Sauver le tigre ? Sauver l’euro ?

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Sauver le tigre ? Sauver l’euro ?

26 novembre 2010 — Il y avait une étrange concordance entre les deux titres de The Independent, dont nous nous sommes fait l’écho dans deux textes d’Ouverture libre, le 25 novembre 2010. D’une part, il s’agissait de “sauver le tigre” («DiCaprio, Putin and the all-star plot to save tigers») ; d’autre part, il s’agissait de ”sauver l’euro” («Desperate fight to save the euro»). Etrange, significative rencontre de deux tentatives de sauvegarde, de choses bien différentes, de deux situations qui illustrent des faces différentes de la même crise eschatologique du monde, de deux aspects de la catastrophe universelle qui marque le crépuscule de la modernité et des illusions de la raison humaine.

Une première question qui vient à l’esprit, si vous avez l’esprit tourné à cet égard, est celle du choix : entre les deux sauvegardes, laquelle choisiriez-vous si le choix vous en était offert ? C’est une question absolument théorique, sans réelle implication pratique, les deux propositions n’étant mises ni en parallèle, ni en concurrence, n’ayant en apparence aucun lien direct de dépendance, ou de rapport compensatoire l’une et l’autre. On peut même avancer qu’elle n’implique aucun engagement ferme dans un sens ou l’autre, certains des acteurs ayant une position ambivalente (Poutine, par exemple, peut aussi bien dire, avec peut-être autant de force, “il faut sauver l’euro”, ou “il faut sauver le rouble”, pour rester dans le même champ mais avec l’adaptation à une situation hypothétique qu’on comprend sans avoir à s’en expliquer.) C’est donc une question théorique de circonstance, mais cela ne nous empêche nullement de penser qu’elle est tout de même assez importante dans sa signification théorique profonde pour qu’elle nous apparaisse également comme une question symbolique de la plus haute valeur. Elle illustre alors les conditions multiples de la crise, les pièges et les ouvertures créatrices, c’est selon, que cette crise tend et offre à ceux qui prétendent l’affronter, et aussi les valeurs très fondamentales que cette crise réduit ou exalte selon les attitudes qu’on adopte vis-à-vis de ses multiples effets.

…En effet, cette question implique une notion de hiérarchisation des effets et des conséquences de la crise, qui oblige à abandonner les seules références quantitatives de la substance du monde auquel le système nous a habitués, pour envisager les références qualitatives de l’essence de l’univers. La citation que choisit Poutine nous a frappés ; elle est de Gandhi, le grand Indien et, pour une fois, n’a rien à voir avec son affirmation politique fondamentale, ses choix supposés de “non-violence”, etc., bref tout ce qui fait chaudes les gorges de nos rhétoriciens du “parti des salonards”, lorsqu’ils s’éclaircissent la gorge pour laisser tomber une Vérité Humaniste imparable dans un dîner en ville. Poutine cite Gandhi parlant des animaux et de ce que nous désignerions comme “l’honneur” d’une nation, et des animaux comme constituants à part entière du grand équilibre du cosmos, du Grand Tout en vérité, selon une conception qui renvoie à la dimension de la Tradition de la culture sacrée de l’Inde : «La grandeur d’une nation et la marque de son progrès moral peuvent être jugés dans la façon dont elle traite ses animaux.»

Même s’il s’agissait du sujet (la survie des tigres) et qu’elle tombe bien dans un discours d’un dirigeant politique qui n’entend jamais perdre de vue ses intérêts politiques et sa popularité, la citation choisie par Poutine est suffisamment singulière pour être à la fois remarquable et remarquée. Mêler la notion de “grandeur d’une nation” et celle de la survie d’une espèce animale constitue un rapprochement absolument inhabituel d’une conception politique haute et d’un sujet laissé d’habitude à nos épanchements sentimentaux et à la courte philosophie des écologistes un peu trop modernistes pour être hauts. La remarque, en plus venant d’un Indien, renvoie à une notion haute de tradition. Qu’en sus de cela, on trouvât dans l’assemblée des Chinois venus défendre la survie du tigre en se référant à leur prochaine Année du Tigre (la prochaine sur la calendrier est 2022), cela implique là aussi, à travers une espèce animale ainsi célébrée d’un sentiment de sacré, une symbolique qui a des liens avec la Tradition. (Que tous ces gens ne réalisent rien de tout cela, si c’est le cas et ce n’est pas assuré, ne nous importe pas ; nous tentons de distinguer ce qu’il faut bien désigner comme “la métaphysique d’une circonstance”, qui ne fera pas l’objet d’une note bureaucratique de l’un ou l’autre service impliqué, ni d’un article d’un vrai journaliste professionnel qui sait respecter les faits, lui, et s’y tenir.)

Un autre élément remarquable de cet événement est la réunion d’hommes que rien ne devrait rapprocher, – on pense bien entendu à Poutine et à DiCaprio, – des hommes venus de milieux différents et dont nous aurions pourtant à première vue et à vue courte la perception qu’ils sont archétypiques d’activités typiquement modernistes ; deux hommes qui, à cette occasion, selon la représentation qu’on s’en fait à distance, à cause de cette perception chargée de symboles qu’on s’en fait d’une façon très précise et très proche au contraire, semblent soudain écarter toute solidarité avec une époque dont leur présence en ce lieu, et pour cette cause, constitue symboliquement là aussi une condamnation sans appel lancée contre elle.

(…Et, finalement, la remarque d’un lecteur sur le Forum du texte présentant l’article sur Poutine-DiCaprio irait au cœur : «Cette nouvelle me laisse une curieuse impression, celle de retrouver chez Poutine les attitudes d'un dirigeant de l'Ouest accueillant un opposant au régime soviétique…» Effectivement, et à la condition impérative que nous ayons bien compris le sens de cette remarque, DiCaprio un instant évadé du système, accueilli comme dissident du système par le Premier ministre d’une nation qui, quoi qu’elle dise et fasse, est ontologiquement hostile à ce système.)

A côté de cela, qui nierait l’urgence et l’importance de “sauver l’euro”, ou bien, plus généralement si l’on n’a pas d’affection particulière pour la protection spécifique de cette chose qui, selon d’étranges esprits attachés aux valeurs les plus basses de notre système, était censée donner à l’Europe le sens d’une communauté civilisatrice dont on attendait de la hauteur, qui nierait l’urgence et l’importance de tenter de “sauver l’Europe” de la dévastation économique et sociale ? Quelle différence pourtant, là encore selon les mêmes références, avec cette appréciation presqu’exclusivement quantitative de la catastrophe européenne ou de la partie européenne de la catastrophe mondiale, qui s’oppose aux indices de valeur qualitative qu’on relève dans le cas précédent.

Au-dessus de toutes ces appréciations fondées sur la logique des situations se trouve le goût amer de notre jugement furieux et profondément méprisant, devant ces nains déguisés en géants au travers de leurs automobiles luxueuses et blindées, au vitres sans tain, enserrés dans leurs gardes du corps comme on l’est de robots à la nuque raide ; ces nains dissimulés que sont nos dirigeants politiques, qui se lamentent avec constance en réclamant à hauts cris qu’on rétablisse aussi vite qu’il se peut toutes les conditions, tous les us et coutumes, tous les caractères, toutes les lois et tous les ukases du système qui est la cause directe, indubitable, aveuglante, écrasante, de la catastrophe qu’ils prétendent ainsi réduire. C’est comme si l’absence de toute référence à un sentiment haut, à une valeur qualitative de tradition, à une notion qui côtoie par une face ou une autre l’idée du sacré, laissait voir la terrifiante déroute d’une raison humaine réduite à sa pitoyable impuissance, à son inexistence aussi noire, aussi dépourvue d’essence et réduite à sa substance informe, que peut l’être un abysse sans fond dont on sent bien qu’il n’est fait que du magmas informe qui précède immédiatement la formation de l’entropie générale et définitive, comme la situation parfaite de la mort de l’univers.

Chasseur blanc, cœur noir

Loin de nous l’idée de comparer d’une façon factuelle ces deux événements, mais complètement en nous l’idée de les appréhender dans un sens symbolique, effectivement comme des symboles de deux conceptions qui s’opposent, de deux visions du monde et de la catastrophe du monde qui, aujourd’hui, s’entrechoquent avec une violence inouïe. Qu’on n’identifie pas non plus d’une façon trop précise, nécessairement, cette appréciation symbolique avec les personnages, les situations, en opposant absolument l’Europe et la Russie, l’euro et la dynastie majestueuse des tigres ; mais, tout de même, les représentations choisies des symboles ainsi constitués se rapprochent de la réalité transcendantale et haute de ces symboles… Nous avouerons ainsi notre préférence pour le tigre majestueux par rapport à la monnaie de singe qui n’a même pas la grâce de l’animal qu’elle prétend singer, et pour Poutine-DiCaprio par rapport à la face blême et étrangement exempte de quelque aspérité exprimant volonté de l’âme ou dignité de l’esprit d’un Barroso.

Certes, “deux conceptions qui s’opposent, […] deux visions du monde et de la catastrophe du monde qui, aujourd’hui, s’entrechoquent avec une violence inouïe”… La crise catastrophique de notre système a mis à jour toute la tension, toute la fureur, toute la terrible colère qui se sont accumulées contre l’agression universelle que constitue ce système dont nous nous sommes faits les prisonniers consentants et arrangeants. Nous sommes sans aucun doute face au monstre, les yeux dans les yeux du monstre, la “source de tous les maux” et la substance même du mal, – qui peut-être désigné comme le Mal en soi, après tout. Dans l’étrange choix que nous nous sommes proposés à nous-mêmes dans cette réflexion, comme par jeu, il est assuré que l’euro est bien le représentant du système, en cela qu’il constitue l’excrément d’une pensée robotisée, inspirée par le système de la modernité, cette “source de tous les maux” avec la complicité vaniteuse de la raison humaine, pour réduire à merci tout ce qu’une civilisation peut représenter de haut et de grand, – notamment en Europe, puisqu’il est question d’euro. Ainsi, de ce point de vue, le tigre majestueux, Poutine et Di Caprio, sont-ils, depuis la ville splendide de Saint-Petersbourg, les derniers alliés de la civilisation européenne trahie, salie, avilie et abaissée par les siens.

Dans un commentaire sur son film Chasseur blanc, cœur noir, Clint Eastwood, – décidément, par instants, vive Hollywood ! – expliquait la démarche du héros du film, qui est une représentation fictionnelle du cinéaste John Huston tournant un film en Afrique et dont l’obsession, arrivé sur les lieux du tournage, était de pouvoir tuer un éléphant. Pourquoi tuer un éléphant ? Eastwood ne répond pas vraiment, sinon en remarquant que Huston voulait ainsi poser un acte “fascinant” (par-delà le bien et le mal, mais destination assurée…), à l’instar de l’“idéal de puissance” qui guide notre époque, un acte de maîtrise, de domination et de destruction de la plus grande et peut-être de la plus noble créature terrestre vivante. Un des amis de Huston lui reproche cette ambition, qu’il qualifie de “crime”, presque de “crime contre l’humanité” (et comme cet ami, qui est le scénariste de Huston, s’avère être juif, le poids des mots et le sens de l’image sont évidents). Qu’importe, Huston se trouve finalement devant son éléphant, il l’ajuste, il va tirer, – et il ne tire pas… Et Eastwood conclut (nous rapportons ses propos en substance, mais assurés du sens de la chose) : “Je crois qu’il a compris soudain, devant le spectacle de cette créature sublime, que ce qu’il allait commettre était plus qu’un crime, que c’était le pêché fondamental…”

Cette histoire rejoint la citation de Gandhi par Poutine, comme elle rejoint l’identification dénonciatrice de la démarche du système qu’on qualifiera plus que jamais de “système du déchaînement de la matière”, car c’est être le plus proche possible de la matière informe et entropique, comme facteur du Mal absolu, que de se trouver dans une telle mécanique en train de détruire l’univers comme elle le fait, que ce soit l’éléphant de Eastwood-Huston, ou le tigre de Poutine-DiCaprio. Dans ce cas, ce n’est pas faire œuvre pieuse pour la Société Protectrice des Animaux, c’est faire œuvre haute de respect de l’univers, de ses équilibres cosmiques, de sa création issue de ce Grand Tout qui est notre unité originelle, de la sagesse de sa Tradition, de l’équilibre de ses forces, – en un mot, de tout ce que haïssent le système et la modernité, dont ce système s’est assuré le service après en avoir initié la création, au travers des idées de la vaniteuse raison humaine, pour en faire son faux-nez.

Finalement, notre choix est fait.