Sommes-nous en 1789 ?

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Sommes-nous en 1789 ?

14 juillet 2010 — Effectivement, l’idée est répandue, chez les adversaires du système, notamment à gauche mais pourquoi pas ailleurs, c’est-à-dire dans le spectre extrêmement large de la résistance au système, de comparer la période actuelle aux années, aux mois qui précédèrent les débuts de la Révolution Française. Nous avons abordé notamment cette idée dans notre dernier dde.crisis du 10 juillet 2010.

Le premier paragraphe de la partie de la rubrique explorant cette hypothèse était le suivant :

«Il est de coutume, surtout dans la culture d’opposition au système, d’annoncer que nous sommes en 1789 et qu’une nouvelle Grande Révolution menace. Acceptons l’analogie. Ce n’est certainement pas pour annoncer pour demain matin (14 juillet 2010) la prise du bâtiment du FMI comme si c’était la Bastille, ni des émeutes de la faim qui renverseraient un régime tricentenaire. Nous considérons que ces schémas sont dépassés et montrent les limites de la raison humaine à concevoir sa propre crise terminale. (La plupart des opposants au système, ceux-là même qui annoncent que “nous sommes en 1789“, qui dénoncent un système asservisseur de la raison humaine consentante, sont eux-mêmes dépendants de cette raison humaine pour la prospective.) Par contre, ce qui, à notre sens, ressemble à 1789, c’est l’état de notre psychologie – la même fatigue, voulons-nous dire, d’une psychologie qui a trop subi de pressions à la fois du système et de la raison dont elle devrait être l’outil, qui lui imposent des perceptions différentes de la réalité.»

Nous allons envisager, sur un plan plus pratique et lié à l’actualité, le champ d’application possible de cette hypothèse. (Dans dde.crisis, nous nous attachons surtout à insérer l'analogie et l'hypothèse qu'elle suggère dans le cadre beaucoup plus vaste de “la crise de la raison humaine”, notamment à la lumière de la référence événementielle que nous fournit cette même analogie, – dito, le Siècle des Lumières jusqu’à 1789.)

En développant notre analyse des événements historiques comme nous le faisons dans La grâce de l’Histoire (voir notre rubrique), notamment en plaçant la Révolution Française comme l’un des trois événements constitutifs de ce que nous nommons la “deuxième civilisation occidentale”, ou la “contre-civilisation”, nous avons privilégié une évaluation de la Révolution Française qui modifie complètement la place faite aux différents facteurs qui la déterminent. Nous considérons les facteurs politiques, sociaux, économiques, etc., – tout ce qui est considéré, classiquement et “rationnellement”, c’est-à-dire idéologiquement, selon le prisme idéologique hostile à l’Ancien Régime, – comme accessoires, c’est-à-dire secondaires. Nous ne nions pas leur importance événementielle, quantitative, etc., mais leur nions la place de “cause première” qui leur est en général attribuée. Nous faisons une place essentielle à la psychologie, comme au facteur primaire et primordial, comme à la “cause première” effectivement, de la Révolution.

L’évolution de la psychologie fait dire à certains, toujours selon une interprétation idéologique, qu’on voit au XVIIIème siècle la naissance d’une “opinion publique”. Nous interprétons cette évolution d’une façon très différente, comme la décadence des élites de cette nation, – élites comprenant aussi bien le “parti des philosophes” que l’aristocratie et le clergé, regroupés en un vaste “parti des salons” où s’exprimait une contestation systématiques de toutes les structures existantes. C’est-à-dire que l’“élite” est celle de la civilisation en place, qu’elle soit du parti du régime en place ou du parti éventuellement contestataire de ce régime, – et c’est cette “élite”, as a whole, qui porte la responsabilité des événements.

Nous attribuons cette contestation systématique moins aux idées elles-mêmes, avec leur contenu, qu’au fait que ces idées nouvelles n’étaient pas soutenues et “contrôlées” par une psychologie solide. Au contraire, nous identifions une psychologie épuisée depuis son évolution depuis la Renaissance, qui fait que les idées n’avaient plus d’assise psychologique solide, que leur contenu immédiat et apparent était privilégié dans la maîtrise qu’on tentait d'avoir d’elles, alors que la logique circonstancielle et historique que ces idées déclenchaient était laissée à elle-même. Le résultat de cette circonstance est l’irresponsabilité, évidente dans le chef des élites françaises. Ce phénomène est concrétisé par le destin extraordinaire d’un mot très caractéristique, apparu brutalement en 1734, qui fut alors d’un emploi extraordinairement fourni, bien au-delà de la mode, bien au-delà de la France mais pour définir la France d’alors, pour brusquement tomber en désuétude en 1789. Il s’agit du mot “persiflage”, dont l’étymologie et le sens restent obscurs, et qui apparaît ainsi comme un phénomène linguistique exprimant effectivement d’une façon symbolique bien plus que rationnelle, cette irresponsabilité des élites et leur psychologie épuisée affaiblissant le jugement jusqu’à le rendre impuissant dans son évaluation des conséquences de la logique des idées nouvelles que ces mêmes élites favorisaient.

Deux études récentes, écrites par deux universitaires, ont été consacrées aux mystères de l'étymologie, de la sémantique et de la puissance symbolique à la fois de ce mot : Le siècle du persiflage, 1734-1789, d’Elisabeth Bourguignat (PUF, 1998), et Théorie du persiflage, de Pierre Chartier (PUF, 2005). Bourguignat écrit que les deux formes de persiflage mondain qu’elle identifie

«ont, bien involontairement, fait le lit de la Révolution, – alors que la philosophie, pour sa part, la préparait activement. Le persiflage sera rejeté dans l’enfer de l’Ancien Régime ; Voltaire et Rousseau entreront dans le Panthéon de la Révolution».

En écartant résolument dans cette citation, selon notre jugement, la nuance capitale du “bien involontairement”, nous aurions tendance à ne pas séparer le persiflage des philosophes, mais au contraire à regrouper tout cela dans un parti des salons (ou, plus justement dit après tout, “parti des salonards”) mélangeant tous ces représentants de l’Ancien Régime en une révolte irresponsable, volontaire ou involontaire, contre l’Ancien Régime, – les philosophes, l’aristocratie, le clergé, la Cour, voire le Roi (Louis XVI le réformiste) à certains moments ; “les salons”, en un mot, comme phénomène principal et explosif du siècle et nullement “l’opinion publique“ comme on l’a dit, en instaurant rétroactivement la vertu démocratique, à la façon dont fait souvent la loi idéologique aujourd’hui. Tout cela révèle effectivement la psychologie épuisée d’une hiérarchie qui abandonne ses responsabilités historiques au profit de l’irresponsabilité mondaine. La Révolution va liquider le persiflage et tout ce qui va avec au profit de la «guillotine permanente».

(La «guillotine permanente», – décision d’août 1792 d’un obscur bureaucrate révolutionnaire de la commune de Paris, communiquée au bourreau Samson, de ne plus démonter sa machine après chaque exécution, mais de la laisser désormais en place, prête à l’usage quotidien, au centre de la sublime capitale, Paris, qui fut effectivement le centre de la civilisation occidentale au XVIIIème siècle. Puisqu’il est évident, dit le personnage, qu’elle va beaucoup servir, la machine de monsieur Guillotin, “laisse-là donc en place, citoyen Samson”… C’est le signe prémonitoire que “la matière déchaînée”, la violence et la brutalité qui vont accoucher du technologisme, sont désormais aux commandes. La «guillotine permanente» a chassé le persiflage, mais elle en est l’enfant…)

Enfin, nous gardons de cette rapide synthèse d’une analyse qui constituera la dernière partie de La grâce de l’Histoire en situant l’importance essentielle du facteur psychologique dans l’évolution des comportements et des actes, cette idée de “la psychologie épuisée” des élites comme élément déterminant et incontestablement premier de la préparation historique de la Révolution Française. Nulle idée de distinction idéologique dans tout cela (progressisme, conservatisme, libéralisme, etc.), parce que l’idéologie nous paraît être le faux nez dont la raison humaine affuble son explication de l’Histoire, pour se faire croire à elle-même qu’elle contrôle l’Histoire. Moyennant quoi, l’Histoire finit par faire quelque pied de nez à la raison humaine.

Certes, nous sommes en 1789, type “contre-1789”

Notre appréciation est qu’effectivement notre époque, avec une accélération depuis la fin de la Guerre froide et 9/11, connaît un paroxysme de l’épuisement de la psychologie, très semblable en substance à celui du XVIIIème siècle. Il s’agit effectivement de cette incapacité de la psychologie de donner une fermeté logique à la pensée, et un épuisement largement similaire et certainement très supérieur à celui qui domina au XVIIIème siècle et dans les dernières décennies avant la Révolution. Il y a des similitudes sociales et “idéologiques” qui traduisent cet épuisement de la psychologie.

• On retrouve un même “parti des salonnards” qui regroupe à peu près toutes les élites, les intellectuels (nouveaux noms pour “les philosophes”, puisque philosophes sans philosophie), le pouvoir politique, l’aristocratie “du jour” (financière, médiatique, etc.). Ce “parti des salonards” tient le haut du pavé et exerce une dictature complète sur la forme et le fond de la “pensée autorisée”, devenue “pensée officielle”. Tout le monde est complice dans l’exercice et tout le monde s’en arrange, dans la mesure où l’avantage de cette pensée est d’user de matériaux au bel aspect mais à la forme complètement indéfinie, dispensant ainsi la psychologie de l’effort que demanderait l’expansion logique d’une pensée bien définie et bien identifiée. On parle des “valeurs”, des “idées nouvelles”, de la “réforme”, comme on parlait de tout cela deux siècles avant.

• La pensée se résume effectivement à un conformisme dictatorial, à ces quelques grandes idées, – les plus vagues possibles, les plus vertueuses possibles, – et à une irresponsabilité complète par rapport à leurs effets par refus, sinon incapacité psychologique de les mesurer. Le reste de la vie “intellectuelle” se dissout dans les pratiques mondaines et médiatiques des apparences, il se définit par un individualisme forcené, une absence complète de solidarité et une vision sarcastique de toute tentative de renverser ce courant général et de tenter d’apprécier la réalité. Ces conditions sont aujourd’hui notablement aggravées par rapport au XVIIIème siècle, le “persiflage” postmoderniste n’ayant ni le brio ni l’élégance qu’on pouvait encore distinguer dans le Siècle des Lumières, mais se complaisant au contraire dans la vulgarité, la laideur et l’inculture, et pratiquant le terrorisme intellectuel comme l’on va à confesse chaque dimanche.

Tout se passe comme si nous revenions à la “case départ” du premier 1789, mais quelques étages en-dessous, si pas au deuxième ou troisième sous-sol dans cette évolution en spirale vers le plus bas possible, – et, bien entendu, dans un sens général inverse, c’est là l’intérêt essentiel de cette circonstance potentielle. 1789 a inauguré, avec les révolutions parallèles (la Révolution américaine et la révolution du choix de la thermodynamique pour la production d’énergie), une “deuxième civilisation occidentale” sous la forme d’une dynamique de la matière déchaînée, s’exprimant dans le système du technologisme. Le système de la communication, qui lui a été adjoint, a accéléré l’évolution générale de cette dynamique vers ses conditions de crise terminale, alimentant cette situation sociale et mondaine du postmodernisme, qui serait effectivement du même ordre que le climat du XVIIIème siècle, mais caricaturé, infiniment aggravé par un nihilisme maximaliste enfanté par l’accouplement monstrueux du mercantilisme et d’un carpe diem réduit aux acquêts de l’instant.

L’épuisement de la psychologie humaine, après cette expérience catastrophique des deux derniers siècles qui ont vu la réalisation de la modernité, est infiniment plus grand qu’il n’était en 1789. On doit d’ailleurs également parler de pathologie à cet égard, cela va de soi, et une pathologie affectant toute une civilisation, jusqu’aux hypothèses tout à fait acceptables de la tendance suicidaire comme seule réaction collective encore identifiable. La différence fondamentale est que l’épuisement de la psychologie d’avant 1789 appelait l’accomplissement de la catastrophe dont il était la prémisse tandis que l’épuisement de la psychologie d’aujourd’hui est la conséquence de cette catastrophe.

Bien entendu, le théâtre et sa scène ont changé également. De la seule France qui porta seule jusqu’à cette révolution de 1789 l’épuisement de sa psychologie, on est passé à la scène mondiale aménagée par le “bloc occidentaliste-américaniste”. Rien que de très normal, la globalisation se manifestant principalement dans le champ catastrophique. Quelle va être l’aventure, cette fois ? On ne distingue pas ce qui pourrait tenir lieu de Bastille à prendre aujourd’hui, pour transformer la crise de la psychologie et les multiples autres crises (“structure crisique”) en cours, en crise générale enfin exprimée ; on peut même envisager l’hypothèse que l’événement a déjà eu lieu sans que nous le notions précisément selon cette appréciation, que la nouvelle Révolution a déjà commencé, sous une forme différente. Que ce soit 9/11 ou 9/15, pour prendre les codes américanistes marquant les étapes de la crise, ou tout autre événement dans ces dernières années, la Bastille serait déjà prise.

Dans tous les cas, cela importe peu, ce jugement à la mesure des événements qui, dans une époque gouvernée par le système de la communication, existent surtout par la perception qu’on en a, et cette perception dépendant évidemment de la psychologie. L’analogie de 1789 vaut donc essentiellement pour la psychologie, et rejoint notre jugement général concernant l'importance essentielle du domaine ; elle vaut pour la fin d’un monde créé (notamment) par le premier 1789, à partir des mêmes travers humains que l’on relève aujourd’hui, en infiniment grossis et accentués, ce qui implique effectivement une continuité… Mais cette continuité s’arrête là car, bien entendu, les événements vont dans le sens contraire s’il s’agit d’un nouveau 1789.

S’il s’agit d’un autre 1789, comme nous en acceptons l’idée, on comprend qu’il ne s’agit pas du même 1789, mais bien d’une sorte de “contre-1789”, tout comme cette “deuxième civilisation occidentale” est en réalité une “contre-civilisation” qui arrive à sa crise terminale, dont la crise n’implique pas une simple chute mais la rupture au bout de la chute. La rupture n’implique nullement un retour à 1788, ce qui est le diagnostic des sots ou des persifleurs qui voudraient ridiculiser l’argument pour se faire bien voir dans les salons, – bref, ils ont du temps à perdre. Ce “contre-1789” implique la rupture d’un maléfice qui nous enchaîne, à cause du premier 1789 et du reste, à un processus nihiliste et suicidaire, où la “raison humaine” a accepté, elle, de s’enchaîner paradoxalement au déchaînement de la matière en échange de l’illusion de maîtriser le destin du monde. “Contre-1789”, contre 1789, pour voir jusqu’où résiste notre pacte faustien. C’est une expérience intéressante.