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3820Ce sont les hasards du calendrier, un vieux projet ressuscité, le goût du retour vers un passé intuitivement deviné comme fondamental qui nous poussent vers Verdun quelques jours après la date symbolique choisie pour la commémoration du 90ème anniversaire de la bataille (les 15-17 novembre 2006 après le 11 novembre). La commémoration n’est pas dans nos habitudes ni dans notre penchant psychologique. C’est le hasard de cette immense bataille qui fait rencontrer, inscrite sur une des voûtes de l’Ossuaire National de Douaumont qui nous apparaît comme un des plus bouleversants monuments qu’on puisse concevoir, la mention d’un presque-homonyme mort pour la France (“Emmanuel de Grasset, brigadier, 6-10-89, 11-10-14”).
L’Ossuaire est écrasant. Il vous laisse sans souffle et sans un mot. Bientôt naît un sentiment diffus que vous retrouverez plus tard, amplifié, bientôt identifié si la visite se passe comme on doit désormais souhaiter et prier qu’elle se passe, — mais ici, certes, je parle pour moi comme si c’était l’auteur qui se parlait à lui-même devenu lecteur… Sentiment diffus, dis-je, et bientôt étrange, et bientôt surprenant. Le sentiment s’élargit, se renforce et se structure. Il se transforme en une méditation profonde et féconde, née de l'intuition et de l'initiation.
On découvre combien, autour de l’Ossuaire et, bientôt, sur tout le vaste territoire géographique de la bataille, celle-ci nous est restituée par l’innombrable présence de constants rappels de tous les événements qui la recomposent, jusqu’aux plus anodins. Une tombe ici, en pleine nature, sans une inscription et pourtant fleurie, un “cimetière” là, qui est un enclos pentu et feuillu, et soigneusement entretenu, d’une vingtaine de mètres de côté sans une seule tombe, avec une croix dressée sur un mausolée en son centre, quelques conifères, le sol herbeux et moussu et coupé ras, lieu à la fois harmonieux, serein et symbolique, d’où sourd un sentiment de paix haut et puissant. L’événement passé nous devient familier sans que nous le reconnaissions, rencontré à chaque détour de sentier. Nous y sommes car nous devenons son contemporain.
Le sentiment est celui-ci. Ce lieu de “la plus grande bataille de l’Histoire”, qui devrait être un lieu de mort, une illustration suprême de l’absurdité de la mort, et de l’absurdité de la guerre bien sûr et ainsi de suite, eh bien c’est tout le contraire. Lieu de sérénité, lieu d’apaisement et d’une beauté profonde ; lieu qui vous rapproche de tous ces êtres enterrés, déchiquetés et empilés comme s’ils existaient encore, comme si vous les re-connaissiez (comme l’on re-trouve un frère disparu) ; lieu qui respire de vie dans ce que ce mot peut avoir de plus haut et sans le moindre rapport avec cette vie qu’on nous vante aujourd’hui ; à nous, confits dans notre sécurité fabriquée et imposée comme si elle se nommait “sérénité”, qui poursuivons notre consumérisme relaps et nihiliste, qui sommes gavés de satisfaction de soi comme une oie de son grain ; à nous, qui n’avons que la vie accessoire d’un temps qui ne sait plus rien des profondeurs tragiques de la vie, ce lieu offre une vision tragique qui élève et emporte l’âme.
Le paradoxe est de taille. Il redonne de l’allant à un homme mort, celui qui est disparu dans les tréfonds de la terre sauvagement retournée par la canonnade et celui que nous sommes devenus, nous qui souffrons aujourd’hui de l’amnésie de notre Histoire.
Pour ceux qui entendent bien le sens des mots et le message entendu dans le vent, pour ceux qui savent ouvrir leur âme aux chuchotements des anciens, pour ceux-là il s’impose qu’on est de retour à Verdun lorsqu’on s’y rend la première fois. On y retrouve l’Histoire comme l’amnésique guéri la mémoire. La commémoration historique du lieu, telle qu’elle est arrangée depuis trois-quarts de siècle dans son incroyable intégration de la nature, dans un mélange à la fois naturel et contraint là où il importe, constitue une tentative gigantesque et inconsciente, et complètement française, d’historicisation d’un événement dans la nature même qui l’a subi alors que l’événement tentait de détruire la nature. La nature s'est libérée de l'agression barbare en renaissant; la nature renaît toujours de nos cendres. La bataille est ainsi fixée dans l’éternité et son éternité nous sert de modèle et d’irrésistible référence.
Au lendemain de la bataille et la paix revenue, la France a mené à bien une tâche étrange, sans aucun doute portée par un inconscient puissant. Le territoire de la bataille est devenu une géographie à part, une géographie historique qui nous restitue une époque de fer et de feu en l’idéalisant puissamment. (Cette idéalisation ne conduit pas à une affirmation idéaliste mais à une réalité rendue idéale par l’intégration dans son temps et dans son espace de sa dimension historique principale. Verdun, dans l’Histoire, compte désormais à cause de son titre de “la plus grande bataille de l’Histoire” et à cause de son intégration historique réussie dans la paix qui suit. L’équation idéale est réalisée.)
Des années, des dizaines d’années après la bataille, tout a repoussé dans un étrange élan de la nature dont on croyait d’abord qu’il serait empêché à jamais par l’empoisonnement de la terre (les obus, les matières chimiques, les gaz, le soufre, le phosphore, les débris innombrables). Pendant plusieurs dizaines d’années, le champ de la bataille de Verdun avait semblé devoir rester ce lieu désolé et lunaire, le lieu maudit de l’histoire du monde. Rien ne semblait jamais devoir repousser et la bataille avait été comme un Attila de la machine et de la technologie. On disait qu’après la bataille-Attila, rien ne repousserait. Après un sourd et silencieux combat, pourtant d’une puissance inouïe, auquel les restes des pauvres corps broyés des soldats inconnus et perdus apportèrent leur contribution en devenant le sel de la terre, la nature remporta la deuxième bataille de Verdun. Elle refleurit. Aujourd’hui, ce territoire est d’une somptueuse beauté. La forêt et les arbres, les monuments et les restes de la bataille y sont désormais enchanteurs. Alors apparaît toute la grandeur magique du projet mené à bien de l’inconscient français.
Pour rendre plus concrète cette vision, il faut parler de cette idée étrange de déclarer que les quelques villages anéantis et rasés par la bataille resteraient en l’état et seraient commémorés comme “morts pour la France”, comme un soldat inconnu puis reconnu est célébré parce qu’il est glorieusement mort pour la France. En même temps, leur mort contrainte, causée par l’envahissement barbare, serait niée par le maintien en vie administrative de l’entité française légale qu’ils représentaient. Vous entrez aujourd’hui dans Douaumont ou dans Fleury-devant-Douaumont et vous arrivez dans les “rues” reconstituées, où chaque maison est marquée par un simple pieu de métal peint en blanc, surmonté d’une inscription portant le nom du propriétaire de la maison et son métier. C’est une idée étrange d’avoir refusé à la fois la mort du village et sa résurrection terrestre, au profit d’une éternité symbolique. Le sol alentour a été laissé en l’état, avec ses innombrables trous d’obus qui deviennent dans la beauté nouvelle des vallonnements de sous-bois magiques où la nature s’est jouée à son profit de l’artificialité infâme des effets destructeurs de la technologie guerrière et furieuse.
Ainsi fut remportée la deuxième bataille de Verdun.
Revenu à Verdun, il nous paraît absurde et pervers de faire de ce lieu de la bataille un lieu cruel, crépusculaire et synonyme de mort, — un lieu utilisable idéologiquement dans nos piètres batailles conformistes et contemporaines. C’est pourtant le lieu commun de la bataille de Verdun. Tant d’articles et de réflexions conformes, qui se veulent de commentaires éclairés à la morale de la raison contrainte, ont été dits et écrits, et continuent à l’être, expression d’une volonté insconsciente du système mécaniste régnant sur notre monde d’abaisser, de réduire et d’effacer tout ce qui a précédé. Etrange soi-disant hommage rendu aux morts.
Exemple de la chose, retour à “l’écume des jours” d’une époque où les jours sont si sombres, si petits, si étrangers à la lumière du monde ; d’un chroniqueur du Monde (inutile de citer son nom puisque Dieu reconnaît les siens), le 16 juin 2006, — “envoyé spécial”, disent-ils… (Ci-dessous, premier et dernier paragraphes de l’article, comme les deux bornes d’un joyau moderniste de la raison, comme les deux portes — entrée et sortie — des commodités de nos besoins naturels.)
«Verdun, cul-de-sac de l'humanité. La raison se heurte ici à une impasse. Le visiteur désorienté tourne en rond du fort de Douaumont à celui de Vaux, du bois des Caures au Mort-Homme, de la côte 304 à Fleury. Il s'arrête à chaque station de ce chemin de croix blanches. Il y a forcément un sens à tout ça ! Il cherche, s'égare. Vain effort pour s'en sortir. On ne passe pas…
(..)
»Pourquoi et comment un tel sacrifice ? Les deux questions reviennent, lancinantes. Les historiens s'écharpent sur les motivations qui ont permis à des hommes de supporter tant de souffrances : patriotisme, haine des Boches, sens du devoir, respect des officiers, peur des sanctions, abrutissement général ? Ceux qui étaient là le savaient-ils eux-mêmes ? Le visiteur repart avec toutes ses questions vers Bar-le-Duc, reprend en sens inverse la Voie sacrée. C'est une voie sans issue.»
Et ainsi de suite, et tout le monde descend… Celui-ci, dont “la raison se heurte ici à une impasse”, cherche un sens à tout cela ; on comprend la vanité de la recherche si, pour lui également, la Voie sacrée est “une voie sans issue”. En attendant, une carte Michelin lui permettra de s’échapper de Verdun, plutôt par une belle autoroute laïque à trois bandes et à péages, et de retrouver l’ample et magique beauté des salons parisiens, — de retrouver “un sens à tout ça”. Il faut savoir qu’il en pullule, des comme ça, à notre époque, et qu’ils prétendent régler notre sort commun.
Passons outre, comme disait Jeanne à ses juges.
Verdun ne peut être compris par ceux qui, par pauvreté d’âme, contraignent leur raison à tenter de s’en tenir aux normes imposées par le système mécaniste qui nous broie. La raison contrainte est celle de l’esprit emprisonné et de l’âme annihilée. Pour comprendre Verdun, mettez précieusement Le Monde de côté car le papier doit être recyclé et lisez Apollinaire, Eluard, les poètes allemands qui nous sont moins connus… Lisez Valéry disant que Verdun est quelque chose de différent à l’intérieur de la Grande Guerre, dans ces phrases fameuses et souvent répétées qu’on trouve dans son discours d’accueil du maréchal Pétain à l’Académie Française, en janvier 1931…
« C’est pourquoi il n’a pas à rechercher trop profondément les raisons de la grande attaque de Verdun. Celles que les Allemands en ont données ne sont pas invincibles, — n’étant pas d’ailleurs concordantes. La vérité semble fort simple. Il suffit de se mettre un instant à la place des hommes. On ne sait que faire, et il faut faire quelque chose. Grande et irrésistible raison. Rien ne s’impose. La stratégie est ligotée dans les réseaux. Jusqu’ici, toutes les offensives ont échoué. L’imagination défaillante ne sait plus suggérer que ce qu’elle a déjà conçu ; mais cette fois, on frappera beaucoup plus fort. C’est à une échelle démesurée que l’on va monter cette attaque. 400 000 hommes ; une artillerie incroyable, accumulée sur un point du front ; l’héritier de la couronne, pour chef ; une place forte de premier ordre, déjà illustre dans l’histoire, pour objectif, — et c’est la bataille de Verdun.
»Bataille ?… Mais Verdun, c’est bien plutôt une guerre toute entière, insérée dans la grande guerre, qu’une bataille au sens ordinaire du mot. Verdun fut autre chose encore. Verdun, ce fut aussi une manière de duel devant l’univers, une lutte singulière, et presque symbolique, en champ clos, où vous fûtes le champion de la France face à face avec le prince héritier. Le monde entier contemple. Le combat, que chacun tour à tour engage, ou soutient, durera presque toute une année. Je n’en retracerai les épisodes ni les phases, et je ne ferai point l’histoire de votre rôle qui fut de tous les instants. Je n’en tirerai que quelques traits, — les uns, de votre esprit, car c’est ici que votre conception tout expérimentale de la guerre s’éprouve et triomphe ; les autres, de votre caractère ; et je n’oublierai point votre cœur.
»Monsieur, vous avez, à Verdun assumé, ordonné, incarné cette résistance immortelle, qui, peu à peu, sous vos mains, comme par une savante et surprenante modulation, s’est renversée en réaction offensive, et changée pour l’étonnement du monde et la confusion de l’ennemi, en puissance pressante, en reprise des lieux perdus, en contre-attaque victorieuse.»
Ainsi en est-il de Verdun et de la bataille qui y fut menée pendant 300 terribles jours. Si vous voulez lire et entendre autres choses que les lieux communs sur la boucherie et le soi-disant sanglant mystère de la guerre, pourtant si aisément et affreusement compréhensibles par le simple bon sens, écoutez le poète qui parle dans le vent calme, une fois apaisé le terrible grondement de la mitraille barbare.
Lisez, relisez, récitez Péguy qui n’a pas écrit ceci pour les morts de Verdun (il est mort le 2 septembre 1914, au champ d’honneur) ni pour la Grande Guerre (le poème est écrit en 1913) ; qui, par conséquent, a écrit ceci par prémonition directement inspirée, prémonition des âmes perdues et retrouvées de Verdun, — car, effectivement, ce quatrain cité presque nécessairement dans tout commentaire sur Verdun, ce quatrain mystérieux fait de deux emprunts à deux autres quatrains du même poème, ne peut avoir été écrit que pour les morts de Verdun :
«Mère, voici vos fils qui se sont tant battus,
»Qu'ils ne soient pas jugés sur leur seule misère.
»Que Dieu mette avec eux un peu de cette terre
»Qui les a tant perdus et qu'ils ont tant aimée.»
Verdun est la Grande Guerre transcendée, “la plus grande bataille de l’Histoire” qui arrache la guerre à ses horreurs incompréhensibles, l’événement unique qui donne un sens aux choses, au-dessus du sens un peu trop commun ; lorsque la guerre affreuse, dans un effort inouï fait pour transcender l’horreur, avec l’aide imprévue de ceux qui firent de la tâche du souvenir de Verdun un complément nécessaire à l’horrible bataille, lorsque la bataille et son souvenir deviennent ce Moment où l’âme d’une nation est transmutée en messagère d’une humanité transcendée.
La curiosité de Verdun est que les Allemands ne sont nulle part bien qu’ils aient été partout. La profonde émotion les chasse de notre âme, non par mépris ni par colère mais par goût de la tragédie revécue comme une épure, qui chasse les dérangements humains comme elle chasse les statistiques et les manœuvres de la bataille, comme elle chasse l’horreur terrestre. Les soldats français abattus deviennent les fils d’une terre enterrés dans cette terre, eux-mêmes devenus cette terre. Il y a communion et transcendance. Cela, pour ceux qui s’y reconnaissent et qui reconnaissent “un sens à tout ça”.
La sentinelle moralisante de service, citée plus haut, parle de «[l’]effrayant mystère de Verdun». Laissons cela. Il n’y a pas de mystère terrestre à Verdun aujourd’hui, et rien d’effrayant non plus (sinon la folie mécaniste des hommes qui précède la guerre et ne dépend pas de la guerre, et qui se poursuit en s’accentuant jusqu’à aujourd’hui? Certes, nous y sommes, et plus découragés qu’effrayés). Toute l’horreur immense de cette bataille s’explique par des causes mécaniques aisément identifiables. (Valéry, encore lui, nous a éclairés là-dessus, dans le même discours à Pétain, et en des termes très simples.) Par contre, peut-être y a-t-il un Mystère — si, pour le deviner, l’on consent à s’élever. Il y a le caractère sacré de l’Histoire retrouvée lorsqu’elle se fait histoire de la transcendance du monde, et cela vous emporte et vous élève, bien plus que cela ne vous effraie.
Retour du champ des morts étendu dans l’immense nature, éperdu d’une étrange félicité faite de la sérénité de l’esprit et de l’harmonie du monde, vous vient l’idée qu’il n’y a nulle souffrance qu’on puisse éprouver à Verdun sinon celle d’évoquer ce que certaines âmes pauvres écrivent aujourd’hui sur Verdun. Alors, soit, il reste un mystère commun à Verdun, outre le Mystère du lieu : comment tant de grandeur et d’abnégation ont-elles pu engendrer tant de médiocrité et de banalité? Comment Verdun avec ses champs de morts a-t-il permis que notre monde lui succède?
Ce ne sont pas les souffrances individuelles sans nombre que “le visiteur et son ombre” rencontrent ici mais une immense souffrance collective qui a connu sa rédemption. S’il y eut tant de morts individuelles à Verdun, il y eut aussi, et surtout, et c’est ce qui fait l’indicible magie de cette bataille, un esprit collectif qui se forgea dans le feu, le sang et la boue, et qui représente l’ultime possibilité, aux confins du terrestre et du spirituel, que cette tuerie acquiert finalement un sens. Certains le devinent puis le distinguent, les autres s’en retournent dans les salons parisiens.
Le visiteur sans entraves ne va pas chercher la guerre à Verdun. Il va chercher la tragédie la plus haute enfin apaisée dans la paix paradoxale de l’Histoire, — par conséquent, rencontre de l’Histoire et rencontre de l’âme de l’Histoire, enfin distinguée parmi les âmes des morts, apaisées et éternelles; le visiteur l’a retrouvée et les a retrouvées… Allez en paix avec vous-même.
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