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190628 juin 2008 — Nous nous intéressions au Pentagone ou aux relations USA-Russie. Pendant ce temps, le temps, c’est-à-dire l’Histoire file vite. (En plus, notre site a manqué à l’appel pendant un temps indécent, du vendredi 27 à samedi 28, pendant 15 heures. Vos messages de récriminations étaient mérités.)
Voyez, par exemple, – mais quels exemples, – dans ces deux domaines, ces événements survenus la semaine dernière.
• Le 23 juin, le docteur David Hansen témoigne devant le Congrès. Il rappelle que vingt ans plus tôt, jour pour jour, il témoignait devant le même Congrès. Les mêmes mots, la même urgence, la mêmes alerte, grossis mille fois... Entre temps, le mal a proliféré, et l’on découvre qu’il prolifère plus vite que prévu, ou plus vite que non-prévu. Si les USA, avec le nouveau président, ne prennent pas leurs responsabilités, dit Hansen, «…it will become impractical to constrain atmospheric carbon dioxide, the greenhouse gas produced in burning fossil fuels, to a level that prevents the climate system from passing tipping points that lead to disastrous climate changes that spiral dynamically out of humanity’s control.»
“Nous sommes entrés dans une nouvelle époque”, écrit Mike Davis, dans un article que publie TomDispatch.com le 26 juin 2008.
«This February, while cranes were hoisting cladding to the 141st floor of the Burj Dubai tower (which will soon be twice the height of the Empire State Building), the Stratigraphy Commission of the Geological Society of London was adding the newest and highest story to the geological column. […]
»To the question “Are we now living in the Anthropocene?” the 21 members of the Commission unanimously answer “yes.” They adduce robust evidence that the Holocene epoch – the interglacial span of unusually stable climate that has allowed the rapid evolution of agriculture and urban civilization – has ended and that the Earth has entered “a stratigraphic interval without close parallel in the last several million years.” In addition to the buildup of greenhouse gases, the stratigraphers cite human landscape transformation which ''now exceeds [annual] natural sediment production by an order of magnitude,” the ominous acidification of the oceans, and the relentless destruction of biota.
»This new age, they explain, is defined both by the heating trend (whose closest analogue may be the catastrophe known as the Paleocene Eocene Thermal Maximum, 56 million years ago) and by the radical instability expected of future environments. In somber prose, they warn that “the combination of extinctions, global species migrations and the widespread replacement of natural vegetation with agricultural monocultures is producing a distinctive contemporary biostratigraphic signal. These effects are permanent, as future evolution will take place from surviving (and frequently anthropogenically relocated) stocks.” Evolution itself, in other words, has been forced into a new trajectory.»
• Que fait “l’homme”, celui qui appartient à l’espèce humaine, celui qui se pare lui-même de tant de vertus, tant morales que celle d’une profonde sagesse, que fait-il pendant ce temps? Il regarde s’accumuler les “worst since…”, – pour la crise du jour, l’expression devient “worst since Great Depression”, le 26 juin, ou l’équivalent. Titre d’une dépêche de CNN.com le 26 juin: «Worst June For Dow Since 1930». Le site WSWS.org, à côté de la description de “la crise du jour” à Wall Street, observe le sort étrange de la puissante Fed devant ce phénomène qu’elle prétend nécessairement contrôler, qui est le sort du système financier du monde. Ecoutez cette histoire que WSWS.org nous rapporte le 27 juin 2008 à propos de la Federal Reserve: placée devant la nécessité de réduire ses taux d’intérêt pour tenter de favoriser une reprise économique aux USA, et la nécessité d’augmenter ses taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation en marche au sein de la globalisation…
«…the Fed decided to do nothing.
»Announcing its decision, the Fed’s open market committee tried to put the best face on the worsening US economy. “Recent information,” it stated, “indicates that overall economic activity continues to expand, partly reflecting some firming in household spending ... The substantial easing of monetary policy to date, combined with ongoing measures to foster market liquidity, should help promote moderate growth over time.”
»These assertions prompted Business Week economics writer Michael Mandel to ask: “Is the Fed living in a fairy-tale world? Unemployment is rising, housing prices and plunging and oil prices are sky-high. Oh, yes, and consumer expectations of their future economic prospects are at a record low, according to the Conference Board.”»
Nous n’avons pas vraiment choisi parce que l’actualité de la semaine, celle que les initiés et les curieux peuvent découvrir sans grand effort là où on ne tente pas de l’étouffer, s’imposait à nous. Pourtant, nous aurions pu nous tourner vers l’Irak, ou rappeller les nouvelles du dernier jeu à la mode dans les chancelleries, qui se nomme: “Quand taperons-nous sur l’Iran?”.
Mais ce n’est ni la place ni l’heure des récriminations faciles et du sarcasme sans difficulté. Il est plutôt question de s’étonner, de se surprendre soi-même, au spectacle de la rapidité extraordinaire de la marche de l’Histoire hors de notre contrôle, – “out of humanity’s control”, et que cette marche se fait à l’aide de “crises systémiques” qui semblent porter le destin catastrophique du monde, – elles aussi hors de notre contrôle. Nous rappellerons ici, comme nous le faisons souvent, que c’est la définition même d’un temps eschatologique, qui se caractérise par l’absence de contrôle qu’on peut exercer sur lui, éventuellement par son issue catastrophique, et ceci expliquant cela.
Comme disait Lénine : “Que faire?”
Nietzsche appelait ça “la philosophie au marteau”: répéter, répéter et répéter encore la même chose, jusque ce que la chose acquiert sa consistance, puis sa substance, et qu’elle soit prise enfin pour ce qu’elle est par ceux à qui elle est présentée. (De même disait-il, Nietzsche, qu'il faut lire comme une vache rumine: lire, relire et relire le même propos dont on devine l’importance, digérer une fois, mâcher à nouveau et ainsi de suite. Ainsi, là aussi, apparaîtra sa substance profonde.) Aussi répétons-nous et répétons-nous encore cette affirmation assénée comme à coups de marteau: il faut «envisager enfin [… de] constituer un tout autre type de rationalité».
Comme on le sait, car nous répétons cela comme avec un marteau, cette phrase, ou plutôt ce membre de phrase, est de René Girard. Nous ne tenons pas que Girard soit un génie ou pas, bien incapable d’en décider, ni même de statuer sur la signification du terme “génie”, voire de son existence, – tout cela n’a guère d’importance; mais cette phrase, ce mot, cette notion (nécessité d’« un tout autre type de rationalité») relève de l’illumination, quel que soit le médium qui nous la transmet, et ouvre aussitôt à l’esprit des champs de réflexion nouveaux… C’est évidemment ce qu’il faut, aujourd’hui, pour continuer à avoir la force de penser notre temps, l’espèce et son destin, avec une énergie créatrice qui justifie de penser.
(Ou bien, faire comme tous les crétins du troupeau général, les couverts de milliards et les couverts d’honneurs, ne rien penser du tout; abdiquer devant la machine et la servir jusqu’au bout du mensonge, qui a de si fortes probabilités d’être catastrophique… Impossible gymnastique si vous avez aperçu le trait de la lumière.)
“Illumination” ne signifie pas que Girard ait compris, ou pesé, toute la puissance de son propos, ni non plus que ceux qui entendent son propos l’entendent aussitôt dans le sens qui importe. Le propos est d’une puissance spécifique et le fait d’être dit nous délivre de la nécessité de le rechercher. C’est alors qu’il faut commencer à en peser les conséquences. Chacun de ceux qui reçoivent cette lumière est libre d’éclairer ce qu’il lui plaît… (Et, comme on dit, Dieu reconnaîtra les siens.)
Nous ne prétendons pas ouvrir une voie ou tracer une perspective. Nous prétendons qu’il faut se délivrer des chaînes de cette raison-là, que nous nous sommes forgée pour justifier a posteriori le destin que nous nous sommes choisi, et qui a ainsi montré ses limites tragiques, voire certains aspects faussaires de sa spécificité. Lorsque le destin s’avère catastrophique, il faut révolutionner la méthode de la pensée qui y a conduit. Nous sommes prisonniers du système que nous avons construit puis déchaîné, mais bien plus de la raison que nous nous sommes fabriquée pour justifier ce système et ne pas porter contre lui des attaques fondamentales.
Nous ne sommes pas les seuls et nous ne sommes pas les premiers à observer la tragédie. Cette quête de la compréhension de la crise de notre monde et de la nécessité de mettre en cause la forme que nous avons donnée à notre rationalité est déjà riche et vieille. Robert Aron et Arnaud Dandieu écrivaient en 1931 ces phrases qui annoncent évidemment la crise de notre raison, suscitée par la crise du monde que cette raison-là, ce “type de rationalité” dépassée ou faussaire, a enfantée:
«De Descartes à Ford, cela veut dire : de l'individu isolé forgeant avec passion l'outil rationnel de compréhension et de conquête, aux individus encasernés, répétant dans des usines rationalisées les mêmes gestes machinaux d'un labeur qui les dépasse. Cela veut dire que Descartes est à l'origine d'une épopée humaine dont nous voyons l'aboutissement gigantesque mais dégradé. Cela veut dire que l'esprit de conquête, la volonté révolutionnaire qui permit et légitima la naissance des règles méthodiques, a complètement disparu chez ceux qui en font maintenant une application intensive et routinière. Descartes a préparé lui-même cette dégradation de son œuvre, le jour où, formulant en règles abstraites et impersonnelles le résultat de ses angoisses et de ses efforts, il montra qu'on pouvait en faire un outil, une méthode, séparés de tout pouvoir d'émotion et de toute faculté créatrice. Cette géniale “économie de pensée” aurait dû être compensée pour être inoffensive, par une affirmation nouvelle de l'essence affective de la création intellectuelle, — ce que Descartes ne fit pas, du moins expressément. Ses successeurs ont achevé cette trahison sentimentale le jour où ils appliquèrent cette méthode, désormais abstraite, aux domaines inhumains des sciences expérimentales, puis des sciences économiques. Enfin Descartes est descendu dans la rue avec l'avènement de l'industrialisme et du taylorisme. Ainsi par un lent avilissement, la méthode cartésienne, perdant de plus en plus sa valeur individuelle et sa force révolutionnaire, séparée de tout germe vivant, a pris un nom particulier. Elle s'appelle Etats-Unis. Tant il est vrai que les conflits les plus profonds et les plus métaphysiques doivent tôt ou tard s'exprimer dans l'immédiat et le quotidien…»
Nous n’entendons certainement pas proposer un schéma, une réponse, une certitude rationnelle (!). Impossible puisque cette proposition s’appuie sur l’idée de construire une autre rationalité, donc sur la mise en cause de l’instrument de la pensée; elle porte sur l’instrument et non sur ce que l’instrument permettrait de déterminer. Il y a quelque chose d’épouvantable dans cette nécessité où nous nous trouvons de penser un temps historique qui ressemble d’une façon de plus en plus irrésistible à “la fin des temps”, avec une rationalité qui repousse ontologiquement de telles possibilités. Notre bataille porte moins sur une cause qu’il faut faire triompher que sur la possibilité de se battre.
Certes, nous avons nos idées. Nous ne cachons pas que notre penchant d’historien prophétique, qui est une veine si française, notre penchant pour la conception “maistrienne” de l’Histoire est un effort dans ce sens en même temps qu’un penchant de nature, – avec le défi intellectuel exaltant de concilier notre nécessaire, notre impérative liberté de penser et d’agir avec un schéma historique dont la tendance déterministe est évidente, – mais nullement, à notre sens, ennemie des aménagements et des nuances fondamentales. Ce penchant pour la conception “maistrienne”, qui ne nous en fait pas le prisonnier, n’est certainement pas une consigne pour les autres. Chacun se bat avec les armes dont il dispose et qu’il privilégie, et qu’il a forgées, selon la vision qu’il entretient. Mais il s’agit sans aucun doute du cas spécifique d’un exemple intellectuel où l’exposé de l’utilisation d’une nouvelle logique doit devenir une incitation à penser hardiment et sans s’encombrer d’interdits rationnels suggérés par une raison elle-même si mal en point, et qui s’est discréditée par le fait de la caricature nihiliste de civilisation qu’elle nous a fabriquée.
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