, et plein de significations incertaines pour qui s’y attache en vérité. Les grandes manœuvres politiques et communicationnelles des années 1980 eurent pour effet, en plus d’être toujours proclamées en principe et quoi qu’il en soit de leurs effets à ce niveau, de participer dans ce cas à la libération des psychologies (celles des citoyens de l’URSS, redevenus Russes et d’autres nationalités). Cela n’est certainement pas encore la “transmutation radicale” dont nous parlons ; pour la transmutation, effectivement, l’on se reporte à la période à partir de 1989-1991 pour constater qu’il s’agit au contraire, si l’on s’en tient au premier abord, de la situation d’un enfermement des psychologies, celles des citoyens de l’Occident américaniste d’abord, les autres suivant en ordre dispersé, avec des tangentes paradoxales, évoluant diversement vers des libérations inattendues de la psychologie qu’on a signalées. Il reste que l’épisode de la libération soviétique constitua un avertissement à peine dissimulé, une suggestion qui avait son sens et son poids, pour ceux qui avaient l’oreille fine. Il nous indiquait, l’épisode, la façon dont les choses pouvaient radicalement changer, par la psychologie, et combien après lui, après l’URSS, notre tour allait venir.

Ainsi disposons-nous d’une démonstration historique, une période enchaînant sur l’autre, à la fois impeccable et implacable. Une création du système, et certes la plus ambitieuse, la plus essentielle avec la mécanique du technologisme puisque nous mettons, avec la communication, les deux sur un plan de hauteur égale, alors qu’elle engendre les effets les plus épouvantables comme le prévoient les intentions mécanistes qui l’animent, peut également manifester, complètement à l’inverse, des effets libérateurs dont la conséquence à terme, notamment avec le cas de la Russie et de sa position hostile au système américaniste du début de la première décennie du XXIème siècle, constitue une contre-attaque décidée contre ce système qui nous emprisonne. A l’orée de cette période ultime d’après 1989-1991 d’enfermement de la pensée par une psychologie absolument contrainte, d’un enfermement qu’on croirait définitif et sans retour, grâce à la ci-devant “révolution de la communication” qui va nous envelopper, l’affaire Gorbatchev nous apparaît comme un signe inattendu, surprenant, une petite lumière tremblotante dans la brume épaisse et gluante de l’investissement des âmes par la bêtise armée jusqu’aux dents et ornée d’un front si bas qu’il a des allures de menton. Elle nous dit, l’affaire Gorbatchev, qu’il ne faut pas désespérer.


Le monde d’après la fin de la Guerre froide ne ressemble à rien de ce que nous en attendions ; d’abord, simple circonstance arrangeante, parce que nous ne l’attendions pas. Nous n’attendions pas la fin de la Guerre froide, – je parle, disant “nous“, de nos dirigeants, experts, spécialistes, professeurs d’université, publicistes et présentateurs de télévision ; je parle de nos élites en vérité. Ils n’ont rien vu venir, par habitude de désintérêt du monde dans sa réalité et par satisfaction de l’enfermement du monde dans les arrangements de la Guerre froide. (De Gaulle avait une recette pour éviter le piège de l’illusion de la durée de l’Union Soviétique : il lui donnait le nom de “Russie”, rien d’autre.) Observant tout cela et s’en tenant au bon sens, on en conclut aussitôt qu’il y eut une mobilisation dans le désordre et l’urgence, devant l’inattendu effondrement. C’est de cette façon, suscitée par l’événement sans crier gare, comme nous en avait avertis Arbatov entre ses lignes, que la “révolution de la communication” de notre temps de crise ultime, préparée dans les années 1980 comme si le Diable se doutait de quelque chose, prit son essor dans la dernière décennie du siècle. La mission était d’une grande urgence, mission de sauvetage à n’en pas douter ; il s’agissait de sauver nos âmes en se saisissant, définitivement espérait-on, de nos frêles psychologies privées de leur miroir soviétique.

Il est vrai que tout se passait comme si nous avions perdu le sens des choses et, perdant le Grand Ennemi, comme si nous avions perdu notre propre identité, notre propre sens de nous-mêmes. Il y eut quelques années incertaines. Une fois encore, puisque la fatalité a choisi cette pente affreuse et cet étrange missi dominici, c’est l’Amérique qui est notre référence. On parla, dans ces années-là, d’une “perte d’identité” de la Grande République ; le mot est, à la réflexion, assez étrange puisqu’il implique que, pour la perdre, il fallait que l’Amérique eût effectivement une identité. Tout paraît confus parce que le brouillard enveloppe encore le clair matin du grand ébranlement ; “clair matin” ou crépuscule des idoles, je ne sais plus. L’historien William Pfaff, vivant à Paris, avec cette intelligence et cette sensibilité dégagées des pressions du système, qui fut constamment à cause de cela un des commentateurs éclairés de la presse américaine, écrivit deux articles sur ce phénomène de la perte d’identité de l’Amérique, ou sur le constat de son absence d’identité. Nous citons ci-dessous trois extraits de ces deux articles (9), qui doivent être lus comme un texte continu, qui peuvent parfaitement offrir une synthèse de ce jugement où, partant du constat conventionnel (la “perte de l’Ennemi de référence”), il parvient à la conclusion révolutionnaire (la perte, ou l’absence d’identité) :

«An interesting series of articles in The New York Times has described a sense of loss of purpose in many areas of American life following the Cold War's end. Without an enemy to struggle against, many seem to be questioning what exactly it is that Americans -and America - are supposed to be doing. […]

»…In practical matters of policy and national realignment, it seems to me that one is justified in taking an unexcited view of the effects of the Cold War's end on American life and institutions. But there is a deeper question to answer, which I will take up in a second column. I believe that the end-of the Cold War has laid bare a very deep crisis in what may be called the American identity — the American's sense not only of national purpose but of what he or she really is, or wishes to become. That seems to me worth further discussion. […]

»…So where do we Americans go now? Who are we now? I have no answer. I simply know that I find the idea of a multicultural or “rainbow” nation unconvincing. In ways it is a pleasing idea. It rights injustices. It invites a new social order of cooperation and goodwill. I fear that the actual results will be the contrary. But I do not know. I argue simply that the disorientation and anxiety felt by Americans in this aftermath, this hangover, of the Cold War, have to do with the loss of an identity — not the loss of an enemy.»

Ce sentiment peut paraître à la fois effrayant et étrange si l’on accepte la vision conventionnelle largement dispensée par les hagiographes du système, qui développait à l’envi la thèse de la “victoire“ historique et même post-historique, et dans tous les cas définitive (la “fin de l’Histoire”), du libéralisme. Au contraire, il apparaît significatif et compréhensif si l’on adopte une vision différente, présente dans ces pages, de la période suivante dans le déroulement continu d’une dynamique historique venue de loin et dont on aurait perçu déjà, comme inconsciemment, le caractère catastrophique. Ce sentiment collectif américaniste dura encore quatre bonnes années après les articles de Pfaff, malgré la fin (officiellement datée au printemps 1992) d’une sévère récession économique, disqualifiant l’autre explication dite “conjoncturelle” de la référence économique comme cause principale, ce faux-nez arrangeant qui a toujours soutenu les analyses de l’état d’esprit de la population des USA.

Tout changea à l’été 1996, à l’occasion d’un événement qu’on jugerait fortuit pour le propos. Son exploitation symbolique et médiatique, répondant sans doute à une sollicitation d’une psychologie collective aux abois, le transforma selon des proportions gigantesques et provoqua une poussée extraordinaire d’un sentiment également collectif, tenant plus du délire nationaliste que du chauvinisme habituellement relevé dans cette occurrence. Dans notre livre Chronique de l’ébranlement (10), nous écrivîmes à propos de l’épisode des Jeux Olympiques d’Atlanta :

« Le sens et la signification de la décennie 1990 semblent dépendre d'un mystère apparent, où l'humeur américaine est transportée des abysses d'une crise psychologique proche du désespoir ou de la colère révolutionnaire, aux sommets d'une affirmation triomphale où l'on croit avoir changé l'histoire du monde. Ces extrêmes ne se réfèrent à aucun événement particulièrement significatif et, dans tous les cas, à aucun pouvant justifier une telle extrémité. L'humeur change en tornade, mystère d'un basculement psychologique sans précédent, pourtant à peine noté. De pessimiste et volontiers apocalyptique, le public américain devient optimiste et euphorique en l’espace de quelques semaines. Les Jeux Olympiques d'Atlanta de juillet-août 1996 sont le théâtre, l'occasion et peut-être l'argument principal de ce changement d'humeur. C'est un déchaînement de délire nationaliste dont le journal Le Monde, pourtant vertueusement insoupçonnable d'anti-antiaméricanisme, écrit : “Il n'y a pas d'olympisme ici, tout juste une kermesse états-unienne, ahurissante d'indécence”. En même temps se déroule un spectacle abracadabrant d'attentats qui n'en sont pas, de terroristes qui se ramènent à un auxiliaire de la police un peu fêlé, d'une alerte générale au terrorisme dont on se demande à quoi elle répond, — cela, entre la destruction du vol TWA 888 dont on ignore encore aujourd'hui la cause, et le faux-vrai attentat d'une “bombe artisanale” dans un parc d'attraction d'Atlanta, qui fait un mort, par crise cardiaque, de rien de plus que d'une émotion mal contenue. L'Amérique n'est plus de notre monde bien qu'elle prétende désormais mener le monde, avec un Clinton qui prend goût à ce qui pourrait être effectivement sa “stature historique”. Son modèle historique change de Roosevelt : de FDR à Théodore, dit “Teddy”. »

Quelques semaines après cet épisode, on pouvait relever le constat de ces effets par une plume anodine qui ne se préoccupa guère d’en chercher l’explication, encore moins la signification. Ainsi les événements américanistes sont-ils respectés pour ce qu’ils sont en apparence, surtout s’ils sont de la veine qui colore la perception qu’on a du phénomène, sans qu’on juge nécessaire ne serait-ce qu’une simple explication de texte. Par conséquent, Sylvie Kaufmann, constatant le “retour de l’optimisme américain”, écrivit dans Le Monde du 29-30 septembre 1996 : « Où est passé “l'homme blanc en colère”? Où est-il, cet Américain moyen frustré, aigri et anxieux, qui envoya une majorité républicaine au Congrès il y a deux ans et provoqua l'ascension du populiste Pat Buchanan en février 1996 ? Si l'on en croit les sacro-saints sondages, cet étrange spécimen électoral que fut “the angry white male” semble avoir cédé la place à un citoyen apaisé, satisfait de sa situation économique et prêt à renvoyer pour quatre ans à la Maison Blanche un président démocrate qui lui garantit une certaine forme de statu quo. »

Disons aussitôt, comme une réserve tout à fait nécessaire, conforme à ce que nous percevons de l’événement, à la puissance hystérique que nous avons décrite et qui le marqua effectivement, que, dans ce commentaire, le qualificatif “apaisé” (“angry white male” qui se serait transmuté en un “citoyen apaisé”) nous paraît singulièrement déplacé. Mais cela ne dépare nullement, cela la confirme au contraire, cette attitude qui caractérise si continuellement les milieux intellectuels de nos temps postmodernes, singulièrement les parisiens, d’accepter comme une évidence tout ce qui nous vient de bienheureux des USA, implicitement comme une confirmation de la vertu suprême de ce pays, sans perdre son temps à explorer une autre explication que celle de la vertu.

La chose est, bien entendu, d’une essence complètement différente. La catharsis des Jeux Olympiques d’Atlanta, à la fois sollicitée par le public et nourrie, grossie, organisée une fois qu’elle eut démarré, par l’appareil médiatique américaniste, représente quelque chose qu’on ne peut définir que comme un abandon volontaire, une démission d’une réalité devenue insupportable à une psychologie collective à bout de nerfs. S’il faut marquer, dans notre classement personnel, l’installation référencée de périodes nouvelles et significatives, alors les Jeux Olympiques d’Atlanta marquent l’installation d’une ère que nous pourrions qualifier d’“ère virtualiste” (dans le cadre d’une époque également nouvelle, celle de la “psychopolitique” – voir plus loin). Certes, nous parlons de l’Amérique, qui est l’essentiel du propos ici, mais non sans ajouter que le reste du monde – The Rest Of the World, ou ROW, comme l’acronyme commence à apparaître, à cette époque précisément, dans les évaluations de la bureaucratie de sécurité nationale aux USA – ne fait que suivre, ou bien ne peut que suivre, tant il est encalminé psychologiquement dans son enchaînement à la légitimité de l’hégémonie américaniste sur le monde telle que la Guerre froide l’a imposée. On comprend aussitôt que cet épisode est directement enfanté par la puissance du système de la communication, qui rencontre les désirs secrets de la psychologie collective, cette transcription postmoderniste de la “tyrannie de la majorité” aux USA, selon Tocqueville, comme si lui-même (le système de la communication), les avait devinés et traduits en événements prenant toute leur force dans le symbolisme dont on les affecta. On comprend que, désormais, le système de la communication est effectivement établi comme l’une des deux forces dominantes (avec le système du technologisme, dont nous parlerons dans la partie suivante) des relations internationales et de la politique du monde.

Nous proposons d’identifier cette évolution comme celle du passage d’une époque à une autre qui se fait dans le cours des années 1990, d’une époque qu’on aurait qualifiée de géopolitique à une autre qu’on qualifierait de “psychopolitique”, la géographie cédant la place à la psychologie. Cela signifie que la géographie le cède à la psychologie dans le rôle de l’élément déterminant de la politique. L’extension exceptionnelle de ce que nous avons nommé “la communication” (le “système de la communication”), jusqu’à créer une nouvelle substance de cette matière, une substance réellement créatrice d’une nouvelle réalité, est la cause manifeste (avec le technologisme qui se marie à la communication) de cette transformation de la situation mondiale, voire de la situation de la civilisation. Cette évolution signifie que le principal facteur dans la détermination de la politique est désormais la psychologie, qui subit avec une force considérable l’influence de la communication ajoutée aux pressions mécanistes du technologisme ; nous ne disons certainement pas le jugement, voire l’esprit lui-même, mais bien la psychologie en tant qu’outil général de la perception de la réalité et de la formation du jugement, et outil influencé sans que la conscience mesure cette influence. On comprend très bien ici comment progressivement les effets du système de la communication sur les structures mentales et collectives sont devenus plus importants que ce qui est communiqué, que la communication elle-même. Il s’agit d’une autre occurrence qui nous ramène au schéma déjà signalé, comme caractéristique du phénomène historique dont nous décrivons le déroulement et la substance, de l’action de la matière – cas de la communication, dans ses entrelacs technologiques et les moyens qui lui sont liés – sur le domaine intellectuel et, au-delà, spirituel, cette fois par le biais de l’outil de la psychologie qui en subit l’influence. Déjà s’impose le caractère principal de ce que nous désignons comme le “virtualisme”, qui est un état nouveau des choses, qui va devenir lui-même une idéologie ; la communication, qui est représentée par certains comme une extension incroyablement sophistiquée de la propagande, s’avérant enfin bien plus que cela ; la communication engendrant le virtualisme, avec comme caractère principal s’accentuant à mesure, l’inconscience complète du processus par ceux-là mêmes qui l’activent ; avec, au bout du compte, la communication soi-disant liée à la propagande, mais, en réalité, devenue complètement étrangère à elle, installant par son influence directe sur la psychologie, hors de toute conscience de la chose, une perception bien plus qu’une tromperie, à laquelle ceux-là mêmes qui l’activent croient eux-mêmes complètement.

Il est vrai que nous n’avons jamais résisté à la tentation de citer et citer encore cette intervention, le 10 juin 1998 devant une commission du Congrès des Etats-Unis, répercutée le 11 juin 1998 en première page de l’International Herald Tribune, du président de la Federal Reserve, Alan Greenspan. C’était au temps d’un des spasmes d’expansion folle de l’économie liée à la “nouvelle finance”, celui-ci lié aux perspectives enivrées et enfiévrées de la “bulle” Internet. Greenspan déclara : «La situation ne correspond pas à ce que l’évolution historique nous conduisait à attendre à ce point de l’expansion économique et, quoiqu’il soit possible, en un sens, que [notre économie] ait dépassé l’histoire, nous devons également rester vigilants au fait que des relations historiques moins favorables puissent s’imposer à nous.» “Dépassé l’histoire” (“beyond history”) ? Le président de la Federal Reserve envisageait comme une hypothèse raisonnable, honorable, concevable, etc., sans qu’il l’épousât nécessairement car on tient à son quant-à-soi, que l’économie ne répondît plus aux lois de la situation et de l’évolution mêmes de la civilisation, qu’elle leur eût échappé, qu’elle eût pris son envol dans un éther nouveau, échappant à la physique du monde, pour s’installer dans une métaphysique propre, américaniste, comme dans les années 1920 si l’on veut. On salua respectueusement Alan Greenspan pour ce précieux avis et l’on attendit la suite, – laquelle ne tarda pas parce que nous sommes en Amérique, que les choses y vont vite et que, lorsqu’on “parle d’Amérique” aujourd’hui, le 11 septembre n’est jamais bien loin…


Commençons par ce que le 11 septembre 2001 n’est pas principalement, même s’il est en partie ceci et/ou cela, d’une façon ou l’autre ; ni un attentat terroriste, ni une attaque contre l’Amérique, ni un complot, ni un “truc” pour se donner quelque argument pour attaquer l’Afghanistan, l’Irak et tout ce qui s’ensuit ; ni tout à fait ceci, ni tout à fait cela, un peu de ceci, un peu de cela, à cet égard une sorte d’événement-patchwork, si vous voulez une “auberge espagnole” postmoderne où tout un chacun dépose son obole, son hypothèse et sa certitude, son projet et son programme, son importance et ses anathèmes ; rien, au fond, de tout à fait sérieux. Nous en restons là pour l’accessoire, pour en venir à l’essentiel. Par-dessus tout et bien au-delà de tout, comme si la chose était d’un autre monde, c’est un immense événement de communication.

Le 11 septembre est un événement absolument déstructurant, il brise son époque, ou plutôt il achève de briser une époque qui se préparait évidemment à cette issue. Dans ce sens, 9/11 est un événement “beyond history”, à la façon que nous décrit, sérieux comme un Nostradamus installé comme pape, l’“authoritative” Alan Greenspan ; plus précisément, un événement qui entend briser définitivement un cadre contraignant et nous emporter “beyond history”. A la lumière de ces observations, comment ne pas établir un lien, et le nouer avec force, sans un seul instant d’hésitation, entre le visage impavide de Greenspan exposant son jugement sur l’économie “beyond history” sous le regard pompeux des sénateurs, et le film de l’attaque, et les images des tours qui s’effondrent, repassant cent fois, mille fois, plus d’un million de fois, sur les écrans de télévision, rythmées par les larmoiements de tous les commentateurs drapés dans autant de bannières étoilées – “en boucle”, disent-ils, autant les attaques que les larmoiements, comme s’il s’agissait effectivement d’un cercle vicieux où nous voilà pris… L’événement en soi, comparé à Waterloo, à Gettysburg, à Verdun ou à Hiroshima, n’est pas vraiment sérieux. La chose est déplorable, elle autorise des alarmes diverses, des constats désolés et des appréciations convenables sur la civilisation et sur les droits de l’homme – mais aller au-delà, s’installer en propriétaire sur le seuil de la grande Histoire et parler d’une perspective absolument écrite de l’histoire du monde, écrite telle qu’on vous présente l’événement, “en boucle”, et écrite par les hommes maîtres du monde ? (Et l’on sait de quels hommes nous parlons ici, qui sont ceux qui vous décrivent l’événement “en boucle”, qui se l’approprient, qui le modèlent, le fabriquent, le créent après qu’il ait eu lieu, comme s’il existait à partir de cet instant à où on le décrit après qu’il ait eu lieu.)

C’est à ce point qu’effectivement on est conduit à distinguer un classement nouveau dans les événements. Lorsqu’il reçoit, à l’automne 2002, l’ambassadeur de France venu prendre congé, son terme accompli à Washington, le vice-président Cheney lui confie, l’air sombre comme on peut imaginer : « Vous autres, Européens, vous n'imaginez pas l'ampleur de l'effet qu'a produit sur nous l'attaque du 11 septembre. » On peut croire cet homme à la conscience torturée, chargé de turpitudes et de complots divers, personnalité jugée exécrable et extrémiste, d’une médiocrité extrême et d’un simplisme de l’esprit confondant, exprimant pourtant, à cet instant, un sentiment sincère né d’une psychologie frappée au cœur. Le virtualisme rassemble en un esprit unique, manipulé par une psychologie soudain aussi malléable qu’une matière molle, les pires desseins et les terreurs les plus sincères, les secondes filles des premiers sans qu’aucune appréciation critique puisse tracer une ligne de démarcation. Noami Klein, décrivant plus tard la “stratégie” du capitalisme déchaîné, ou “capitalisme du désastre”, avec le titre de son ouvrage, La stratégie du choc (11), fournit la description du premier effet ainsi obtenu, et peut-être le premier effet inconsciemment recherché ; que l’essentiel de ce “choc”, chronologiquement et en intensité, soit d’abord pour la psychologie, – et, ajoutons-le pour notre compte, avec la plus grande insistance, – pour la psychologie de tous, d’abord de ceux qui œuvrent avec le plus de zèle au développement du dessein général sans y rien entendre.

La même Naomi Klein, dans un passage fort intéressant de son œuvre, nous permet de poursuivre sur la voie tortueuse ouverte par ce rapide coup d’œil jeté sur la psychologie du vice-président Dick Cheney, après l’attaque du 11 septembre 2001. Klein trace un historique de l’idéologie qui aboutit à ce qu’elle nomme “le capitalisme du désastre”, sur lequel s’appuie pour l’essentiel l’action déstructurante du volet économique du système de l’américanisme, et qui était déjà largement en activité avant ce même 11 septembre. Elle nous donne une explication fondamentale de l’usage et du but de la torture dans le cadre du sujet qu’elle décrit, qui sont beaucoup moins policiers qu’idéologiques. Elle en fait remonter certaines origines, pour la séquence envisagée, aux années 1950 et aux travaux conjoints d’agences de renseignements et de divers universitaires qui leur sont liés, aux USA certes, utilisant autant des méthodes coercitives aux buts psychologiques évidents que l’usage de drogues agissant dans ce domaine. Elle précise combien le but est moins d’obtenir des renseignements que de changer la psychologie de la victime, jusqu’à faire de cette psychologie “une page blanche” sur laquelle pourraient être tracés des traits nouveaux, composant un caractère et un comportement plus conformes à ce que l’idéologie régnante en attendait. « Selon les articles qu’il fit paraître à l’époque, écrit Klein, le Dr. Cameron croyait que la seule façon d’inculquer à ses patients de nouveaux comportements plus sains était d’entrer dans leur esprit afin d’y “briser les anciennes structures pathologiques”. La première étape consistait à “déstructurer”. L’objectif, en soi stupéfiant, était de faire régresser l’esprit vers un état où, pour reprendre les mots d’Aristote, il était comme “une tablette où il n’y a rien d’écrit”, un tabula rasa. Selon Cameron, il suffisait d’attaquer le cerveau par tous les moyens réputés entraver son fonctionnement normal, – simultanément. La technique première du choc et de l’effroi appliquée au cerveau, en somme. » Naomi Klein rapporte combien cette “philosophie” orienta et caractérisa diverses campagnes que nous eûmes coutume d’identifier comme politiques ou militaires, et qui avaient comme but réel d’imposer de nouveaux régimes capitalistes extrêmes (12), qui eurent lieu dans des régions périphériques tout au long de la Guerre froide. Klein rapporte ces quelques considérations d’un journaliste argentin, Rodolpho Walsh, persécuté par la junte des généraux argentins à la fin des années 1970, extraites d’une lettre ouverte qu’il tenta de faire diffuser : « La lettre débute par une dénonciation de la campagne de terreur menée par les généraux, du recours “à la torture extrême, continue et métaphysique”, et du rôle joué par la CIA dans la formation de la police argentine. »

Le terme “métaphysique”, bien entendu, doit nous arrêter, et c’est pourquoi nous le soulignons. Il montre combien cette torture a beaucoup moins d’objectifs policiers que de buts psychologiques fondamentaux. Il s’agit bien de transformer l’homme, par le moyen de la coercition exercée de toutes les façons pour qu’elle atteigne et déstructure sa psychologie dans le sens qu’on a vu. Ainsi en est-il de l’usage de la torture à partir du 11 septembre 2001, qui fut aussitôt habillé d’expressions bureaucratiques (“harsh interrogation techniques”) destinées à atténuer le choc de la révélation de la torture sur le public bien-pensant de la Grande République bien sûr, mais qui sont aussi destinées à nous suggérer en vérité que le concept classique et trivial de torture, – violence pour obtenir le but immédiat d’informations, – est ici transcendé par un but plus large, plus élaboré, plus indirect, – plus haut, en un sens, selon de tels jugements fiévreux et eux-mêmes embrassés par le virtualisme. On identifie une démarche qui se rapproche de la conception américaniste dite de la Social Fabric, en vogue dans les années 1920 aux USA où le social-darwinisme accompagnait la fièvre des Roaring Twenties, lorsque la police avait elle-même trouvé l’expression de “troisième degré” pour ces pratiques contre des suspects dont il s’agissait moins d’obtenir des informations que l’acceptation d’endosser en pleine conscience un rôle spécifique dans la société, celui de coupable ; là aussi, le dessein est la transformation de l’homme, la “fabrique d’un homme nouveau”, faite d’une façon un peu moins voyante que celle qu’on pratiquait en URSS parallèlement, mais selon les mêmes critères de la vertu idéologique. Cette référence a également l’avantage de relier la décennie (les années 1920) qui suscita la naissance du phénomène de la communication et l’événement, quatre-vingts ans plus tard, qui prétendit lancer l’assaut final, en rassemblant tout ce qui avait précédé, pour installer l’idéologie du virtualisme. A cette lumière, le camp de Guantanamo où sont fourrés pendant des années, hors de tout cadre légal, des “terroristes” ou supposés tels, – mais qu’importe, si l’on considère le but poursuivi, – Guantanamo est plus un centre de rééducation psychologique, à première vue comme en installaient les communistes avec des prisonniers occidentaux, mais en y réfléchissant, beaucoup plus que cela – un centre de transmutation psychologique impératif qui serait alors l’apanage de l’américanisme en matière d’intensité de pression jusqu’à la rupture de l’identité et son effacement pour la remplacer par une autre, plus convenable, bien plus qu’un centre de torture. Retenons ceci, qui convient si complètement à tout le reste de la thèse : bien au-delà de l’Inquisition ou du communisme, dont les pressions portent sur la modification de l’objet de la croyance, la “rééducation américaniste” porte sur la transmutation de la psychologie qui, une fois transmutée, conduira l’esprit à porter de lui-même, en toute liberté doit-on dire en évitant l’écueil de l’ironie, les jugements et les choix qui importent. La liberté elle-même est sauve, puisqu’elle-même est transmutée. Le grand dessein n’est pas de contraindre le choix et le jugement mais de transmuter l’identité de l’être. Même la comparaison avec les techniques communistes extrêmes dites de “lavage de cerveau”, qui eurent leur heure de gloire suspecte à l’occasion des conflits de Corée et d’Indochine dans les années 1950, ne rend pas compte de l’ampleur de la démarche ; là encore, le “lavage de cerveau” impliquait qu’on imposât aussitôt sur la chose lavée des souillures occidentales la pensée conformée de la doctrine communiste ; dans notre cas, toujours et encore, rien que la psychologie devenue tabula rasa, pour que s’y installent, en toute liberté en vérité, les composants qui conduiront, par le même “chemin de la liberté”, à la conclusion idéologique qui s’impose au sujet, avec son irrésistible cohérence et sa prégnance incontestée.

Le lecteur comprend évidemment que notre sujet n’est pas le capitalisme, même si nous citons en les appréciant comme fondamentaux les travaux de documentation de Noami Klein, mais la psychologie. L’entreprise est de cet ordre et porte sur ce domaine. C’est la marque incontestable et extraordinaire de la période que nous venons de décrire, avec son accélération depuis 9/11, qui justifie absolument de décrire la charnière que nous décrivons comme le passage de la géopolitique à la psychopolitique. L’entreprise paraît justifiée par des desseins humains bien identifiés, comme le “capitalisme du désastre” selon Naomi Klein. Nous y voyons un dessein plus vaste, dans un temps historique où nous sommes passés, insensiblement d’abord puis de plus en plus brutalement, après l’établissement de l’empire effectif et à visage découvert de l’américanisme sur le monde, à partir de 1945-48, d’une perception renouvelée de la marche triomphale du Progrès née de l’“idéal de puissance”, à une perception retrouvant peu à peu puis de plus en plus fortement les conséquences catastrophiques de ce Progrès, de ce que nous pourrions aussi bien nommer “la Force” en nous référant au langage ésotérique de l’hollywoodisme des temps reaganiens, Star Wars et l’“empire du Mal” en l’occurrence, qui sont l’introduction ronflante de notre période. L’élan puis l’épanouissement de la communication dans sa période heureuse, encore gardée de ses excès, avaient effacé la puissante et salutaire réaction de la période 1919-1933 tirant les enseignements métahistoriques de la catastrophe de 1914. Le subterfuge n’a duré que le temps de la Guerre froide, qui assurait par la légitimité qu’elle conférait à l’Empire une certaine impunité à la communication, même si celle-ci était évidemment identifiée comme outil de l’américanisme.


Ce que nous nommons géopolitique nous apparaît être, sous une forme volontairement rationalisée, avec toute la forte évidence de la raison devenue reine, presqu’avec le masque aimable, sérieux et rassurant de la démarche scientifique, une application de méthodologie politique de l’“idéal de puissance”. Les facteurs essentiels qui sont considérés sont des facteurs de force dont l’immanence est proclamée puisqu’ils sont gravés par la logique géopolitique dans cette réalité immuable de la géographie, avec comme conséquence inéluctable l’“économie de force” dont parlaient Aron et Dandieu en 1931. On ne s’étonne pas de constater qu’à part celui que certains désignent comme son “fondateur institutionnel”, le Suédois Rudolf Kjellén en 1905, la géopolitique s’est faite quasiment de génération spontanée au tournant des XIXème et XXème siècles et s’est répandue en une “école allemande” et une “école anglo-saxonne” (américaniste et britannique). La “géopolitique française” s’est constituée surtout pour critiquer l’approche déterministe, déterminée par le facteur de la force (l“idéal de la puissance”), de la véritable géopolitique. Le triomphe de la géopolitique dans la soi-disant pensée politique, ou plutôt dans ce que la pensée politique est conduite à accepter comme un ensemble de contraintes qui la bornent décisivement, suit parfaitement l’évolution de la grande force historique dont nous-mêmes suivons la trace jusqu’à en être sa transcription terrestre et théorisée, pour ce cas dans la période de la fin du XIXème siècle et de la Grande Guerre jusqu’à l’immédiat après-Guerre froide. C’est à ce point de l’Histoire – “l’immédiat après-Guerre froide” – que nous situons l’entame du déclin décisif et très rapide de la géopolitique, – puisqu’il est effectivement question, dans notre esprit, du “déclin décisif” de la géopolitique.

La géopolitique est la projection stratégique et politique, et d’apparence rationnelle, de l’“idéal de la puissance” puisqu’elle ordonne la stratégie et la politique selon la puissance naturelle et ses prolongements de force (géographie et son prolongement de l’économie de force). Le fait même illustre sa contradiction interne. L’“idéal de la puissance” est aussi la transcription politique de l’idée moderniste de la toute-puissance de l’homme, de la maîtrise du monde par l’homme, de la marque imposée par l’homme sur la nature – de même que le puissant mouvement que nous décrivons en est la manifestation métahistorique – et, dans ce cas également comme une contradiction interne, la démonstration implicite et bien dérangeante de la soumission de l’homme à cette terrible force métahistorique. La géopolitique, pour exprimer la supériorité de la puissance sur le reste, enchaîne la politique principalement au facteur fondamental de puissance de la nature qu’est la géographie avec son prolongement de l’économie de force. Cette affirmation de toute-puissance de l’homme sur la nature du monde se retrouve prisonnière de la nature du monde qu’elle prétend soumettre à sa mesure. Voilà exposée la contradiction interne de l’esprit de puissance, de l’Allemagne et de l’Amérique, qui s’exprime dans chacune de leurs aventures, dans des façons qui leur sont spécifiques mais qui relèvent de la même substance de la nécessité de l’expansion comme façon d’être, et de l’expansionnisme comme dynamique. Cette contradiction interne se renforce d’une caractéristique qui conduit à faire de toute géopolitique, sous l’influence allemande lorsqu’elle est pangermaniste et sous l’influence américaniste qui lui succède, une course sans fin à la puissance pour trouver une identité, un être, qui n’existe pas intrinsèquement dans ces deux puissances, et cette course à la racine de leur poursuite de l’“idéal de puissance” dont la recherche passe nécessairement par l’expansion géographique qu’ordonne la géopolitique. L’Allemagne est cette confédération morcelée qui se réunit par le fer et le feu prussien, pour passer directement au modèle de l’empire qui ne parvient pas à se fixer dans l’espace, qui dispose d’une identité utopique mais qui reste éternellement en quête de territoires nouveaux ou d’espaces voisins sur lesquels elle prétend avoir un bail caché ; l’Amérique, évidemment, dont on sait l’origine, qui repousse les références historiques, qui ne peut s’accomplir que dans une quête éternellement expansionniste promise à ne se satisfaire que des frontières du monde, qui ne peut vivre qu’en poursuivant un but éternel d’expansion de l’américanisme. A cette lumière, la géopolitique qu’imposent ces deux pan expansionnismes qui se succèdent est une “science” politique où la raison devient, selon la formule moderniste, substance même du monde en abandonnant sa noble fonction d’outil de compréhension du monde, “science” ainsi transformée en utopie qui s’exprime parfaitement dans l’“idéal de puissance”. Avec l’Amérique, arrivée où on la voit dans notre récit, à la fois dominatrice de tout et retrouvant sa crise identitaire irrésolue, plongeant dans la communication jusqu’au virtualisme pour maquiller ce constat fatal, la géopolitique fut conduite au terme de son destin et mourut de sa mort infâme et dissimulée.

Nous n’en chercherons pas la cause dans des événements référencés, identifiés (même comme négatifs pour elle) selon la vision géopolitique ; cela serait faire la part trop belle à la géopolitique, en la considérant tout de même comme légitime et toujours maîtresse du jeu, comme référence maintenue malgré son sort funeste. Au contraire, ce sont les références de la géopolitique, avec la géopolitique elle-même, qui chutent et se dissolvent. Nous ne disons pas que la géopolitique disparaît puisque l’empire américaniste tient le haut du pavé et qu’il s’est lui-même légitimé sur la cohérence géopolitique de l’“idéal de puissance”, mais elle se découvre soudain sur un terrain mouvant, incertain, déstabilisant, – disons ironiquement le mot puisque c’est l’effet essentiel de la géopolitique retourné contre elle-même : sur un terrain déstructurant. La cause en est l’affirmation triomphale et universelle de la communication jusqu’à son extrême du virtualisme. C’est une ironie du destin de plus, comme notre crise générale devenue structure crisique du monde ne cesse de nous ménager ; il n’y a même que cela, le jugement ironique et par conséquent qui remet à sa place cette prétention moderniste à la puissance que ne cesse de ménager le destin métahistorique de notre époque du XXIème siècle où les enseignements de la crise générale apparaissent en pleine lumière.

On a vu que le triomphe de la communication jusqu’à l’extrémisme du virtualisme s’est développé à son stade ultime pour sortir l’empire d’un marasme étrange qui en menaçait la substance (la “crise d’identité” de 1989-1996, jusqu’aux JO d’Atlanta). Ce n’est qu’une circonstance conjoncturelle, et il est temps d’y ajouter, comme une ombre terrible et menaçante sur le cours du Progrès, de la modernité et de l’américanisme, le facteur eschatologique. Nous entendons désigner par cette expression l’apparition progressive de facteurs de crise nouveaux, qui affectent des composants universels constitutifs du cimier vital de la modernité (dans la forme absolument anti-stendhalienne du slogan « les Lumières, c’est désormais l’industrie »). Nous disons eschatologique parce que les domaines concernés échappent effectivement à la maîtrise humaine ; qu’il s’agisse de la crise de l’énergie, des ressources naturelles, la crise de l’environnement, puis la crise climatique prise dans son sens le plus large qui intègre la crise (la destruction) de l’environnement, c’est-à-dire tout ce qui fonde et entretient la chaudière bouillonnante du Progrès entré dans sa structure crisique, c’est le système né du Choix du feu qui est en cause ; ce système du Choix du feu est à son tour le cimier de l’“idéal de puissance” dont la politique s’exprime dans les règles de fer de la géopolitique. On sait que, depuis les premières alertes – même si elles ne sont qu’indirectement liées à la cause, elles éveillent la conscience – disons depuis la première crise du pétrole de 1973-1974, la même conscience n’a cessé de s’ouvrir à la possibilité de ces perspectives eschatologiques de crise. Il ne s’agit de rien de moins que la crise centrale et la crise ultime du système, et de cette civilisation ancienne et pleine d’ambitions de l’“idéal de la perfection” qui s’est donnée à lui, dans un mouvement terrible de volte-face de sa raison d’être, en le cédant à l’“idéal de puissance”. Même si elle a continué à s’agiter, à faire des pieds et des mains, et des plans, et des “Grands Jeux” de contrôle de l’énergie et consort, la géopolitique s’est trouvée de plus en plus enfermée dans l’impuissance grandissante d’offrir le remède d’un emplâtre sur une jambe de bois, de proposer de traiter le symptôme en ignorant la cause et ainsi de suite. Bien entendu, l’alternative n’a pas été d’offrir une voie nouvelle du traitement de la crise dans ses racines profondes, parce que c’est alors la mise en cause radicale du système né du Choix du feu, et du Choix du feu lui-même. L’alternative a été la dissimulation, puis, très vite, la proposition de création d’un univers différent, c’est-à-dire l’offre fascinante d’un virtualisme transformant l’univers de façon à écarter les crises eschatologiques, décidément irritantes et inquiétantes, au profit de belles et bonnes “crises idéologiques”, d’“affrontements de civilisation”, de “Grande Guerre contre la Terreur” et ainsi de suite. La mue fut accomplie plus vite qu’il ne faut de mots pour la décrire, par exemple, aussi vite que pour l’attaque du 11 septembre avec ses montages divers. Malgré ses protestations furieuses, la géopolitique fut remisée au rayon des vieilles barbes. La communication s’imposait, maîtresse du jeu, et les stratèges se perdaient en conjectures sur les raisons de telle et telle aventures extérieures – l’Afghanistan, l’Irak, toutes ces “folies du roi George” – qui croyaient pouvoir s’expliquer par toutes les raisons du monde, dans tous les domaines du monde et de toutes les façons du monde, qui s’inscrivaient en réalité, si l’on ose dire, dans le cadre grandiose du virtualisme. L’époque avait déjà changé et la configuration géographique de la politique de puissance n’importait plus. La communication régnait.

Le travestissement n’eut plus de bornes. La raison déserta le jugement et l’âme s’abîma dans l’illusion que donnait l’affirmation désormais illimitée de la puissance, en dépit des signes contraires pour faire douter de sa vigueur et de son efficacité. «We’re an empire now, and when we act, we create our own reality», disait au journaliste et auteur Ron Suskind (13), à l’été 2002, un officiel de la Maison-Blanche, dans une phrase fameuse décrivant la vanité et l’hubris désormais devenus symptôme d’une pathologie de la psychologie. Le but de ce travestissement psychologique, probablement inconscient, – qui ne peut attendre de ces piètres misérables qui servent le dessein de l’imposture la moindre lucidité, – était dans cette ambition détestable de changer la psychologie, de transmuter l’identité en écartant son domaine critique, pour que l’homme accepte les effets devenus pure fiction de cette énorme puissance prétendument historique. Il nous était alors dit que, déjà, la réalité infligeait aux promoteurs du virtualisme impérial des démentis catastrophiques dans toutes les entreprises qu’ils lançaient pour apporter la preuve historique que leur tromperie inconsciente ne l’était pas. Cette époque tragique a des aspects d’incroyable puérilité, de pathétique stérilité de la raison barbouillée en sa caricature. Cela serait diabolique si ce n’était dérisoire, mais peut-être le Diable, qui est habile, a-t-il compris que la dérision est ce par quoi nous les prendrons, ces publicistes zélés du virtualisme, et les déculotterons cul par-dessus tête. Le Diable en riait donc déjà, par avance.


Mais nous parlons déjà du passé – comme les choses vont vite, comme le temps accélère ; c’est bien là un majestueux phénomène au centre du destin que nous intime l’Histoire, cette accélération qui mesure également le désintégration de nos illusions – ou mieux dit pour notre compte, la déstructuration extraordinairement rapide de l’univers mis en place par l’“idéal de puissance”. C’est déjà un signe de ce phénomène qui justifie complètement le titre de ce récit, de cet essai ; c’est en effet la grâce de l’Histoire que les montages les plus enfiévrés, les plus considérables, érigés au moyen de forces et de technologies exceptionnelles, avec le concours de tant de psychologies retournées par l’“idéal de puissance”, se déstructurent bien plus vite, infiniment plus vite qu’ils ont semblé se structurer. La chose se comprend par la nature ambiguë, ambivalente, la nature aussi fortement marquée d’oxymores que la musique baroque, du phénomène de la communication ; celle-ci, la communication, recèle les moyens d’ériger en puissance suprême l’imposture comme si elle n’était pas imposture, le montage à prétention métahistorique du virtualisme ; et les moyens également, tout aussi puissants, de la mettre à nu, de la dénoncer, de la combattre, de la ridiculiser, de la déstructurer déjà.

Nous écrivions plus haut “la communication régnait”, n’évoquant pas une seconde la réalité per se mais une réalité que la puissance de la communication semble permettre d’imposer à nos perceptions enfiévrées et à nos psychologies manipulées. Passant à l’ère psychopolitique, nous avons perdu la réalité en tant que référence objective – fût-ce une réalité faussée, arrangée, manipulée – une référence objective imposée par la tromperie. A la place, il y a le virtualisme, c’est-à-dire “une” réalité imposée par des moyens d’une grande puissance, mais aussi vulnérable et fragile qu’elle paraît puissamment imposée. La communication est un Janus postmoderne, un Janus multiplié, à multiples visages. Elle donne des moyens d’une très grande puissance d’imposer une réalité indubitable sous le nom de virtualisme, mais indubitable si l’on en a soi-même la psychologie infectée dans ce sens, et le caractère trop faible pour échapper à sa fascination. Mais la communication n’entre pas dans ces conditions et les moyens qu’elle offre sont à la disposition de tous. Si ce n’est le cas de la psychologie infectée, si vous affermissez votre caractère par l’exigence du jugement droit, si vous arrivez à tenir la position du dissident du système et du virtualisme, alors vous pouvez vous saisir à votre tour, pour en disposer pour votre cause, des moyens également disponibles de la communication, et allumer des contre-feux qui, à partir d’une ligne d’avancement de feu, confrontent le système et son virtualisme à une terre brûlée sur laquelle son incendie de déstructuration du monde ne trouve plus d’aliments. Ainsi, la communication, en même temps qu’elle permet d’ériger le virtualisme, permet à mesure à la dissidence de monter une résistance décisive contre le virtualisme.

La leçon est vite comprise, depuis l’attaque du 11 septembre 2001 et l’offensive de communication qui suit ; la victoire semble écrasante, elle n’est que temporaire, à peine, et si illusoire qu’elle semble comme du sable qui glisse entre vos doigts ; l’esprit exalté par l’illusion de cette puissance oublie la mesure du monde, se perd dans des entreprises insensées, croit à l’illusion qu’il s’est érigée et y sombre irrésistiblement. Ce que nous nommons “virtualisme” n’a jamais triomphé ; il a semblé s’installer ; il a aussitôt commencé à perdre parallèlement de l’apparence de sa substance, sous les coups de sa confrontation avec la réalité ; mais sa substance n’est faite que d’apparence effectivement, et la perversion progressive de son apparence a engendré la sienne propre ; l’effet immédiat de l’effacement de cette apparence de substance à la place de la substance des choses a accéléré le désordre, la parcellisation du monde, la confusion sur la mesure de la puissance, la perdition des références hâtivement installées comme nouvelles bornes du monde factice si rapidement mis en place. Le chaos des années 2005-2009, ponctué par l’immense crise du 15 septembre 2008, témoigne de cette furieuse riposte de l’Histoire face à la tentative virtualiste, – car, on ne peut nommer autrement ce volte-face qui semble ridiculiser le “triomphe” des années 2001-2003, du 11 septembre 2001 à l’expédition irakienne si historiquement indescriptible à cause de son absurdité nihiliste. Nous allons vite, des événements se succèdent d’année en année, que dis-je, de mois en mois, dont la dimension considérable est obscurcie par le virtualisme du monde des élites, mais qui pèse en vérité de tout son poids, qui pèse encore plus lourd parce que ces fous s’obstinent à ne rien voir.

Le grand phénomène de notre temps, c’est d’assister, en spectateurs qu’on n’oserait qualifier de “privilégiés”, et pourtant c’est cela, à cet affrontement suprême entre la tentative humaine finale de subversion de l’Histoire, et l’Histoire elle-même. La tragédie du monde se manifeste chaque jour, avec une si grande rapidité, dans une dimension outrancièrement grossie par le phénomène de la communication, extraordinairement visible pour qui consent à ouvrir les yeux. Nous observons la chose, nous sommes, pour qui s’en avise, les historiens immédiats de l’Histoire fondamentale. Notre perception elle-même, immédiatement sollicitée, aussitôt réactive, semble être devenue une part de cette tragédie et contribue à la grandir encore. Nous voyons se manifester la substance eschatologique de la tragédie du monde. Jamais dans notre histoire humaine que nous avons l’habitude de manier quotidiennement, l’homme n’a été aussi proche de l’Histoire qui le dépasse et qui le conduit, et jusqu’à la métahistoire elle-même, consentant à approcher à la portée de notre perception. Et nous la voyons.

…Nous la voyons parce que, comme il a été suggéré déjà à plusieurs reprises, le phénomène de la communication qui est devenu avec la puissance technologique la version postmoderniste extrême de “la Force”, a engendré avec une puissance extraordinaire un double de résistance absolument inattendu pour cette puissance qui semblait sans limites et sans concurrence possible. Il n’est pas utile de s’attarder aux détails qui sont monnaie courante dans le jugement contemporain, et dans l’esprit des lecteurs de ce temps. Qu’il nous suffise d’observer qu’une sorte de dynamique de mimétisme s’est développée, comme s’il s’agissait d’une partie intégrante, jusqu’alors non identifiée, de la communication. Devenue universelle comme c’est sa fonction même, mise entre toutes les mains parce que le système n’a jamais vu dans ce “toutes les mains” que des outils manipulateurs d’une dynamique d’entretien de sa propre prospérité marchande, cette dynamique de mimétisme a été aussitôt investie – du moins est-il impératif de l’espérer avec une fermeté sans faille – par un esprit de résistance qui semble n’attendre que cela pour se développer. On ne s’attardera certainement pas à en faire l’analyse, à peser ses idées, à mesurer ses ambitions, à rechercher ses motifs et ses projets – sans doute parce qu’on serait déçu dans cette recherche d’un comportement qui a la simplicité de la résistance vitale ; qu’il nous suffise, et l’on comprend qu’il s’agit de l’essentiel, d’observer que la chose s’est structurée, qu’elle est devenue une structure dans les réseaux de la communication ou, si vous voulez, une contre-structure, comme l’on disait “contre-culture” in illo tempore, s’exerçant avec brio et alacrité contre les forces officielles de déstructuration (représentant les pouvoirs en place, compris en cela les médias “officiels”) qui devaient assurer l’usage exclusif de la communication. En quelques années, disons depuis 1999 et la guerre du Kosovo qui vit la première vague de cette contre-structure, une force de résistance d’une puissance inouïe s’est constituée – nous disons “inouïe”, simplement parce qu’automatiquement et mimétiquement liée à la puissance des “forces officielles de déstructuration” ; on dirait que le précepte du fameux stratège chinois, le mystérieux Sun Tsu, qui enseigne principalement d’utiliser la force de l’adversaire pour la retourner contre lui sans effort et sans frais, par simple usage automatique retourné de cette force, a présidé à l’un des fondements mystérieux de la création du phénomène universel de la communication. Cette masse critique dans les deux sens, d’une puissance critique et d’une volonté critique à la fois, et insaisissable puisque dépendant de la masse critique de l’adversaire, est le grand facteur souterrain de déstabilisation, et même de déstructuration du système. Elle a institué une existence du système dans l’angoisse, dans la hantise permanente d’une menace indéfinie. Elle accompagne à un bon rythme, en les accélérant à mesure, la chute et l’effondrement du système.


Pour en finir avec cet épisode de notre tragédie, il importe de se tourner exclusivement vers l’épicentre, la matrice, le porte-drapeau et la première victime de cette immense crise. Ce que nous nommons le système de l’américanisme”, qui représente les USA entrés dans leur phase d’affirmation de l’“idéal de puissance”, en est aujourd’hui la cause générale, le medium, la génératrice colossale. Après la Grande Guerre, le “système de l’américanisme” a fondamentalement choisi la voie de cette affirmation de puissance, où l’Allemagne avant lui s’était essayée, cette voie qui éclaire et accompagne comme un flambeau le puissant courant né à la jointure des XVIIIème et XIXème siècle, qui est proche, avec notre temps historique, de son terme historique en suscitant de si considérables bouleversements qui sont les signes de la crise générale de notre civilisation. L’on sait que tout destinait les USA à cette fonction dans la chute finale, dès leur origine, et cela au travers notamment de ce que nous avons vu de leurs relations avec la France. Il y a une fatalité tragique dans le destin de l’Amérique, qui se signale au prime abord mais scrutée d’un regard profond, par le paradoxe de la complète incapacité de cet artefact historique à comprendre, à sentir, à saisir ce qu’est la dimension tragique du monde, et donc artefact destiné dès l’origine à être un pion du destin de l’Histoire puisqu’il en ignorait tout de la réelle substance. Mais nous sommes au terme de ce destin. Il serait assez logique, je dirais même raisonnable, d’attendre une intuition, voire de l’entendre déjà, nous dire que l’Histoire et son destin méditent assez sérieusement sur la façon de se débarrasser assez rapidement de l’artefact qui n’a que trop servi.

Ecrivant sous la dictée de son petit rire étouffé, complice des mauvaises pensées qu’il n’osait exprimer qu’en pensant à autre chose, au Saint-Esprit par conséquent, François Mauriac observait, du temps des divisions de la Guerre froide, qu’il aimait tellement l’Allemagne qu’il préférait qu’il y en eût deux. Nous aimons tellement l’Amérique que nous prions fort dévotement pour qu’il y en ait cinq, six, dix, 51 qui sait. Nous jugeons sans la moindre hésitation que dans ce fait, selon qu’il se produira ou ne se produira pas, se trouve le nœud gordien de la grande crise de notre époque. L’éclatement de l’Amérique, des USA, de the United States of America, la disparition de l’artefact monstrueux provoqueraient un choc psychologique d’une ampleur qu’aucun autre événement structurel ne peut prétendre équivaloir dans notre civilisation aujourd’hui. Il s’agit de la rupture d’un envoûtement qui tient la civilisation occidentale sous sa coupe, qui en forme même le corpus fascinatoire de toute cette période de plus de deux siècles, qui s’est transmis d’American Dream (premier du nom) en American Dream (second du nom). Dans cette rupture se trouve le sort du destin de notre civilisation.


Notes

(1) Le 3 novembre 1936, 27.752.869 d’Américains votent pour FDR, 16.674.665 pour Alfred M. Landon. FDR emporte 523 “grands électeurs” contre 8. Au Congrès, les démocrates emportent 77% des sièges de la Chambre et 79% du Sénat.

(2) George H. Roeder, Jr., The War Censored, Yale University Press, 1993.

(3) Robert Fleming, The New Dealer’s War, Basic Books, New York, 2001. « In a final irony, unconditionnal surrender made no impression whatsoever on the man for whom Roosevelt claimed to have designed it : Josef Stalin. The Soviezt dictator considered it a blunder and said so, making much the same point that Generals Eisenhower, Wedemeyer and Eaker made : it would only make the German résistance to the bitter. »

(4) Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, La Pléiade.

(5) V. Dennis Wrynn, Forge of Freedom, Motorbooks International, USA, 1995.

(6) Ces chiffres viennent des archives de l’USAAF et sont similaires en ampleur à ceux qui affectèrent les autres services. Ces réductions drastiques sont d’autant plus significatives que la démobilisation, ordonnée par le Congrès, suivait une cotation de “points” fixée par des références civiles pour déterminer les priorités de démobilisation (âge, situation de famille, situation économique de la famille, etc.). Il n’y avait aucune cohésion militaire dans le processus et toutes les unités étaient touchées sans aucune attention portée à leur fonctionnement. Il suffisait qu’un escadron d’avions de combat comprenant de 200 à 250 hommes perdit à cause des références de démobilisation une quinzaine de ses 25 à 30 pilotes pour que l‘unité soit totalement annihilée dans sa valeur combattante. La “désintégration” de l’armée passait par la déstructuration de ses composants, réduisant sa puissance composante à un niveau proche de zéro. De plus, ces mouvements étaient renforcés par une contestation interne des soldats encore sous l’uniforme, notamment sous la forme de manifestations, de refus d’obéissance, etc., ressemblant à un phénomène général de mutinerie rampante accélérant encore cette désintégration.

(7) Raymond Abellio, Vers un nouveau prophétisme, A l’enseigne du Cheval Ailé, Genève, 1947.

(8) Arnold Toynbee, La civilisation à l'épreuve, 1948 (anglais) et 1951 (français, à la NRF).

(9) Les deux articles parurent les 11 et 12 février 1992, publiés par l’International Herald Tribune, sous les titres respectifs de The Post-Cold War Search for U.S. Goals et Post-Cold War Anxiety: Deep and Tangled Roots. On peut également consulter notre site dedefensa.org, sous le lien http://www.dedefensa.org/article-quelques_notes_en_1992_sur_la_crise_americaine_post-guerre_froide_qui_n_a_jamais_ete_resolue_et_qui_conduit_a_9_11_par_william_pfaff_23_11_2003.html, rubrique Notre bibliothèque, à la date du 23 novembre 2003.

(10) Philippe Grasset, Chronique de l’ébranlement, éditions Mols, 2003.

(11) Naomi Klein, La stratégie du choc – La montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2007 et 2008 pour la traduction française.

(12) Klein s’attache longuement à tous ces centres qui développèrent les théories du capitalisme extrémiste, avec comme inspirateur central Milton Friedman ; comme pépinière de la chose l’université de Chicago (d’où le nom des cohortes qui y furent éduquées, de “Chicago’s boys”) ; comme relais tous les pays (Chili, Argentine, Bolivie, toute l’Amérique Latine, puis les pays d’Europe de l’Est libérés, la Russie, les pays d’Asie, etc.) qui subirent, sous prétexte d’interventions en sauvetage économique d’urgence, l’attaque du “capitalisme du désastre”.

(13) Article dans le New York Times du 17 octobre 2004, de Ron Suskind, « Without a Doubt ».