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751Je lisais tranquillement quelque pages d’un auteur dont j’ai déjà parlé (Kenneth White, ici dans son ouvrage de 2004, The Wanderer and his charts. Essays on cultural renewal, Polygon Books, Edimburgh), quand je suis tombé sur cette page, qui m’a immédiatement fait penser à votre F&C, «de defensa.org, ses lecteurs et la crise…» [le 20 septembre 2010], que j’avais découvert la veille sur votre site.
Je cite cette page (p. 15) presque in extenso :
«Even from its beginning, civilisation was never, execept by some, who saw in it a means of financial profit and political power, considered as an unmixed blessing. Hence Golden Age myths on the one hand, and Utopia visions on the other. But by the eighteenth century, criticism was not only coming faster, it was becoming more incisive. I’m thinging here of Rousseau. [...] In the twentieth century, there is Freud’s “Civilization and its Discontent” and Valéry’s admonition, in his “Crisis of the Mind”, that our civilization is mortal – maybe, shall we add, mortiferous.
»Along with this critique of civilization has gone a radical rereading of history, seen no longer simply in terms of event and story, with more or less causal explanation and theological perspective, but as a mathematical formula containing, above the line, politics, economics and technology, and below the line, a psyche either flaccid and wobbly, or stunted and contorted.
»That criticism is necessary in this context, is something I go with. But criticist discourse tends to become a process in itsef, integrated into the system. The result is a vast accumulation of studies and statistics that give the impression of being valid and up-to-date, but get nobody anywhere and tend to simply clutter up the space of manoeuvring.
»Now it’s at the crisis of civilization that the voice of the nomad is once more heard in the land. The figure I call the intellectual nomad has not only gone critically through all this context, he is the bearer of at least the beginnings of a new language and new space. He has broken out his way out of the labyrinth and moves in what may at first seem a void, but which is perhaps the high-field energy in which could emerge a (new) world.»
En quelques lignes, j’ai trouvé là un résumé saisissant, dense, de quelques points saillants, essentiels et communs aux deux auteurs, Kenneth White et M. Grasset, qui ne peuvent être fortuits.
(Un détail à préciser avant de continuer. Dans le texte de Kenneth White, il faut comprendre le terme “civilisation” sous sa forme restreinte (et étymologique) de ce qui est lié à la civis, la cité, la ville, les murs, l’urbanité, la sédentarité urbaine et les moyens que cela donne mais aussi en regard de ce que cela nous fait perdre par rapport à une acceptation plus large du terme qui pourrait être, de manière très simplifiée, celle de grande culture, liée à une grande aire géographique et une grande ère de temps ; qui est peut-être, pour ce que je crois savoir, mais je sais peut là-dessus ne l’ayant jamais lu, l’acceptation de Toynbee par exemple.)
Voici les points saillants communs (mais relisez plutôt soigneusement l’extrait ci-dessus, plutôt que ce qui suit, qui n’est que répétition et développement de ce qui a été déjà dit et bien mieux dit) :
1. la bizarre convergence autour de Valéry, avec ce que M. Grasset écrit : «la fameuse phrase de Paul Valery (“Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles…”) deviendrait : “Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes, par bonheur, mortelles…” », et ce que White dit : « Valéry’s admonition [...] that our civilization is mortal – maybe, shall we add, mortiferous». La phrase de White pouvant se comprendre, grâce à l’ambivalence du terme anglais “admonition”, comme une réprimande et donc un appel à être mortel (plutôt qu’un avertissement). Quoiqu’il en soit, on a l’idée, forte, d’une civilisation mortifère qui est heureusement mortelle…
2. “[A] radical rereading of history” : il s’agit là de se placer sur le domaine de la métahistoire, dans la lignée de Toynbee et de Spengler, dont White est un lecteur, tout comme M. Grasset l’est, chacun pour nourrir leur méditation ou leur vision particulière (cf. cet autre texte de M. Grasset sur lequel je suis tombé en parallèle à ceux mentionnés en haut, qui date de 2002 [27 juillet 2002] et qui montre la ligne de force de sa méthode et toute sa permanence et son efficacité).
White pose que la dernière grande tentative de métahistoire (“a mathematical formula containing, above the line, politics, economics and technology”) est celle de l’«idéal déterministe d’un monde gérable», comme l’identifie J.-P. Immarigeon, quelque part entre Hegel et le scientisme, interprétation qui n’est que le cache misère de la modernité (le chiffre, la quantité, la politique dont on voit ce qu’elle est advenue au sein de l’UE, l’économie dont on sait qu’elle est de force, le technologisme, le tout cachant sous la ligne de flottaison «a psyche either flaccid and wobbly, or stunted and contorted»: une psychologie “flasque et chancelante ou appauvrie et crispée”… Tout le sujet de la thèse de M. Grasset sur les liens complexes et réciproque entre la corruption et la fatigue psychologique sous les coups du système moderne…)
3. D’où la nécessité du recours à une nouvelle métahistoire, une nouvelle interprétation, un nouveau regard, une nouvelle vision, un recours à un autre langage et à une autre méthode (même métaphysique), pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux, dans nos chairs, après l’échec manifeste du recours aux moyens usuels pour ce faire (la raison, l’analyse objective, la presse mainstream, l’analyses des informations… tellement trafiquées, tellement partielles… le tout inconsciemment souvent, parce qu’il y a un lien entre observation, ou fait, ou information, et interprétation, ou théorie, lien que l’on ignore souvent mais qui est bien connu de certains parce qu’il est d’une certaine manière à la base, si je puis dire, des sciences naturelles.. et de la psychologie.
Je m’explique : “faits” et “informations” n’existent jamais de manière “brutes” (“fait brut”, “information brute”), elles sont de toute manière l’objet d’une hypothèse inconsciente de notre part, d’un filtre perceptif qui nous fait voir ce que l’on sait voir et qui nous rend aveugle à ce que l’on ne sait pas voir, et ce souvent pour le même objet (dont on aura alors une vue partielle seulement, et pas forcément la meilleure) et cela vaut bien évidemment, et de manière encore bien plus importante, pour l’usage d’outils de mesure scientifique. Exemple trivial : avant mon apprentissage du métier de géologue, je connaissais bien une certaine région montagneuse où, enfant, nos parents nous emmenaient souvent en vacances. Ces montagnes, je les avais vues et parcourues. Mais ce n’est qu’avec mes études géologiques que j’ai vu nombre de nouveaux “faits”, de nouvelles choses, aussi grosses que le nez au milieu de la figure (tel gigantesque et magnifique pli au sommet de la montagne phare du coin) que je n’avais jamais notées auparavant. Les “faits”, ou “observations”, ou “informations” doivent souvent être réinterprétés à la lumière d’une nouvelle hypothèse, et changent alors (tel “fait” devient tel autre “fait”), et cet effort doit être conscient et pénible au début, comme lorsqu’on apprend à rouler en bicyclette, avant de devenir facile, automatisé, réflexe.
Cela vaut pour les cailloux, le vent et l’herbe, cela vaut pour les traces d’animaux, cela vaut pour la physique quantique, cela vaut aussi pour les relations entre humains, l’histoire, le journalisme, etc.
4. Nécessité de la critique, mais aussi limite de cette critique et nécessité de la dépasser, de n’y pas rester, pour éviter la stérilisation de cette pensée (y tourner en rond), l’impuissance (l’incapacité à en faire quelque chose) et la récupération par le système.
5. Quand White parle d’une procédure plus rapide [que l’analyse critique traditionnelle, rationnelle] («A quicker procedure is required»), il parle d’une «fast, clear cogent thinking. Live thought», p. VII), quelque chose qui s’apparente à l’intuition, ce mystérieux travail du corps et de la pensée vivante. Quelque chose qui s’apparente à ce “surationalisme” qu’il nous faut continuer à mieux préciser…
6. Quant à l’“observation” (précisément !) de la crise (terminale) de notre civilisation…
Mais là je quitte la comparaison des cas particuliers de M. Grasset et de M. White pour en revenir celui du lectorat de dedefensa.org et à votre F&C [20 septembre 2010]. Vous parlez de vos lecteurs comme de «ceux qui ont l’intuition et donc la conviction de la venue de cette crise de système et de civilisation», en précisant, par contraste avec ceux qui n’en sont pas (si je puis dire), qu’il faut pour cela surmonter «la fatigue de la psychologie […] l’inattention, l’autisme volontaire, la crainte, le scepticisme». Il y a donc implicitement quelque chose de plus en jeu que la seule intuition. Une sorte de cheminement.
Je dirais pour ma part que, pour vous suivre et saisir l’enjeu, il s’agit de ressentir au plus profond de soi, intimement, en quoi cette civilisation est une “civilisation imposture” (ou, pour reprendre le point 1 ci-dessus, pourquoi il s’agit d’une «civilisation mortifère qui est heureusement mortelle»). Mais avant d’en arriver à cette “libération” (qui n’est que le début de quelque chose d’autre), c’est un cheminement pénible. Qui commence par un ressenti confus mais tenace au fond des tripes, qui peut durer des années, qu’il s’agit ensuite, ce sentiment vague, de le laisser nous travailler dans un coin de notre tête, puis de le ruminer, observer, subir encore, peiner au quotidien, s’observer dans ce système, chercher une voie de guérison… puis soudain en être persuadé, soudain le savoir, comme une évidence : «fast, clear, cogent thinking» : c’est soudainement clair, et c’est convaincant (“cogent”), d’une conviction qui vient de soi, qui est une “vérité”. Qui permet de poursuivre sur la voie rapide d’une pensée distinguant soudain ce qu’elle ressent clairement comme l’essentiel (le sauvetage, la guérison, la vie), de l’accessoire voire du mortifère (les deux liés, en l’occurrence).
C’est pour cela que je suis retombé, “en temps et en heure voulue”, sur votre texte de 2002 déjà signalé plus haut, «La civilisation imposture» (27 juillet 2002). Où l’essentiel tient en quelques lignes :
La valeur civilisationnelle de notre système n’est pas à la hauteur de sa place archi dominante, qu’elle occupe grâce à de purs moyens mécanique de puissance brutes (certes quantitativement très très impressionnants), et ces valeurs et vertus se sont d’autant plus étiolées, vidées, à la mesure exacte de la montée en puissance des moyens technologiques. Empêchant les valeurs propres des autres civilisations et cultures – phagocytées, contaminées et perverties à leur tour de s’exprimer et de vivre ou prendre le dessus et proposer des alternatives.
Je prends ici “valeur” au sens grosso modo nietzschéen, quelque chose comme la « vérité » des conditions d’existence et de la vie (matérielle, spirituelle, culturelle, existentielle). Et force est de reconnaître qu’à cette aune, notre civilisation ne nous permet plus de vivre (je parle de vivre pleinement, de vie humaine ample).
Suit alors cette question simple : “comment s’effondrer ?”, pour reprendre le titre marquant d’un autre de vos F&C [11 novembre 2007) (comment laisser ce système s’écrouler, en y perdant le moins de plume psychologique).
Et ce travail tout aussi simple : vivre, c'est-à-dire se recréer un espace et des conditions de vie laissant place à la culture, à l’humain, aux non humains, à la créativité, à la vitalité, à des rapports sensibles, intelligents, complexes à la terre, aux autres, à soi, aux non humains.
Reconnaissez, M. Grasset, que c’est beaucoup demander. Surtout aujourd’hui, surtout dans notre contexte appauvri, surtout à partir d’un site Internet, c’est-à-dire qui cumule les défauts du technologisme et de la communication. Mais c’est si vital, si “vrai” que vous avez mille fois, cent milles fois raison de le faire. Et nous ne saurions nous passer de voix comme la vôtre.
Christian Steiner