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150728 août 2008 — Un des enjeux de la crise géorgienne semble être, dans l’esprit des divers acteurs, le facteur de l’isolement. Qui est isolé? L’“Ouest” ou la Russie? L’“Ouest”, – dans tous les cas ses diverses directions politiques, – agit comme à l’accoutumée; il se congratule lui-même en observant son apparente unité d’appréciation de la crise, il se baptise “communauté internationale”, il juge qu'il exprime l’“indignation internationale” et conclut évidemment que la Russie est isolée. La Russie argumente d’une façon plus nuancée: d’une part, elle affirme qu’elle ne craindrait pas un isolement éventuel, de la même façon qu’elle affirme ne pas craindre un éventuel retour à la Guerre froide; d’autre part, elle affirme ne pas être isolée du tout.
Les commentaires, en Occident également, sont plus nuancés que les discours péremptoires des directions politiques. Certains commentateurs, notamment dans la presse britannique qui a adopté un ton à la fois très dramatique (jugeant la crise très grave) et dans certains cas très critique de la politique occidentale, estiment que l’isolement de la Russie est un leurre. C’est le cas, aujourd’hui dans le Guardian, de Seumas Milne. Son texte est plus général que sur la seule question de l’isolement ou pas, puisqu’il aborde la question générale de la prépondérance de l’“Ouest” et trace un diagnostic très pessimiste, que le titre suffit à rendre: «Georgia is the graveyard of America's unipolar world.» Dans le cours de cet article, Milne aborde la question qui nous intéresse.
«There has been much talk among western politicians in recent days about Russia isolating itself from the international community. But unless that simply means North America and Europe, nothing could be further from the truth. While the US and British media have swung into full cold-war mode over the Georgia crisis, the rest of the world has seen it in a very different light. As Kishore Mahbubani, Singapore's former UN ambassador, observed in the Financial Times a few days ago, "most of the world is bemused by western moralising on Georgia". While the western view is that the world "should support the underdog, Georgia, against Russia ... most support Russia against the bullying west. The gap between the western narrative and the rest of the world could not be clearer.”»
Replaçons les citations dans leur contexte, qui est celui du texte très intéressant du Singapourien Kishore Mahbubani, publié dans le Financial Times du 20 août. Le texte est une critique violente de l’absence de sens stratégique de l’action occidentale (encore une fois, l’“Ouest” considéré comme un bloc, – vision qu’on peut et doit déplorer mais où les Européens ont au moins 120% de responsabilité). Cette absence de sens stratégique est perçue par l’auteur comme la cause principale de l’hostilité qu’il décèle contre l’action, ou plutôt contre la position occidentale dans la crise géorgienne et contre la position occidentale vis-à-vis de la Russie.
«The post cold-war era began on a note of western triumphalism, symbolised by Francis Fukuyama’s book, The End of History. The title was audacious but it captured the western zeitgeist. History had ended with the triumph of western civilisation. The rest of the world had no choice but to capitulate to the advance of the west.
»In Georgia, Russia has loudly declared that it will no longer capitulate to the west. After two decades of humiliation Russia has decided to snap back. Before long, other forces will do the same. As a result of its overwhelming power, the west has intruded into the geopolitical spaces of other dormant countries. They are no longer dormant, especially in Asia.
»Indeed, most of the world is bemused by western moralising on Georgia. America would not tolerate Russia intruding into its geopolitical sphere in Latin America. Hence Latin Americans see American double standards clearly. So do all the Muslim commentaries that note that the US invaded Iraq illegally, too. Neither India nor China is moved to protest against Russia. It shows how isolated is the western view on Georgia: that the world should support the underdog, Georgia, against Russia. In reality, most support Russia against the bullying west. The gap between the western narrative and the rest of the world could not be greater.
»It is therefore critical for the west to learn the right lessons from Georgia. It needs to think strategically about the limited options it has. After the collapse of the Soviet Union, western thinkers assumed the west would never need to make geopolitical compromises. It could dictate terms. Now it must recognise reality. The combined western population in North America, the European Union and Australasia is 700m, about 10 per cent of the world’s population. The remaining 90 per cent have gone from being objects of world history to subjects. The Financial Times headline of August 18 2008 proclaimed: “West in united front over Georgia”. It should have read: “Rest of the world faults west on Georgia”. Why? A lack of strategic thinking.»
Il existe d’autres signes que l’isolement proclamé de la Russie par l’“Ouest” ne rencontre guère les réalités. Si l’on tient compte de la rencontre entre Medvedev et le roi de Jordanie en marge de l’exposition MVSV-2008 sur les armements terrestres qui a eu lieu à Moscou du 20 au 24 août (voir notre Bloc-Notes du jour), ce sont au moins trois chefs d’Etat ou de gouvernement de pays stratégiquement importants, dont deux d’habitude alignés sur l’Occident, qui ont rencontré le président russe sans être gênés le moins du monde par l’affaire géorgienne: le Premier ministre turc Erdogan, le président syrien Assad Junior et le roi de Jordanie.
L’“isolement” russe est donc, dans la situation actuelle, un vœu pieux de l’“Ouest”, – un “Ouest” qui n’est d’ailleurs, à son tour, qu’une figure de style tant les pensées et les analyses sont divergentes. (De même, les références aux précédents d’août 1914 ou de la Guerre froide sont largement déraisonnables, si l’on s’en tient à la réalité. Milne précise cela dans des termes classiques: «The comparisons with August 1914 are of course ridiculous, and even the speculation about a new cold war overdone. For all the manoeuvres in the Black Sea and nuclear-backed threats, the standoff between Russia and the US is not remotely comparable to the events that led up to the first world war. Nor do the current tensions have anything like the ideological and global dimensions that shaped the 40-year confrontation between the west and the Soviet Union.»)
Ces observations nous conduisent à la question de la réalité, justement. L’“isolement” qui est ici en discussion n’a pas de réelle référence diplomatique stable, parce que les références de la crise varient considérablement. Les pays du “reste du monde” ont une vision beaucoup plus régionale de la crise que celle que nous avons. Pour eux, il n’est effectivement question que de la Géorgie et, dans ce cas, l’attitude occidentale est souvent jugée, par rapport aux pratiques occidentales courantes (du Kosovo à l’Irak), au moins fautive pour ne pas dire grossière, et l’attitude russe beaucoup plus justifiée par conséquent. Il est vrai qu’à l’aune de cette réalité de référence, comment peut-on une seconde supporter les criailleries de l’“indignation internationale” réduite aux articles de nos presses officielles, à la prose de BHL et aux discours d’un Milibrand complètement allumé appelant le monde à se regrouper derrière l’Ukraine? (“Derrière l’Ukraine”, – on sait ce dont il s’agit quand on connaît la situation et la personnalité de Ioutchenko. Ces gens, nos ministres et compagnie, choisissent-ils leur thème de discours dans une pochette-surprise?) Il est vrai qu’il existe dans ce cas un abîme d’incompréhension entre “le reste” et l’“Ouest”. (Rien à voir, effectivement, ni avec 1914, ni avec la Guerre froide.)
Le Singapourien Kishore Mahbubani soulève un coin du voile, – mais pas plus, et sans aller au-delà, – lorsqu’il signale la perception dans “le reste du monde” du vide de la pensée stratégique occidentale, non sans avoir mentionné un titre du 18 août du Financial Times dont on doit goûter le virtualisme grotesque lorsqu’on sait qu’il se réfère à la réunion de l’OTAN du lendemain (ces gens-là, du FT, savent-ils comment se passent ces réunions et à quoi correspond un communiqué de l’OTAN?): «The Financial Times headline of August 18 2008 proclaimed: “West in united front over Georgia”. It should have read: “Rest of the world faults west on Georgia”. Why? A lack of strategic thinking.»
Certes, il faut aller plus loin. Ce qui est mis en évidence n’est pas seulement le constat du “vide de la pensée stratégique occidentale”, – la chose va de soi; ce qui est mis en évidence, au-delà, est le constat non explicité, ou pas assez explicité de la pathologie de la psychologie occidentale, avec la pathologie américaniste comme matrice. C’est d’ailleurs ce qu’implique inconsciemment notre auteur lorsqu’il termine un paragraphe ironique sur la croyance occidentale à l’unité du monde derrière l'Occident, en employant le terme relevant de l’affabulation, et par conséquent de cette psychologie malade, de “narrative”: «The gap between the western narrative and the rest of the world could not be greater.» (En effet, nous interprétons le mot “narrative” plus comme “affabulation”, ou “fable”, que comme une “narration” qui présente une allure un peu trop objective.)
...Car, répétons cette interprétation constante d’une certaine croyance des directions occidentales à cette “narrative”; à côté d’une reconnaissance variable dans son intensité, qui vous est dite en “off”, par tel ou tel fonctionnaire européen, de la folie de la politique américaniste qui a conduit à cette salade russe, il y a une conviction partagée par ces mêmes sources que, tout de même, au bout du compte, la position occidentale est appuyée sur une validité morale supérieure et dominante. La “narrative” est tout de même crue en partie, plus ou moins bonne ou plus ou moins grande, par ceux qui la récitent, de Kouchner à Merkel et à Milibrand – sans parler de la direction de l’administration GW, de ses successeurs, de la majorité du Congrès, des experts, de la presse officielle, etc.
Ainsi l’isolement de l’“Ouest” est-il encore plus psychologique que politique. De ce point de vue, effectivement, le “reste du monde” est du côté de la Russie, même si certains dans ce “reste” n’approuve pas nécessairement la Russie; mais ils sont tous du même monde, qui est celui de la réalité. L’“Ouest” continue à évoluer dans une “narrative” qui fait que, malgré tout, s’il est vide et creux, quasiment écrit par les services de communication de Saakachvili et mauvais comme un cochon, l’article type minimum syndical de BHL reste une référence pour les analystes de politique étrangère. Ce qu’on décrit de l’état d’esprit de l’“Ouest” n’est évidemment que partiel, et en confrontation permanente avec des constats de bon sens que font également les Occidentaux, avec les résultats catastrophiques de la politique et ainsi de suite. (Cette confrontation entre la “narrative” et le réel nourrit le désarroi visible, la désorientation palpable de la politique occidentale dans cette crise.)
Cet état d’esprit des experts, fonctionnaires, intellectuels et dirigeants occidentaux s’accompagne en général d’une perception très négative de la Russie, tant au niveau moral qu’à divers niveaux d’activité modernistes qui participent à l'établissement de la vertu morale. Cela implique une perception qui dénie à la Russie la capacité de la “modernité”, et qui peut persister même lorsqu’on reconnaît les capacités et les succès de la politique et des dirigeants russes. Cela conduit en général à voir dans les Russes des barbares, même s’ils sont capables “d’accoucher des génies”, – comme l’écrit Ralph Peters le 14 août: «The Russians are alcohol-sodden barbarians, but now and then they vomit up a Genius...». Cette vision “isole” également les Occidentaux, ou, dans tous les cas, les adeptes de la culture américaniste autant que les croisés de la modernité si nombreux dans nos salons. Le plus souvent, si l’on confronte un Chinois, un Arabe, voire un Singapourien, avec la culture américaniste, c’est-à-dire la modernité, d’un côté, la Russie de l’autre, son choix pour utiliser le terme de “barbare” va rarement à la Russie; qui plus est, il perçoit la Russie, dans ce cas, comme victime d’une forme de suprématisme occidental qui s’exerce également contre lui en général; ce suprématisme, qui est un racisme aggravé, est d’autant plus insupportable qu’il apparaît de plus en plus comme une imposture dans l’activité même de la modernité occidentale, comme le montrent les caractères et les effets de l’activisme occidental depuis le 11 septembre 2001. Cette tendance joue son rôle dans cette crise, pour accentuer, voire même définir l’isolement de l’“Ouest”, parce que cette crise met d’autant plus en évidence ce décalage de la perception.
De ce point de vue, si la crise géorgienne peut être perçue par l’extérieur comme plutôt régionale et manquant d’une dimension stratégique cohérente, elle est effectivement globale et même systémique au niveau psychologique. L’affrontement de l’“Ouest” avec la Russie devient l’affrontement de la “narrative occidentale, ou virtualisme occidental pour reprendre notre terme favori, avec la réalité à laquelle le “reste du monde” continue à se référer.
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