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4528Je l’ai rencontré deux ou trois fois je crois, dans les années 1990, dans un restaurant-club des Champs-Elysées discret et élégant, où il avait ses habitudes. Il était de cette trempe, discret et élégant, je suppose toujours impeccablement habillé comme je l’ai vu, presque selon les canons de l’élégance britannique quand elle se met à l’être vraiment, élégante... Mais cela n’est que l’apparence, qui annonçais pourtant la substance de l’homme, sage, mesuré et cultivé, et d’un caractère pourtant affirmé autour de principes essentiels, – et alors sa discrétion se révélait, paradoxale, comme celle de celui qu'on remarque aussitôt ; un de ces Américains comme on n’en voit plus, correspondant à cette sorte de Français comme on n’en rencontre plus. Son admiration pour le général de Gaulle, autant pour ses idées, pour ses actes que pour l’homme, était telle qu’il m’avait confié qu’il jugeait être, et au-delà qu’il s’honorait de se définir lui-même comme un des rares “gaullistes américains”. J’ignore s’il a jamais écrit ce jugement de lui-même sur lui-même mais je sais bien qu’il me l’a dit et que j’en fus honoré et réconforté comme lorsqu’on croise quelqu’un de la même famille d’esprit que soi-même, et que l’on se sent moins seul.
(J’ai hésité : “Américain gaulliste” ? “gaulliste américain” ? – sans considérer une seconde le qualificatif d’américaniste, certes. Finalement, je crois bien qu’il s’agit de la formule avec “gaulliste” en tête, comme si cette famille de l’esprit était internationaliste, la nationalité ne venant qu’en second, comme qualificatif et ornement sans aucun doute honorables mais secondaires. Ce paradoxe aurait, j’espère, bien fait rire “le Général” puisqu’on ne peut imaginer plus patriote français que lui. Mais ce n’est pas faux, tant la doctrine gaulliste, à l’image des conceptions d’un Talleyrand, nécessite un équilibre dans l’ordre international, tenu par une affirmation générale et conjointe du principe, un respect réciproque de la souveraineté pour tous pour que chacun jouisse de sa propre souveraineté, tout cela finalement comme la marque d’un internationalisme qui ne doit rien, absolument rien, aux idéologues ni aux doctrinaires, et tout à son propre caractère et à la pensée qui en découle. Une pensée libre est quelque chose qui s’impose et se structure avec des références fermes, librement choisies.)
William Pfaff est mort le 30 avril, à 86 ans, à Paris évidemment, où il résidait depuis 1971. Il avait fait la guerre (celle de Corée), et sans qu’il m’en ait dit un mot, on devinait que l’expérience devait l’avoir fortement marqué. Il avait connu, dans son extrême jeunesse l’Amérique de la grande Dépression, ce qui devait l’avoir marqué également. Nous nous sommes si peu rencontrés, lui qui parlait le français à peine mieux que je ne parle l’anglais. (Lui comme moi je crois, capables de lire très aisément le français et moi l’anglais, mais bien moins de le parler.) Nous avions préféré la qualité à la quantité dans nos rencontres et je crois qu’il y avait entre nous cette sorte d’estime intuitive : je ne ratai jamais l’un de ses Op-Ed de l’International Herald Tribune (IHT) et je crois qu’il aimait bien de defensa jusqu’à le lire régulièrement, sinon assidûment.
Dans les années 1980 et 1990, Pfaff était une des premières références à Paris. Son nom surgissait toujours dans une conversation, avec un expert, un chef de cabinet, un spécialiste au Quai d’Orsay ou au ministère de la défense. Pfaff était apprécié comme la meilleure plume indépendante de la grande presse US et transatlantique, le regard le plus lucide d’un Américain sur la politique extérieure de son pays. C’était en d’autres temps, cela, pour lui comme pour moi, par rapport à nos temps présents où cette sorte d’être se fait rare. Pfaff fut écarté de ses meilleures collaborations, du New Yorker à l’IHT, et moi cela fait des lunes que je ne vais plus à Paris. Je ne suis sûr de rien, je fais l’hypothèse plutôt, mais je crois bien qu’on l’a peu à peu mais délibérément écarté de ces grandes tribunes. Ils préfèrent les Friedman, George & Thomas, parce que nous sommes au temps de la plume-bulldozer, impeccablement alignée, accablant furieusement le lecteur languissant de ses imprécations contre le Rest Of the World, ceux qui ne suivent pas la musique, qui ne collent pas au Système. Pfaff n’était pas de cette plume-là, on l’aura bien entendu sans hésiter une seconde. Il était la preuve vivante que nous ne nous battons plus selon nos nationalités, nos propres parti-pris, nos perceptions déformées, – mais contre un Système qui broie aveuglément tout ce qui se trouve sur son chemin.
Il y a eu souvent des références à lui, dans dedefensa.org, comme il y en avait dans dd&e/Lettre d’analyse. L’une de celles que j’affectionne particulièrement, c’est sa série de trois articles dans l’IHT sur la “crise d’identité” de l’Amérique, en mars 1992, qui passa bien inaperçue des publicistes habituels. Il y parlait du fameux rapport Wolfowitz qui nous annonçait nos lendemains qui chantent, post-9/11. Mais lui, Pfaff, il avait compris ; il suffit de lire le titre du dernier article de la série pour le mesurer, dans l’esprit de la chose : «To Finish in a Burlesque of Empire?» (article du 12 mars 1992, – les trois articles mis en ligne sur ce site le 23 novembre 2003). Quinze ans plus tard, il confirmait, avec “la folie dystopique de l’empire” (voir le 2 novembre 2007).
Mais la carrière de Pfaff, c’est bien plus que cela puisqu’il s’agit d’un historien qui a laissé une œuvre. Le New York Times a fait son travail et on y trouve un article qui retrace sa carrière (le 1er mai 2015). On peut le voir et l’écouter aussi, dans une émission de télévision de UCTV (University of California Television), dans la série Conversations with History, le 12 juin 2008. On peut aller voir sur son site également, où sont stockées ses chroniques et présentés ses livres.
Le plus souvent, nous nous référions à lui ou citions des extraits de ses articles, mais très rarement un article en entier, – simplement, parce que ce n’est pas dans la “politique éditoriale” de ce site de reprendre des textes dans leur entièreté. Nous le faisons un peu plus ces derniers temps et, le 23 avril 2015, nous reprenions l’article du 22 avril de William Pfaff, consacré aux élections au Royaume-Uni. Il se trouve qu’il s’agit du dernier texte qu’ait publié ce grand historien qui était un commentateur du temps présent, cet homme honorable et d’un caractère tout présent dans sa plume d’écrivain, ce “chrétien conservateur” qui croyait, je pense, à une forte continuité de la Tradition. (John Rielly, président du Chicago Council on Global Affairs : «Although many American pundits consider him a liberal, he was in many respects a classic Christian conservative — one who was skeptical about liberal notions of inevitable progress and always aware of the limitations of human activity.») Je crois pouvoir dire que j’éprouve une certaine émotion apaisée que le site ait publié ce dernier article de lui, parce que cette occurrence peut-être intuitive symboliserait comme un signe du ciel.
Enfin, voici, pour le saluer à notre manière, avec les moyens du bord ... Le 26 juillet 2006, nous reprenions des extraits d’un texte de William Pfaff datant du 20 juillet 2006 (sur son site personnel WilliamPfaff.com). Il s’agissait d’un sujet important pour cet historien qui se détachait du quotidien : «Whose ‘Meaning of History?’» Nous présentions ces extraits de cette façon :
«Pfaff est croyant. Il pense que l’Histoire a une signification et un sens par conséquent, qui lui sont donnés par Dieu. Il observe que la grande bataille de la modernité, — depuis la nouvelle que “Dieu est mort” — est celle d’une imposture : comment prendre la place de Dieu pour prétendre conduire l’Histoire et lui donner un sens? Sans doute est-ce l’accomplissement ultime de la vanité humaine.»
Nous avons pensé que, pour le saluer, nous pourrions publier cette courte chronique qui synthétise bien un problème aussi fondamental de la signification de l’histoire qu’est “le sens de l’histoire”. Ce sujet symbolise bien ce qu’était Pfaff, chroniqueur mais aussi historien, chroniqueur qui n’oubliait jamais qu’il était d’abord historien. Nous en donnons une traduction-adaptation en français. Nous avons beaucoup hésité dans la traduction du titre, meaning signifiant aussi bien “sens” que “signification”, mais “sens” signifiant en français aussi bien “signification” qu’“orientation”, “évolution”. Initialement (en 2007), nous penchions pour “signification”, mais finalement, la présence des guillemets dans le texte initial peut effectivement renvoyer à l’expression française “sens de l’histoire” qui inclus in fine les deux “sens” (!) du mot, – à la fois ontologie de l’histoire et dynamique signifiante de l’histoire, – et qui contient toute la force polémique autour de cette question, – justifiant enfin, à notre sens, un énoncé général plus neutre pour le titre complet (“A propos du ‘sens de l’histoire’”). Dans son texte, Pfaff utilise le mot “story” pour indiquer ce qui peut être considérer comme des fictions de l’histoire ; nous avons employé dans ce cas le mot bien connu de nos lecteurs de narrative, ce qui semble tout à fait acceptable (voir le Wikipedia de narrative : «A narrative (or story) is any report of connected events, actual or imaginary, presented in a sequence of written or spoken words, and/or in a sequence of (moving) pictures.»)
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On trouve, sous-jacent à peu près à tout ce qui est dit et écrit à propos de l’histoire, – en Occident, dans tous les cas, — la croyance que l’histoire a un sens. C’est une pensée intolérable que tout cela puisse n’avoir aucune signification, et que toutes les souffrances et cruautés de l’existence soient subies en vain. C’est pourquoi la pensée moderniste occidentale se caractérise par l’obsession pour l’idéologie, qui procure un substitut séculaire pour l’interprétation de l’existence humaine jusqu’alors fournie par les religions du Livre.
La pensée européenne a conclu aux XVIIIème et XIXème siècles qu’il était déraisonnable de croire à l’existence de Dieu et, par conséquent, à la connexion divine, d’une façon ou l’autre, de l’intelligence humaine. Ainsi la raison humaine a-t-elle pour tâche de distinguer le but de l’histoire, une notion qui conduisit à l’éphémère existence, durant la Révolution Française, du Culte de la Raison, accompagné d’un cérémonial qui était une émulation (ou une caricature) du rituel catholique.
Le culte disparut rapidement mais la croyance demeura. Si nous n’existons pas au-dedans d’une structure divine, ce qui est l’opinion de nombre d’intellectuels aujourd’hui, les êtres humains se doivent de déterminer leur propre façon de “penser l’histoire”, et doivent affirmer eux-mêmes une ambition ou un système de valeurs qui servira de références à leur existence. L’alternative, qui est une vie sans valeurs de référence, – le nihilisme, l’égoïsme absolu, l’acceptation stoïque de l’arbitraire (qui fut plus ou moins la définition de la philosophe de l’“existentialisme” de l’immédiat après-guerre en Europe), – est difficile sinon insupportable. Dès lors, un vague “scientisme” athée s’est imposé comme la croyance par défaut que pratiquent la plupart des esprits à propos de toutes ces choses. Cela rassemble à une religion parce que cela est habituellement lié à une croyance également vague dans un progrès séculaire qui est supposé être produit par la science.
Il y a eu beaucoup de progrès dans les sciences, la technologie et l’organisation humaine depuis la mort présumée de Dieu il y a plus de deux cents ans. Mais toutes ces années nous ont également donné la mise en œuvre de la notion d’idéologie totalitaire, les deux guerres mondiales et de nombreuses guerres sanglantes de moins grandes dimensions, des génocides en Europe, en Afrique et en Asie, et enfin la “guerre des civilisations” que George W. Bush prend plaisir aujourd’hui à désigner comme la “Longue Guerre” contre la terreur globale et la tyrannie.
Voilà la production récente du progrès humain au travers de la raison, même si certains pourraient objecter que ce n’est pas vraiment pire que beaucoup des évènements et des époques qui précédèrent. Mais l’Âge de la Raison était supposé nous donner quelque chose d’infiniment supérieur. La Raison et la Science devaient nous conduire à une allure soutenue vers la solution des grands problèmes de l’histoire. Au lieu de cela, l’Europe d’après les Lumières a recours aux philosophies séculaires de l’histoire, qui sont des narrative de la raison pour justifier notre existence, comme substitut des religions.
La dernière de ces narrative à avoir acquis une faveur internationale est, bien entendu, la doctrine Bush, la “doctrine de la liberté” (freedom doctrine), qui dit que n’importe qui, n’importe où, désire jouir des bienfaits de la démocratie “à l’américaine”, et que, lorsque tout le monde l’aura effectivement, alors l’histoire prendra fin. (Ou bien le monde lui-même sera à son terme, si l’on veut l’interprétation religieuse de la politique extérieure de Bush telle que la proposent certains de ses partisans, et partisans également d’Israël, de confession protestante évangéliste.)
La “doctrine Bush” est une version naïve de la narrative la plus importante de l’histoire d’après les Lumières. Le marxisme fut une religion séculaire se dissimulant derrière une interprétation scientifique de l’histoire, débusquant dans l’histoire une narrative de la lutte des classes qui produirait finalement la société humaine parfaite, un paradis terrestre séculaire. Il fallut à peu près un siècle pour que cette croyance s’effondrât sous le poids de ses propres contre-vérités, à cause de la cruauté et de l’inhumanité des méthodes de direction et des contraintes qu’elle imposa.
Le marxisme fut la plus importante des religions séculaires modernes, avec des millions de fidèles, et parmi eux nombre d’esprits de très grande qualité, et elle tint du milieu du XIXème siècle jusqu’à l’effondrement de l’Union Soviétique dans les années 1980. Le marxisme a encore une existence nominale, vide de tout contenu intellectuel, en Chine, et une demi-vie plus ou moins clandestine sur certains campus de certaines universités occidentales, mais à part cela sa disparition est complète et rien n’est venu la remplacer.
Le fascisme fut son seul rival de poids au cours du XXème siècle, mais le fascisme fut toujours intimement connecté au nationalisme, ce qui limita nécessairement son attraction internationale. La combinaison mussolinienne de nationalisme et de socialisme eut tout de même une certaine influence dans de nombreux pays jusqu’à la défaite des puissances fasciste en 1945 ; quoi qu’il en soit, la mise en lumière des abus et des crimes qu’elle suscita paraît avoir discrédité cette doctrine définitivement (bien que, sur ce point on doive admettre qu’il faut “attendre et voir” avant de trancher définitivement).
Le fascisme possédait également un style intellectuel et politique qui suscita une fascination constante sur un certain nombre d’intellectuels, y compris des Américains contemporains, et sur nombre d’hommes politiques. Ce style consiste en l’utilisation agressive et expansionniste de la puissance militaire pour l’expansion et la “gloire” nationales, une affirmation élitiste et la croyance dans la puissance et les privilèges de cette élite, la déshumanisation et la dégradation des ennemis, et l’usage peu scrupuleux de la démagogie et de la propagande.
Il ne fait guère de doute que cela ne sera pas la dernière religion séculaire à se manifester sous le masque de l’idéologie politique ou d’une conception historique du monde. De tels caractères sont nécessaires pour la mobilisation populaire pour la bataille, – et, comme on l’affirme sous une forme qu’on veut plausible à Washington, le monde est seulement au tout début de la Longue Guerre contre le Démon (cet argument étant lui-même une réinterprétation théologique de l’ambition politique du contrôle du Moyen-Orient).
Pour mon compte, je ne crois pas que Dieu est mort, et je pense que seul Lui connaît le sens et la signification de l’histoire. Les problèmes naissent dès lors que les hommes et les femmes tentent de se substituer à l’intelligence divine, – une tentative dont on peut être sûr qu’elle se poursuivra encore, pour notre infortune et notre malheur.
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