Signification de la “référence Tchernobyl”

Bloc-Notes

   Forum

Il y a 3 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 685

Bien entendu, la référence de la catastrophe de Tchernobyl (avril 1986, en Ukraine alors partie de l’URSS) est dans tous les esprits avec la catastrophe japonaise. (Le 16 mars 2011, dans le Daily Telegraph : «Japan nuclear plant: Just 48 hours to avoid “another Chernobyl”».) Mais il s’agit d’une référence technique sur l’éventuelle comparaison des deux catastrophes. Ce qu’on mentionne peu, c’est qu’en plus d’être la plus grande catastrophe nucléaire (civile) de l’histoire, Tchernobyl fut aussi, et d’abord chronologiquement, et avec des suites considérables, une catastrophe politique pour le pouvoir soviétique et un événement considérable pour la politique de réforme radicale de Gorbatchev qu’il faut dans ce cas séparer du pouvoir soviétique pour l’y opposer. La catastrophe japonaise pourrait l’être, dans le même sens d’une “catastrophe politique”, pour le pouvoir du Système américaniste-occidentaliste en général, dont fait partie le Japon.

L’événement fut “révélé” le 28 avril 1986 par une courte dépêche de l’agence Tass qui suivait le constat fait, dans la journée, de l’augmentation de la radioactivité dans l’espace suédois pour une cause à ce moment encore inconnue, suivi aussitôt d’une “alerte nucléaire” en Suède. A partir de là, certaines interventions publiques de divers éléments du pouvoir soviétique laissèrent passer des bribes d’information avant que la catastrophe ne commence à être mesurée, aux sens propre et figuré, dans le courant du mois de mai avec l’évolution d’un “nuage nucléaire”, notamment en Europe occidentale. Gorbatchev envoya un message personnel à Reagan le 29 avril 1986 ; des entretiens eurent lieu le 30 avril 1986 entre François Mitterrand et Margaret Thatcher, respectivement avec les ambassadeurs d’URSS à Paris et à Londres ; une conférence de presse, fait exceptionnel pour les pratiques soviétiques, fut donnée à Washington le 1er mai 1986 par un membre de l’ambassade soviétique ; Boris Eltsine, alors chef du PC de Moscou, donna une interview le 2 mai 1986 à la TV allemande ARD, en pure langue de bois («L’incident est la conséquence d’une erreur humaine… Nous prenons des mesures pour qu’il ne se reproduise pas») ; etc.

L’URSS fut fortement attaquée pour son “manque de transparence”, et la politique de Gorbatchev (glasnost, pour “transparence”) fut mise en cause à cette occasion. Pourtant, ces diverses interventions montraient qu’au contraire le système réagissait différemment par rapport à ses pratiques habituelles (blackout total, négation complète de la réalité). Certes, il réagissait de façon parcellaire, et semblait-il selon les lignes de la propagande soviétiques, mais il réagissait ; d’autre part, il apparut que cette réaction de propagande était une simple réaction par défaut selon les normes du système plutôt qu’une démarche consciente de dissimulation, parce que personne, dans l’appareil de contrôle et de direction de l’URSS, n’était véritablement informé, voire ne réalisait la véritable ampleur de la catastrophe. On observera que cette situation n’est pas objectivement très différente de celle de la catastrophe japonaise, l’ignorance ou la dissimulation étant simplement plus sophistiquées du côté de notre Système, avec une langue de bois plus élaborée, et une information certes très abondante mais contradictoire, sinon erratique, avec de nombreuses contestations de telle ou telle version. Tout ce contexte était essentiel, pour la situation en URSS en 1986, où Gorbatchev tentait d’imposer presque d’une façon “dissidente” sa politique réformiste à un système complètement hostile.

Effectivement et très rapidement, parallèlement à l’évolution et à la mise à jour des conditions réelles de la catastrophe nucléaire avec ses conséquences en Ukraine, sur les pays voisins, en Europe occidentale, etc., les conséquences politiques en URSS furent fondamentales pour l’attaque de Gorbatchev contre le système soviétique. Tchernobyl se révéla, avant l’heure, un événement antiSystème à l’échelle du système soviétique. La chose fut principalement évidente dans deux domaines.

• La catastrophe de Tchernobyl fut paradoxalement d’une aide considérable pour Gorbatchev et pour sa politique. Gorbatchev put argumenter auprès de sa bureaucratie et de l’appareil, qu’il mit en accusation à cette occasion, qu’il était impossible de passer sous silence cette sorte d’événement ; qu’il valait mieux alors jouer à fond le jeu de l’information “ouverte” (glasnost) pour garder le contrôle des événements et ne pas être attaqué par le système de la communication occidental pour informations insuffisantes ou propagande, – comme cela avait été effectivement le cas en marge des premières déclarations publiques soviétiques. Ces arguments portèrent avec force, contre un système totalement sur la défensive, en même temps qu’apparaissaient ses carences d’organisation (voir plus loin) parallèlement à l’ampleur de la catastrophe apparue peu à peu. Gorbatchev ne manqua pas en outre de mettre en évidence que l’impact de la position officielle du système sur la population soviétique avait été désastreux à cause de ces fausses informations ou ces informations de propagande, discréditant d’autant le système. En effet, Tchernobyl marqua un événement prodigieux, la naissance et l’affirmation d’une façon massive d’une véritable “opinion publique” ayant droit de cité en URSS, avec laquelle il fallait compter et pour laquelle les mesures policières et de censure habituelles n’avaient plus aucune efficacité. Ce dernier point fut un facteur décisif dans le développement public de la politique de glasnost de Gorbatchev, elle-même facteur décisif de sa poussé réformiste radicale qui détruisit le système.

• Le deuxième point concerna les responsabilités du système soviétique dans des phénomènes divers de faiblesse manifeste, l’incompétence, l’ignorance et la dissimulation à l’intérieur du système et pour le système lui-même des conditions et de l’ampleur de la catastrophe. Cette situation mettait totalement en question la politique de “défense civile”, de la responsabilité de l’armée et d'une très grande importance pour la puissance stratégique de l'URSS, politique essentiellement développée pour le cas d’attaque nucléaire. (L’efficacité ou non de la “défense civile” était l’argument essentiel autour duquel se discutait la possibilité de résister à une attaque nucléaire massive, donc la justification ou non qu’un conflit nucléaire massif pouvait être mené sans impliquer la destruction totale réciproque, qu'il pouvait être “gagnable” sans anéantir ses participants.) A partir de là, le complexe militaro-industriel, la bureaucratie militaire et celle du Parti, c’est-à-dire tout le système, furent mis en accusation pour leur désordre, leur incompétence, leur paralysie et leur impuissance, tant face à la catastrophe elle-même, que pour l’information, la protection et l’évacuation des populations ; la stratégie générale des militaires, qui justifiaient des dépenses militaires considérables, était elle-même discréditée. Tchernobyl donnait à Gorbatchev un second argument formidable pour faire la promotion de la glasnost et recommander la déstructuration complète du système. Comme on l’a vu, ce fut un succès complet, au point qu’il dépassa les ambitions initiales de Gorbatchev. A partir de Tchernobyl, le système est sur la défensive, voire en complète déroute, et il ne cessera plus de l’être, – et son sort est scellé.

Il est inutile de préciser, tant l’évidence est de la partie, que ces diverses circonstances se retrouvent d’une façon ou l’autre, même si souvent sous une forme différente, dans la catastrophe japonaise. L’“opinion publique” est elle-même concernée dans le même sens qu’en URSS en 1986. («No home. No help. No hope: Now Japan's despair turns to anger», le 17 mars 2011 dans The Independent.) A côté des conditions objectives terribles de la catastrophe, c’est toute la compétence, la responsabilité du Système qui sont mises en cause. La seule différence marquante et essentielle d’avec 1986, c’est que le Japon, c'est-à-dire plus largement le système américaniste-occidentaliste en général, n’a pas de Gorbatchev pour pousser à sa réforme fondamentale, qui lui donnerait une toute petite chance de sauver son existence, comme l’espérait Gorbatchev (malgré son échec final) pour le système soviétique. Cette fois, les conditions de désordre et d’incompétence feront sentir leurs effets sans frein, jusqu’au bout, avec le seul “avantage” (pas pour le Système, certes) que le système de la communication laisse beaucoup plus passer la critique et la contestation. Les situations de crise exacerbent les positions antagonistes et les réactions extrêmes, – et Dieu sait que la situation japonaise en est une, – avec des sources et de moyens importants de communication d’habitude exécutants des consignes du Système, suivant dans ce cas une politique beaucoup plus autonome, jusqu’à une critique radicale du Système, à cause de l’urgence de la circonstance et de leurs propres intérêts.


Mis en ligne le 17 mars 2011 à 05H30