Réflexions sur le budget monstrueux

Faits et commentaires

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 1288

Réflexions sur le budget monstrueux

15 janvier 2006 — Pour fixer les termes du débat dans une mesure très modérée, voici un extrait d’ un texte de David Isenberg, rapportant une observation de Paul Craig Roberts : « Conservative columnist Paul Craig Robert wrote after the latest estimate: “Americans need to ask themselves if the White House is in competent hands when a $70 billion war becomes a $2 trillion war. Bush sold his war by understating its cost by a factor of 28.57. Any financial officer anywhere in the world whose project was 2,857% over budget would instantly be fired for utter incompetence.” » (Précision: GW est toujours le patron.)

A la limite, on pourrait en rester là. Mais non, insistons un peu.

Au risque de sembler nous répéter (à peine), nous dirions que la surprise de cette affaire de l’estimation du coût de la guerre en Irak, de Linda Bilmes et du Prix Nobel Robert Stiglitz, c’est qu’elle est passée comme une lettre à la poste. Personne ne l’a vraiment contestée et, surtout, bien peu de gens ne se sont exclamés ni n’ont blêmi à la lecture de ces chiffres extraordinaire. La plupart du temps, ce n’est pas loin d’une indifférence à peine étonnée, parfois un peu gênée, souvent goguenarde, — parce que, après tout, tout cela est un peu fun. Ou bien, c’est un commentaire “sérieux” assorti de considérations sorties de la naphtaline, y compris de la part des adversaires de la guerre (“ah, que de choses utiles au bien de l’humanité l’on pourrait faire avec l’argent dépensé pour cette guerre inutile”). En un mot étrange, cela nous (leur) semble naturel, même pour dénoncer l’erreur et la tromperie.

(Pour notre information, les dépenses américaines consacrées de 1941 à 1945 par les USA à la Deuxième Guerre mondiale équivalent à $3.114 milliards d’aujourd’hui. [Encore n’a-t-on pas déduit l’évaluation des avantages financiers, en influence, en investissements, etc., que les Américains ont directement recueillis de cette guerre.] Si l’on fait sien le pessimisme du chroniqueur Martin Wolf, du Financial Times, qui juge l’estimation Bilmes-Stiglitz trop modeste et ne serait pas loin de proposer un chiffre allant vers les $3.000 milliards, nous y sommes. Mesure-t-on les réalités qui séparent ces deux choses qui tendraient à s’équivaloir à peu près dans ces coûts himalayesques, entre cet énorme conflit qu’est la Deuxième Guerre, avec les 15 millions de mobilisés US, les 300.000 avions produits par les USA, les centaines de navires, etc., et les dimensions de la guerre en Irak? Quelqu’un ne va-t-il pas se lever en s’exclamant : “mais sommes-nous devenus fous?”)

Il existe une limite où nos capacités normales d’étonnement et d’indignation, ayant été menées à leur terme et épuisées, soudain sont réduites à rien et nous retombons dans une sorte d’indifférence. C’est ce qui se passe aujourd’hui, pour l’Irak certes et principalement, parce que la chose est spectaculaire, mais aussi pour le reste de ce qui est en train de survenir. Il ne s’agit pas de désinformation (les chiffres de Bilmes-Stinglitz traînent partout) mais d’une psychologie fatiguée, qui ne nous donne plus les moyens de distinguer la nature de la chose. Comme disait obligeamment et à peu près un de nos philosophes du XXème siècle (est-ce Staline parlant de la situation chez lui?) : “un mort c’est une tragédie, un million de morts c’est de la statistique”. Il se passe quelque chose de semblable pour le budget de cette guerre, comme pour le reste (“$100-$200 milliards c’est une tragédie budgétaire, $2.000 milliards c’est de la comptabilité”). Lorsqu’on se battait, en 2002, sur l’estimation du coût de la guerre, on était mis à pied à la Maison-Blanche si l’on évoquait un coût entre $100 et $200 milliards. Aujourd’hui, l’estimation Bilmes-Stiglitz de $1.000 milliards-$2.000 milliards tombe dans la gêne et l’ennui que provoquent chez nous les tragédies devenues problèmes de statistiques (de comptabilité, en l’occurrence).

David Isenberg : « It turns out the eventual cost of the war in Iraq will not be several hundred billion, but according to a new study at least a thousand billion dollars — US$1 trillion, in other words. This figure dwarfs any previous estimate by orders of magnitude. Given the projected cost of $1 trillion to $2 trillion, one might imagine that American taxpayers are now rolling on the floor in hysterical laughter while gasping for air.

» To get an idea of the economic black hole the Iraq war could become, it is useful to remember some of the past estimates given by the administration of President George W Bush. Recall, for example, when then-White House economic adviser Lawrence Lindsey suggested in 2002, six months before the war, that the mission could cost $100 billion to $200 billion, Bush fired him because his estimate was up to three times the $70 billion the administration estimated. »

Il existe d’autres personnes qui partagent notre sentiment, non plus d’exaspération, d’indignation, — mais plutôt ce sentiment de passer un cap, pour en arriver à l’interrogation, mi-ironique mi-sérieuse: “sont-ils devenus fous ou bien est-ce nous-mêmes qui nous posons cette sorte de question qui sommes devenus fous ?” Voyez ce texte du 7 janvier de l’intéressant site réformiste Defense & the National Security, avec son titre : « Do We Live in the United States of Amnesia? … or … Why the Iraq War May Cost More Than $1 Trillion. »

C’est une question très sérieuse que nous posons ici, peut-être, probablement la plus sérieuse. Nous sommes en train d’être submergés par l’énormité des événements. Nous ne pouvons plus apprécier cette énormité parce que les seules explications raisonnables de cette énormité ont nécessairement à voir, dans une mesure plus ou moins grande, avec une pathologie sous diverses formes, — à choisir selon le jugement et l’humeur qu’on en a:

• que ce soit directement, une pathologie dans la façon d’organiser les choses qui aboutit à de telles situations;

• que ce soit indirectement, une pathologie dans la façon de se satisfaire de cette situation et de ne rien y trouver de fondamentalement viciée ; de ne pas y distinguer le signe d’une crise fondamentale.

Notre soi-disant raison, ou plutôt notre conformisme maquillé en raison ne peut supporter l’hypothèse de la pathologie. (En d’autres mots, pour faire sérieux, — l’hypothèse de la pathologie, de la démence, pour une analyse politique, voire philosophique, cela ne fait pas sérieux… Cela ne fait pas sérieux d’avancer comme remarque qu’à l’écoute du montant du coût de la guerre, « American taxpayers are now rolling on the floor in hysterical laughter while gasping for air ».) Nous repoussons les constats qui suggèrent un diagnostic de pathologie ou bien nous ignorons ce que ces constats disent implicitement de la pathologie significative qu’on rencontre dans la représentation du monde dont ils rendent compte. Nous acceptons avec enthousiasme, nous sollicitons même la vision virtualiste du monde parce que, bien entendu, elle nous épargne d’avoir à affronter les réalités du monde.

La situation est aujourd’hui infiniment plus grave qu’elle ne l’était en février 2003 lorsque des millions de personnes descendirent dans les rues du monde entier pour protester contre la guerre qui s’annonçait. Nous aurions plutôt tendance à descendre dans les rues pour partir en vacances.

Après nous le déluge, certes, mais désormais en ignorant qu’il puisse y avoir un déluge. Ni mémoire du passé, ni intuition du futur.