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425315 novembre — Il nous aurait semblé assez impensable, hier après-midi encore, d’envisager que la rubrique “Faits & Commentaires”, si elle était développée ce samedi, pût nous engager à nous intéresser à autre chose qu’au sommet de Washington. “Bravo l’artiste”, dirons-nous donc à Sarko, décidément au sommet de sa forme.
Sommet pour sommet, celui de Nice nous réserva une belle surprise. Sans nul doute, la position de Sarkozy sur l’affaire du BMDE élargie à la question de la sécurité européenne, la proposition qu’il fait dans cette affaire, tout cela constitue un fait majeur, une surprise, un remarquable contrepied de la part du président français.
D’une façon très significative, on trouve, dans les comptes-rendus de la presse, toutes les nuances d’appréciation de cette affaire sarkozienne, allant de la plus timide à la plus audacieuse. D’une façon générale, l’écho fait à cette affaire est plutôt réduit par rapport à son importance, ce qui reflète les caractéristiques de surprise et de contrepied que nous lui attribuons.
• La presse française en général est plutôt ennuyée. Pour elle, l’affaire du jour est bien entendu le Congrès du PS à Reims, dont nul ne niera après tout l’importance, si l’on embouche sa lorgnette par le bout qui convient. On a donc les priorités qu’on peut et la basse-cour parisienne, depuis l’élection d’un président africain-américain des USA qui l’a fait glousser de plaisir et replonger dans son American Dream, s’irrite d’avoir à tenter de comprendre ce qui se passe hors des limites de son poulailler exceptionnellement étendu à Reims. A la rigueur le sommet du G20 pouvait attirer l’attention, notamment pour observer que Sarkozy y «risque sa crédibilité» (selon Libération); mais les anti-missiles, l'Europe, les Russes et le reste?
Ainsi perçoit-on une grande surprise teintée d’incompréhension, une certaine réticence de l’appréciation et un scepticisme certains du commentaire, dans le compte-rendu fait par Le Monde, du 14 novembre, de l’initiative de Sarkozy. Disons que cela nous permet d’avoir un exposé succinct des faits réduits aux circonstances très limitées.
«Nicolas Sarkozy a tenté, vendredi 14 novembre, de jouer les médiateurs entre Moscou et Washington, lors du sommet Union européenne-Russie à Nice. Le président français a ainsi demandé à son homologue russe, Dmitri Medvedev, de ne pas concrétiser sa récente menace de déployer des missiles à Kaliningrad. Mais il s'est montré dans le même temps très critique envers George W. Bush, appelant les Etats-Unis à calmer le jeu sur leur projet de bouclier antimissile, cause des menaces russes.
»Signe d'ouverture envers le président russe, M. Sarkozy a repris l'idée de “pacte de sécurité” pan-européen, lancée par M. Medvedev en juin à Berlin. Il s'est redit prêt à en discuter au cours d'un sommet, peut-être “mi-2009”, “dans le cadre de l'OSCE [Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe]”. A ce sommet, M. Sarkozy a plaidé pour que les bases d'un accord soient posées sans que soient évoqués le déploiement de missiles ou de bouclier antimissile. Il s'offre ainsi en médiateur potentiel d'un dossier jusqu'ici resté surtout du domaine des relations russo-américaines.»
• La version de “Sarko médiateur” est entérinée, par exemple, par l’AFP (repris dans Defense News du 14 novembre), mais selon une appréciation plus réaliste et nettement plus affirmative, – comme une affaire sarkoziste en train de se faire et non plus comme une “tentative” ou une “offrande” d'être quelque chose de “potentiel”.
«France's President Nicolas Sarkozy urged Russia and the United States to stop threatening each other with missiles and missile shields Friday and called for talks on Europe's future security.
»Speaking alongside his Russian counterpart Dmitry Medvedev, Sarkozy urged him not to deploy missiles on Europe's border, promising to listen to Moscow's plans for a new continental security treaty.»
• La presse londonienne, elle, a compris l’importance de l’affaire. On peut en dire des tonnes, et justifiées, sur les manœuvres et les roueries des Britanniques mais on ne peut leur dénier de l’attention et le regard lucide sur les affaires internationales, particulièrement celles qui concernent l’Europe, – cette “Europe” dont la presse parisienne-étendue-à-Reims est si friande.
• Le Times, aujourd’hui, va très près du cœur de la chose en présentant l’initiative de Sarko comme une tentative sérieuse, et peut-être bien réussie, de mettre la nouvelle administration US, pas encore en action, devant le difficile problème d’avoir à se prononcer d’un point de vue politique sur la poursuite du déploiement du système BMDE. L’image a sa valeur: “passer la patate chaude” à Obama, quoiqu’elle nous paraisse un peu restrictive à la simple vigilance critique à l'encontre des mauvaises intentions anti-américanistes. C ‘est bien dans les habitudes du Times.
«Barack Obama was handed an early foreign policy hot potato yesterday when President Sarkozy proposed a truce in the row over US plans for a missile defence system in Europe. Taking it upon himself to make the EU’s first intervention in the debate – and getting the backing of Russia, which has threatened to position missiles in Kaliningrad – Mr Sarkozy proposed a summit next year on a new pan-European security system, after a suspension of activity from both Moscow and Washington.
»The French President’s latest piece of off-the-cuff diplomacy caught most of the main players by surprise and raised eyebrows for seemingly trying to bounce the next US President into a policy change as well as talks about a security organisation to rival Nato.»
• Le Guardian, aujourd’hui également, va plus loin et il a raison. Il présente la démarche de Sarkozy comme une alliance de facto entre le Français et le Russe Medvedev dans cette affaire du BMDE. Il observe que le président français soutient la proposition russe d’un nouvel arrangement paneuropéen de sécurité («Sarkozy backs Russian calls for pan-European security pact»), dans lequel doit s’inscrire une résolution de l’affaire BMDE/Iksander par l’élimination conjointe des deux projets.
«President Nicolas Sarkozy of France joined Russia in condemning the Pentagon's plans to install missile defence bases in central Europe yesterday and backed President Dmitri Medvedev's previously ignored calls for a new pan-European security pact. Both presidents concluded a Russia-EU summit, in Nice in the south of France, with an agreement to convene a major international conference next summer at which the Americans, Russians and the 27 countries of the EU should come up with a blueprint for new post-cold war “security architecture” in Europe.
»The call for such a pact has been Medvedev's central foreign policy message since he succeeded Vladimir Putin as president earlier this year. Medvedev has called for the new deal in several keynote speeches but has been snubbed by western leaders until Sarkozy delivered a characteristic surprise yesterday, appearing to hijack the subject. Sarkozy said: “We could meet in mid-2009 to lay the foundations of what could possibly be a future pan-European security system.”»
Après «Les Russes s’engouffrent dans la brèche», voici Sarko qui s’y met. Il est difficile, et d’ailleurs d’un intérêt assez moyen, de tenter de distinguer s’il y a une pensée stratégique sophistiquée dans l’esprit du président français. Connaissant notre approche du problème (et du personnage), on serait plutôt conduit à en douter. (Chez certains des conseillers de Sarko, c’est une autre affaire.) Il nous semble qu'en général Sarkozy fait de la stratégie sans le savoir, comme Mr. Jourdain sa prose, en croyant faire de la tactique; d'où le punch stratégique de ses initiatives...
Quoi qu’il en soit, il reste que l’action elle-même, la soi disant tactique, porte ses propres vertus et implique d’ores et déjà des effets probables sinon acquis. La rapidité de l’exécution est remarquable, qui a transformé le sommet de Nice d’un simple “sommet de retrouvailles” (avec les Russes), essentiellement tourné “vers l’intérieur” (relations UE-Russie), en un “sommet créatif” impliquant des initiatives sur la crise financière et sur la sécurité européenne, par conséquent sortant tout à fait du cadre des seules relations UE-Russie. L’intérêt de la chose (et l’avantage, pour certains, dont nous-mêmes), c’est que cette opération s’est faite en y associant complètement les Russes, créant de facto un “front européen” où les Russes sont inclus.
Sur le cas précis de la proposition Sarkozy concernant le système BMDE, la menace de déploiement de missiles russes Iksander et la proposition d’un sommet sur la sécurité paneuropéenne à la mi-2009, la séquence a été réalisée, également, en complète complicité des Français avec les Russes, voulue ou pas, “objective” ou non, – qu’importe. Elle a été permise par la “menace” de Medvedev du 5 novembre (déploiement des Iksander en riposte quasi-préventive du BMDE), aussitôt ramenée à une proposition de “troc” signalée dans l’interview du Figaro du 13 novembre:
«Mais nous sommes prêts à abandonner cette décision de déployer des missiles à Kaliningrad si la nouvelle Administration américaine, après avoir analysé l'utilité réelle de système pour répondre à des “États voyous”, décide d'abandonner son système antimissile.»
...Ce faisant, Medvedev permettait l’intervention de Sarkozy comme “médiateur”, mettant à égalité en importance stratégique les deux initiatives, – alors que l’initiative US est dès le départ d’un bien plus grand poids, – et réalisant cette remarquable pirouette sémantique consistant à dire : “puisque la ‘menace’ russe est stratégiquement importante et dépend complètement du BMDE, c’est que le BMDE est source de déstabilisation; supprimons les deux et nous écarterons un danger de déstabilisation”. C'est la pirouette de l'“option zéro”, fameuse en 1983 lors de la crise des euromissiles, qui permet, comme si l'on jouait aux dames, d'éliminer un pion majeur en sacrifiant un pion mineur, déployé (c'est le cas de le dire) pour la circonstance. Les deux partenaires, russe et français, ont dialectiquement placé le système BMDE dans une position complètement nouvelle de vulnérabilité extrême, – c’est-à-dire, vulnérable à une initiative de désarmement dont nul ne peut nier la vertu intrinsèque. Au reste, la manœuvre n’était pas complexe, elle était même évidente mais il fallait avoir l’audace et l’énergie de la réaliser.
Cela étant, qui fixe les conditions inattendues du sommet de Nice et des relations entre les Russes et le BMDE en écartant complètement la fable d’un BMDE destiné à contrer une hypothétique et fantasmatique menace iranienne, les effets à constater et à attendre sont de plusieurs ordres.
• Le cas du BMDE quitte les seuls rapports entre la Russie et les USA, tels qu’ils étaient gérés et orientés jusqu’alors par la courroie de transmission de l’OTAN. Il est installé au centre de la scène de la sécurité européenne. C’est-à-dire que les Européens sont désormais obligés d’avoir leur mot à dire dans cette affaire qui, par ailleurs, se déroule sur le territoire européen et concerne la sécurité européenne. Le cas est effectivement aussi simple que cela, mais, là encore, il fallait avoir l’audace et l’énergie de l’affirmer hautement, dans une enceinte uniquement européenne.
• …Car c’est bien une caractéristique essentielle: Européens et Russes (certains forcés parmi les Européens, on n’en doute pas une seule seconde) ont été conduits, ou se sont permis c’est selon, de discuter d’une façon fondamentale d’un système d’armes américaniste sans la présence (ni l’autorisation, cela va de soi) de Washington. C’est un cas inédit à notre connaissance depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, où des partenaires européens se substituent aux USA pour discuter du sort fondamental d’un système d’arme US de cette importance déployé sur le sol européen, ou destiné à l’être. Par ailleurs, on notera que tout était ménagé pour qu’une telle issue puisse être atteinte, avec simplement la présomption, justifiée jusqu’ici, que les Européens n’auraient ni l’audace ni l’énergie d’enfoncer cette porte ouverte que leur révérence servile et leur fascination pour les USA les ont toujours empêchés d’approcher.
• Il y a une “banalisation” et une “institutionnalisation” du système BMDE dans le tissu de coopération et de négociation en train de se mettre en place pour parvenir à une nouvelle architecture européenne de sécurité. Le système BMDE est arraché de son statut d’exceptionnalité que semblait lui garantir, aux yeux des experts et de la plupart des dirigeants occidentaux, sa substance presque sacrée de système américaniste. Cette opération passe notamment, mais d’une façon obligée, par la réduction de l’“argument iranien” à sa portion congrue de fable américaniste. Tout cela a été largement facilité par les USA eux-mêmes, qui signèrent l’accord avec la Pologne le 14 août dernier en faisant ainsi une relation directe entre le BMDE et ce qu’ils jugeaient être la “menace russe”, donc en installant de facto le système BMDE dans la problématique de la sécurité européenne. De cette façon, on pourrait considérer que l’accord du 14 août a ouvert la voie au sommet de Nice, – il suffisait de l’emprunter…
• Le sommet de Nice a impliqué officiellement l’UE dans l’affaire du BMDE, ce que l’UE se refusait jusqu’ici à faire. Cela laissera de très lourdes traces. Désormais, la voie empruntée par le sommet de Nice conduit à des manœuvres de grand style sur la sécurité européenne, cette fois avec l’UE et les Européens obligés à être partie prenante, plutôt que l’habituel regroupement moutonnier au sein de l’OTAN. Inutile de dire que l’on se prépare de rudes affrontements au sein de l’UE, par exemple lorsque les Tchèques en seront les présidents (en janvier-juillet 2009). Bien entendu, en même temps que leurs dirigeants ne pouvaient s’opposer à l’initiative française engageant l’UE, Tchèques et Polonais se rassemblaient à Prague et en catimini pour affirmer leur certitude “à 100%” que le BMDE serait installé, – ce qui est beaucoup préjuger de la positon du nouveau président US.
Cette affaire ne fait que commencer. Elle a déchiré un rideau qui, jusqu’ici, interdisait toute appréciation directe de la véritable situation de la sécurité en Europe. Si, bien entendu, on ne peut douter que les Français veulent essentiellement établir un équilibre et une structure de paix en Europe, on ne peut également douter qu’eux-mêmes doivent se douter que la voie qu’ils empruntent conduit à “un équilibre et une structure de paix” contestant la position d’exclusivité dévolue, du côté occidental, aux USA dans la garantie de sécurité européenne. (C’est effectivement le cas puisque c’est le traité sur les INF de 1987 qui est une garantie centrale de cette sécurité, et que les signataires en sont les USA et l’URSS.)
Bien entendu, la mise à jour et la dénonciation implicite du scandale politique et intellectuel qu’est cette situation où les USA régissent la sécurité européenne en déniant aux Européens la moindre voix au chapitre ne se feront pas sans heurts. Reprenons l’idée évoquée plus haut en l’élargissant à la mise en cause du leadership US per se: on peut être assuré que l’UE en sera rudement secouée, et l’OTAN avec elle. Il y a des possibilités de rupture qui existent désormais pour 2009, notamment au sein de l’UE. Sur la voie où ils sont engagés, certains pays européens ne pourront pas éviter de tels heurts lorsque viendra le temps de certaines rencontres et lorsque les USA entreront dans le jeu. Et, cette fois, les Russes seront partie prenante, comme s’ils étaient membres de l’UE…
Pour le reste, signalons cette réflexion qui concerne également l’année 2009. A la lumière des derniers événements, peut-être nombre d’“alliés”, et parmi eux les USA, finiront-ils par se demander si la perspective d’un “retour” de la France dans l’OTAN est un réel avantage pour la cause transatlantique. Notamment et pour mémoire, on peut se demander le rôle que va jouer la France au sein de l’OTAN, par rapport au dossier du système BMDE jusqu’ici accompagné d’une unanimité quasiment religieuse.
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