Que faire de Moby Dick, monstre bureaucratique?

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Que faire de Moby Dick, monstre bureaucratique?

Un article, nous dit-on, fait grand bruit à Washington. Il contient une approche critique, curieusement (ou significativement) à la fois modérée et radicale, de la place et du rôle du Pentagone dans la direction des USA, avec un appel lancé au President-elect pour qu’il change les choses. L’article est publié dans le Washington Post du 21 décembre; il est suivi, le lendemain 22 décembre, d’un débat de l'auteur, un ancien haut-fonctionnaire du département d'Etat, avec les lecteurs du Post. Aujourd’hui 23 décembre, le site WSWS.org fait grand cas de la chose, qu’il assimile à un avertissement lancé à Obama, du risque d’une “dictature militaire”.

«The Washington Post Sunday published an extraordinarily blunt opinion piece by a former assistant secretary of state in the Bush administration, Thomas Schweich, on the increasing dominance of the American state by its military apparatus.

»“Our Constitution is at risk,” wrote Schweich. He warned that the elevation of an unprecedented number of former senior officers into Obama’s cabinet could “complete the silent military coup d’etat that has been steadily graining ground below the radar screen of most Americans and the media.”

»Schweich, who served as an ambassador for counter-narcotics in Afghanistan and then oversaw international law enforcement affairs at the State Department, wrote that he “saw firsthand the quiet, de facto military takeover of much of the US government,” which in Iraq and Afghanistan, he said, “was, in theory, justified by the exigencies of war.”

»He stressed that what began abroad is coming home. “Now the Pentagon has drawn up plans to deploy 20,000 US soldiers inside our borders by 2011, ostensibly to help state and local officials respond to terrorist attacks or other catastrophes.” This mission, he warned, “could easily spill over from emergency counter-terrorism work into border-patrol efforts, intelligence gathering and law enforcement operations.”»

Effectivement, Schweich, qui vient d’un poste important du département d’Etat et représente certainement une fraction de l’establishment de sécurité nationale, tendance département d’Etat, donne à l’ouverture de son article un ton particulièrement alarmiste. Les mots cités sont durs et de grand poids: “Notre Constitution est menacée”, “un coup d’Etat militaire silencieux”, etc.

«We no longer have a civilian-led government. It is hard for a lifelong Republican and son of a retired Air Force colonel to say this, but the most unnerving legacy of the Bush administration is the encroachment of the Department of Defense into a striking number of aspects of civilian government. Our Constitution is at risk.

»President-elect Barack Obama's selections of James L. Jones, a retired four-star Marine general, to be his national security adviser and, it appears, retired Navy Adm. Dennis C. Blair to be his director of national intelligence present the incoming administration with an important opportunity -- and a major risk. These appointments could pave the way for these respected military officers to reverse the current trend of Pentagon encroachment upon civilian government functions, or they could complete the silent military coup d'etat that has been steadily gaining ground below the radar screen of most Americans and the media.»

Par ailleurs, le texte présente divers cas de progression ou d’affirmation du pouvoir du Pentagone qui sont, en général, déjà largement connus. Ou bien, il développe des exemples de prises en main bureaucratiques de la part du Pentagone, surtout au détriment d’autres département et de diverses agences. La plaidoirie de Schweich prend ainsi une allure beaucoup plus interne, beaucoup plus technique, que celle d’une accusation politique à l’encontre du Pentagone.

Plus encore, lorsqu’on lit l’échange du 22 décembre entre Schweich et les lecteurs. Schweich apparaît extrêmement modéré dans le détail de ses interventions, toujours attentif à ne pas mettre en cause des personnes, voire très attentif à proclamer que le personnel du Pentagone est de très grande qualité, de très grande valeur, etc. Un échange très révélateur de cet état esprit est celui-ci, où un lecteur, manifestement un fonctionnaire du gouvernement, explique ce qu’il juge être le mécanisme que met en cause Schweich, de type purement bureaucratique. Schweich approuve totalement l’exemple qui lui est présenté, et cherche aussitôt à réduire les responsabilités à tel ou tel groupe de personnes sans identification précise, d’un très petit nombre, etc., qui ramène la précision donnée par Schweich à une complète imprécision («…a group of political appointees and a few career uniformed and non-uniformed types who viewed this unfortunate situation we find ourselves in after 9/11 as a personal career opportunity»).

«Washington, D.C.: As someone who works in one of the civilian agencies, I read your article thinking that it's about time that this hit the news. Every day at work I see the mission creep of the Pentagon into authorities of other Departments. They start with something small and “justified” due to the two wars (and often soften it by accepting the requirement for another Department's concurrence), and then use it as an inroad to expand even further. From my perspective, it is almost as if they are trying to eliminate the need to work with any other Department, and it is a scary thing. I hope that this will change with the new transition, but it is hard to kill a program once it has gained momentum.

»Thomas A. Schweich: That basically hits the point of my article on the head. Now, of course, the Pentagon has thousands of amazing employees who are not mission creepers; most of this activity as I saw it was the result of the actions of a group of political appointees and a few career uniformed and non-uniformed types who viewed this unfortunate situation we find ourselves in after 9/11 as a personal career opportunity. But I remain a great admirer of most people at the Pentagon.»

…D’où l’impression finale que ce que décrit Schweich, c’est plutôt une mécanique, un système aveugle, dont la puissance énorme et les conceptions générales le poussent à rechercher sans discontinuer un supplément de puissance. Il s’agit bien là d’un processus bureaucratique dans tout son particularisme, dont on ne peut attribuer la responsabilité à personne en particulier, – ce pourquoi, à lire Schweich, on a effectivement l’impression que le Pentagone est un monstre qui est en train de tout broyer et de tout emporter, et que tous les gens travaillant au sein du Pentagone, comme les militaires étoilés eux-mêmes, sont tous des fonctionnaires ou des officiers loyaux, fidèles à leur pays, à leur engagement professionnel, etc. Au bout du compte, la description implicite que fait Schweich nous ramène à ce que Rumsfeld dénonçait fameusement le 10 septembre 2001, mais bien sûr dans un état de puissance bien plus grand encore, donc bien plus dangereux, après que 9/11, avec ses conséquences et les folies suscitées, soient passés par là.

Effectivement, Rumsfeld prenait bien soin de séparer les processus des personnes, les tendances bureaucratiques des analyses conscientes des spécialistes, etc.: «…Perhaps this adversary sounds like the former Soviet Union, but that enemy is gone: our foes are more subtle and implacable today. You may think I'm describing one of the last decrepit dictators of the world. But their day, too, is almost past, and they cannot match the strength and size of this adversary.

»The adversary's closer to home. It's the Pentagon bureaucracy. Not the people, but the processes. Not the civilians, but the systems. Not the men and women in uniform, but the uniformity of thought and action that we too often impose on them.»

Le paradoxe du jugement général qui nous est donné est que cette dénonciation par Schweich du même danger que Rumsfeld décrivait si bien en le dénonçant en septembre 2001, la veille de l’attaque 9/11, comprend une seule mise en accusation précise: les dirigeants civils et radicaux de l’administration GW Bush, accusés d’avoir renforcé le pouvoir du processus bureaucratique; et, principalement, parmi ces accusés, Rumsfeld lui-même, bien sûr… Arrêtés à ce point qui semble du détail et qui constitue en réalité un point fondamental, on comprend toute la difficulté de la tâche que Schweich demande à l’administration Obama de réaliser. Ce qui menace les USA d’un “coup d’Etat militaire silencieux” en l’occurrence, ce sont des processus, une uniformisation de la pensée, des automatismes, etc., qui font en général appel non pas à un état d’esprit subversif (celui qu’on dénoncerait en cas de coup d’Etat classique après l'avoir identifié assez facilement), mais au contraire à l’état d’esprit conformiste et loyal habituel de tout rouage humain du système bureaucratique, – c'est-à-dire au pur état d'esprit de l'américanisme, qui entretient ces “vertus” bureaucratiques jusqu'au plus extrême possible.

La chose qu’on doit retenir de cet article qui, semble-t-il, reflète une préoccupation extrême à Washington, y compris sans doute de nombre de personnes qui participent activement au processus dénoncé, c’est le degré d’efficacité et de réussite, l’avancement significatif de ce processus, proche du point où il étoufferait toute capacité d’un gouvernement d’effectivement gouverner. On se trouve dans le cas significatif où il devient impossible de trouver un coupable. La culpabilité se trouve totalement diluée dans l’uniformité d’un système et l’anonymat d’un processus; dans la perte de contact de chaque individu avec les conséquences des actes qu’il pose avec la plus complète bonne conscience et dans la plus complète conformité avec son éthique professionnelle; dans un cadre d'action réformiste où chaque décision de sanction est justifiée et pourtant entraîne presque par automatisme une injustice qui est ressentie comme telle. Une telle situation interdit d'espérer toute possibilité de réforme par telle ou telle pression sur les acteurs, tel ou tel ordre qui leur est donné. On doute par conséquent grandement que les consignes éventuellement données par Obama à “ses” généraux auront quelque effet important que ce soit, sans que les généraux aient montré la moindre réticence pour agir. La situation est effectivement à un point où la seule issue serait de briser le système, – ce qui n’est pas, on le comprend, une mince affaire, si cela est seulement possible.

 

Mis en ligne le 23 décembre 2008 à 13H19