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836Le mot célèbre de Churchill sur le pouvoir soviétique («une énigme enrobée dans un mystère») est un des legs dialectiques de la Guerre froide. Les remarques faites dans la note précédente (ce 11 décembre 2009) sur la répartition du pouvoir à Moscou vue par l’OTAN montrent que la formule reste, pour certains, très actuelle. Elle se résume par la question: qui est le maître à Moscou? Nous proposerions une autre approche en nous interrogeant sur le fait de savoir s’il y a un seul maître à Moscou, et s’il est nécessaire qu’il n’y en ait qu’un.
@PAYANT Notre approche consiste à nous appuyer sur une référence historique, qui est le stalinisme. En 1959, Nikita Krouchtchev confiait à Averell Harriman combien la méthode stalinienne du pouvoir concentré dans les mains d'un seul homme, et un homme d'une cruauté extrême, avait été une période épouvantable pour la question de la sécurité, y compris la sécurité personnelle, et donc pour la question de la stabilité du pouvoir autant que du pays. La remarque vaut évidemment pour la terreur bureaucratique et policière sans précédent qui régna sur le pays et sa population, avec l’instabilité sanglante de vagues de purges et de liquidations incessantes, mais Krouchtchev faisait allusion dans ce cas au climat qui affectait la direction soviétique elle-même. Krouchtchev rapportait que toute invitation, évidemment péremptoire, de venir dîner dans la datcha de Staline était pour les membres divers de l’équipe dirigeante un calvaire où chacun craignait jusqu’à l’élimination physique et sommaire durant les agapes. Ce climat, expliquait Krouchtchev, avait conduit les successeurs de Staline à ne plus concevoir le pouvoir que d’une façon collective, avec des directions tricéphales ou bicéphales selon les circonstances. Cette formule établissait une solidarité de facto, malgré les différences de conception, et tendait à éviter le retour à la brutalité extrême du stalinisme. Effectivement, après Staline, les changements et les incidents de pouvoir se passèrent “en douceur”, sans aucun rapport avec la brutalité de la période stalinienne.
Sans bien entendu en revenir au stalinisme stricto sensu mais en s'en tenant à la “forme” du pouvoir, cette “tradition” post-stalinienne sembla avoir été écartée avec Gorbatchev, puis Eltsine, puis Poutine. (Mais tout de même avec une réserve pour Gorbatchev, qui avait une équipe soudée et constituée autour de lui, notamment un ministre des affaires étrangères, Chevardnadze, d’une importance au moins égale à celle de Lavrov, et dans les temps précédents de l’URSS orthodoxe post-stalinienne, à celle de Gromyko.) On peut arguer, pour expliquer le fait, que le passage au pouvoir de chacun de ces hommes représenta une période très agitée, dans un sens ou dans l’autre, qu’on jugera positif ou négatif selon les périodes, mais qui nécessita chaque fois une centralisation de crise. (Cela, y compris pour Poutine, qui renversa au prix de durs affrontements la tendance de la période Eltsine.) On pourrait avancer l’argument que depuis l’arrivée de Medvedev, on assiste à un certain retour à une direction collégiale. On pourrait même avancer, vu le rôle de poids joué par les trois hommes et l’importance des politiques qu’ils traitent, qu’il y a une sorte de pouvoir partagé en trois, en ajoutant le ministre des affaires étrangères Lavrov, dont l’action et l’influence sont d’une grande importance, à Medvedev et à Poutine.
A la Commission européenne, par exemple, l’analyse générale, à la différence de celle de l’OTAN, est que Medvedev joue un rôle très substantiel, qu’il n’est en aucune façon “la marionnette de Poutine”. La formule actuelle pourrait donc effectivement être considérée, en partie, selon notre hypothèse, comme un certain retour à la forme de pouvoir adoptée après la période stalinienne.
La question de la sécurité intérieure joue un rôle très important. La direction politique est confrontée à des “contre-pouvoirs” mafieux et oligarchiques d’une puissance et d’une brutalité inouïes. Dans des circonstances complètement différentes, certes, on retrouve des données de sécurité physique directe, comme au temps du stalinisme. Là aussi, le schéma du “pouvoir collectif” peut être considéré, par la solidarité de facto qu’il impose aux dirigeants. Selon les normes occidentales, la légalité formelle d’un tel système est évidemment absolument contestable, mais il s’agit de la réalité russe, où l’Occident a justement une très grande part de responsabilités.
(Les divers documents ressortis ou élargis lors de diverses appréciations et documentaires pour le vingtième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, ainsi que des déclarations d’acteurs des événements, dont Gorbatchev lui-même, ont donné un poids et un crédits impressionnants à une thèse jusqu’ici délibérément ignorée. Cette thèse expose combien, en favorisant Eltsine pour des projets d’hyper-capitalisation sauvage et de pillage de la Russie par les équipes de capitalistes inspirées de “l’école de Chicago” [Milton Friedman], les Occidentaux ont participé d’une façon appuyée et catastrophique à l’interruption de l’expérience Gorbatchev qui aurait pu conduire une transition beaucoup plus honorable et infiniment moins dévastatrice pour la Russie après la chute du communisme.)
La situation russe étant ce qu’elle est, les critiques occidentales concernant l’état de la démocratie en Russie, même si elles peuvent paraître fondées pour un esprit occidentaliste, sont surréalistes et, simplement dit, déraisonnables. Ce qui compte, c’est la stabilité du pouvoir avec la recherche de la sécurité générale pour le pays qu'elle implique, et une relative répartition de ce pouvoir pour conforter cette stabilité. On pourrait considérer que l’équipe actuelle renforce ces tendances. Il est remarquable de voir combien la Russie, dans les deux dernières années parcourues de crises violentes, mais aussi de manœuvres de politique extérieure extrêmement délicates, a montré une souplesse et une coordination exceptionnelles entre les différents acteurs du pouvoir (Medvedev, Poutine, mais aussi Lavrov), radicalement supérieures aux conditions confuses et contradictoires de la politique occidentale dans ces domaines. Ces observations renforcent la thèse d’un retour insensible vers une “direction collective”, qui se ferait d’ailleurs sans préméditation, par la simple pression des nécessités. Les élections pour la présidence en 2012 confirmeront ou infirmeront cette analyse, selon la possibilité ou pas d’accords préalables entre Medvedev et Poutine.
Mis en ligne le 11 decembre 2009 à 07H49
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