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181710 octobre 2008 — Le Pentagone, l’industrie de l’armement, les experts, etc., bref le complexe militaro-industriel, ont suivi avec une attention de plus en plus inquiète les péripéties de la crise financière depuis qu’elle est entrée dans sa phase apocalyptique, ou peut-être seulement pré-apocalyptique.
(Il faut noter que tout cela se situe dans une situation d’ores et déjà dégradée, avant la période de démarrage de la phase actuelle de la crise, du 7-15 septembre. Avant cette période, certains experts allaient jusqu’à avancer que le prochain président US serait obligé de réduire le budget du Pentagone “officiel”, actuellement [année FY2009] fixé à $612 milliards en “autorisations de dépense”, à $300 milliards.)
Les premières réactions à la crise du 7-15 septembre furent modérées, affirmant en fait une confiance déjà souvent confirmée, dans les dernières années, dans le caractère intouchable des dépenses du Pentagone. Certains experts envisageaient certes des réductions budgétaires éventuelles, mais assez vaguement, sans précisions chiffrées. D’autres, en majorité, prévoyaient le maintien approximatif du niveau des dépenses militaires. En fait, dans ce premier temps, les prévisions purent paraître, d'une façon assez surréaliste, plus optimistes (pour le Pentagone) qu'elles ne l'étaient avant la crise; bref, on resserrait les rangs pour que la réalité n'y fît pas intrusion. Une réaction typique est celle du professeur Andrew Bacevich, un excellent expert et un adversaire du niveau de ces dépenses, qui prévoyait son maintien avec un scepticisme non dénué d’amertume, simplement par la référence à son expérience des pratiques de l'establishment washingtonien. Jim Lobe citait Bacevich le 25 septembre.
«“One would think that an economic crisis like this would produce a re-ordering of priorities,” said Boston University Prof. Andrew Bacevich, an author and retired Army colonel whose just-released book is entitled ‘The Limits of Power: The End of American Exceptionalism’. “But I'm not sure that it will because there seems to be this strange unwillingness on the part of our political leaders to simply acknowledge that American power has limits and then to examine the implications of that fact,” he said.»
Bien sûr, on note aussitôt que l’analyse de Lobe est publiée le 25 septembre. A ce moment, tout le monde attend que le plan Paulson ($700 milliards) sera voté rapidement, qu'il provoquera un apaisement de la situation. On sait ce qu’il en fut. La situation n’a cessé de se dégrader depuis et ne cesse de se dégrader, avec les implications dans l’“économie réelle” qui s’annoncent. Chaque jour qui passe aggrave toutes les données fondamentales de la situation générale des USA, et notamment de la situation budgétaire du gouvernement. Dans cette descente dans une crise dont on débat désormais pour savoir si elle débouchera sur une “récession sévère” (plus de 10% de chômage) ou sur une dépression (plus de 15% de chômage), les certitudes même sarcastiques du 25 septembre ne sont plus de mise.
Désormais, l’inquiétude est palpable, et cela est vrai particulièrement depuis deux ou trois jours. Elle touche les hautes sphères de l’industrie d’armement, qui affichaient jusqu’alors un solide optimisme. (L’Association des Industries Aéronautiques Américaines maintenait, courant septembre, son but qui était de promouvoir un budget du Pentagone à 4% du PIB, soit plus ou moins $800 milliards par an.) Cela se lit notamment dans un article du Wall Street Journal, proche de ces milieux, publié ce 10 octobre. Comme il est prévisible, cette article annonce qu’en cas de restrictions budgétaires, les plus gros programmes seront visés, et notamment les programmes contestés pour diverses raisons (leur inadéquation aux besoins actuels, leurs problèmes de développement ou de dépassement budgétaire, etc.).
«Defense-industry executives are starting to worry that the costs of rescuing the financial industry will be taken in part out of the Pentagon's programs, and that could have a big impact on their companies. As recently as a few weeks ago, the executives were relatively bullish about the long-term prospects for defense spending, regardless of which party wins the White House in November. But as the financial turmoil on Wall Street has spiraled into an international crisis, that optimism is fading.
»In a note last week to employees, Boeing Co. Chief Executive Jim McNerney wrote that the world's biggest aerospace company by sales is “well positioned” to weather the financial turbulence because it has a solid credit rating and a big backlog of commercial airplane orders. But addressing how the government's financial-industry bailout might affect Boeing's more than $30-billion-a-year defense business, Mr. McNerney said: “No one really yet knows when or to what extent defense spending could be affected, but it's unrealistic to think there won't be some measure of impact.” Howard Lance, chief executive of Harris Corp., which specializes in defense communications and is expanding into the intelligence market, said in an interview this week that there is a sense in the industry that “everything is going to be subject to reconsideration,” particularly big-ticket programs such as fighter jets, tanks and ships.»
Hier, William S. Lind publiait sur Antiwar.com un article où il estimait que la perspective est désormais différente. L’article est obligeamment intitulé, pour nous Français, «Pas d'Argent, Pas de Suisse» (plutôt “Point d’argent, point de Suisse”, qui semble être un proverbe usité au XVIIIème siècle et concernant les mercenaires suisses qu’on ne pouvait utiliser sans les rétribuer, avec les significations qu’on imagine sur les moyens qu’il faut pour faire la guerre): «The old saying, “No money, no Swiss,” dates to the early days of the state, but it is no less relevant today than it was 500 years ago. Money is the lifeblood of militaries now just as it was then. In case anyone hasn't noticed, the United States is running out of it.»
Lind boit du petit lait, car on le sait adversaire des absurdes dépenses pharaoniques du Pentagone, produisant une armée transformée en monstrueuse usine à gaz sur les théâtres de la “guerre de quatrième génération” dont il est le spécialiste. Il va jusqu’à avancer l’espoir que ces conditions détériorées pourraient conduire le Pentagone, nécessité faisant loi, à adopter certaines formules que le groupe des “réformateurs du Pentagone”, dont lui-même est proche, prône depuis les années 1970.
«In the face of falling defense budgets, the work of the military reformers of the 1970s and 1980s may prove useful. They argued that by putting people and ideas over hardware, we could have more effective forces at a lower cost. Military reform was scuppered by the vast tide of money that flowed into DOD starting in 1980. But with that tide now receding, the work of people such as John Boyd and Chuck Spinney may re-emerge from the muck. Secretary Gates has been voicing views that have a strong similarity to what the reformers were saying twenty and more years ago, including a suggestion that cheaper, simpler weapons that actually work in combat may be more useful than rococo objet d'art such as the F-22 and the Future Contract System. Putti are more comfortable on chapel ceilings than in foxholes.
»Fortunately, a few people have kept the reformers' ideas alive and updated them, waiting for the financial crisis that has now come. Winslow Wheeler and the Strauss Military Reform Project have published several books on the subject, with a new volume soon going to press. A seminar of field grade officers did a lengthy paper on the subject which I gave to Vice President Cheney early in the current administration, obviously to no effect. And the Fourth Generation seminar I lead at Quantico continues to write new doctrine. With some official interest and support, these efforts could make a difference. At the very least, they mean we do not have to start at square one in the quest for new directions. The spade work has been done.
»The key to bringing America's armed forces through the Panic of '08 and the following recession or depression is to act quickly. If we continue to overextend our commitments while pouring hundreds of billions of dollars into legacy forces and systems, we will bring about a general collapse. Historically, this has usually taken the form of irredeemable military and foreign policy defeats coupled with runaway inflation: think 17th-century Spain. Avoiding Spain's fate requires the next administration to make some major decisions, and set a very different course, right at the beginning. In most administrations, that is the only time large course corrections are possible, before the usual interests have established a stranglehold.
»In ordinary times, the chance any of this would happen would be zero. But the Crash of 2008 means we are not living in ordinary times.»
Comme en toutes choses et matières de politique et de dépenses publiques aux USA aujourd’hui, nous sommes en terra incognita. Il y a trois semaines, effectivement, nous aurions partagé le scepticisme de Bacevich. Aujourd’hui cela est moins certain (d'ailleurs, lui-même a peut-être évolué de ce point de vue) parce qu’aujourd’hui, plus qu’hier et bien moins que demain comme dit la chanson, tout est de plus en plus possible. Lind résume le propos comme il résume la prospective: «In ordinary times, the chance any of this would happen would be zero. But the Crash of 2008 means we are not living in ordinary times.»
C’est une question importante, celle du budget du Pentagone. Elle n’est pas importante seulement dans ce qu’elle donne comme capacité; si c’était le cas, nous serions assez de l’avis de Lind, en disant qu’une réduction du budget du Pentagone pourrait être une bonne nouvelle pour le Pentagone, tandis que les augmentations actuelles ne font qu’augmenter le désordre et le gaspillage. Elle est importante, d’abord sur le plan psychologique et sur le plan de l’influence.
Comme nous l’envisageons, la question n’est pas de pure comptabilité et, même, elle l’est très peu. Outre tous les nombreux intérêts en cause, que tout le monde connaît bien, il y a une perception irrationnelle qui lie le niveau de dépense des Pentagone à la puissance des USA. Cette perception a été exacerbée ces dernières années par la montée vertigineuse du budget du Pentagone et par l’accumulation des dépenses, en même temps que par le débat effréné autour de la puissance des USA. Peu importe dans ce cas que ces dépenses soient improductives, gaspilleuses, qu’elles accroissent le désordre et la corruption, qu’elle accélèrent le gaspillage, – peu importe que leur effet soit essentiellement négatif et concoure paradoxalement à l’affaiblissement de la puissance US (doublement : au niveau budgétaire général et au niveau des capacités).
De notre point de vue, il y a un fait psychologique essentiel. Ce niveau des dépenses du Pentagone est devenu, autant qu’il est un signe de la folie de la politique extérieure agressive et sans contrôle pour ses adversaires, la seule référence de la puissance brute des USA pour ceux qui appuient cette politique. Il y a un rapport inverse entre l’empilement des dépenses du Pentagone, même si la chose est objectivement catastrophique, et les défaites et déboires de la politique militariste des USA. Dans la perception qu’on tente de décrire ici, ceci rachète cela et cette psychologie que nous décrivons en viendrait à faire penser que les défaites et déboires sont effacés, notamment en promesses de puissance, par l’augmentation des dépenses de défense. Si, demain, par miracle (jugement normal), le nouveau président décidait une réduction substantielle des dépenses de défense, et une réduction présentée comme telle, c’est-à-dire liées à la crise financière, il s’agirait pour les partisans de la politique belliciste, pour les partisans de l’engagement US, pour les partisans de l’hégémonie sans fin et contre tout des USA, d’une défaite majeure, — c’est-à-dire du commencement de la fin. La chose serait d’autant plus perçue comme telle, bien sûr, qu’elle serait présentée consécutivement à cette autre défaite majeure pour les USA qu’est la crise financière; la corrélation des deux crises, exercice auxquels les porte-paroles du système sont peu habitués, s’imposerait alors et serait perçue comme absolument catastrophique.
Cette situation psychologique, qui est sous-jacente, nous paraît d’une force extrême et se révélerait comme telle si les circonstances conduisent à une réduction substantielle. Une réduction du budget du Pentagone dans le cadre des pressions de la crise financière sera nécessairement une catastrophe de plus, et peut-être la catastrophe ultime si l’on se réfère à l’importance énorme que les américanistes donnent à la puissance militaire. Nous n’arrivons pas à nous figurer de façon concrète que la chose puisse arriver mais nous nous figurons aisément que, si elle arrivait, elle constituerait une secousse de plus, une secousse terrible, dans la psyché de l’establishment, – même si l’establishment était ou est partisan de telles réductions. Tout cela constitue aujourd’hui un énorme entrelacs de frustrations, d’exacerbations de la psychologie, de contradictions, d’énervements qui confinent à la pathologie, dans des milieux qui ont vécu en plein virtualisme de puissance pendant des années, pour ne pas dire des décennies.
Les miracles existent-ils, – y compris au Pentagone? Nous n’avons pas la réponse. Mais nous savons qu’un miracle de cette sorte, une réduction importante du budget du Pentagone à cause de la crise financière et de ses suites, provoquerait sans aucun doute une sorte d’énorme crise de nerfs à Washington, au Pentagone, etc. Quant au reste, l’effet sur les programmes et sur les méthodes, avec un arrière-plan psychologique de cette sorte, nous sommes loin de partager l’optimisme de Lind, – à moins que cet optimisme soit sans véritable illusion, plus un jeu de l’esprit qu’une prévision ferme. L’usine à gaz du Pentagone se transformerait en une sorte d’asile psychiatrique où triompherait la danse de Saint-Guy. Encore ne tient-on pas compte ici des victimes extérieures, toute la réserve général “otanisée” des officiers et consultants européens pro-américanistes, promoteurs de gâteries telles que le JSF (qui serait sur la liste des suspects et des victimes potentielles dans ce cas d'une réduction du budget). Quant à nous, certes, nous suivrions avec encore plus d’intérêt le destin du monstre.
Notre impression générale, pour conclure, serait en réalité qu’une telle mesure de réduction des dépenses de défense du Pentagone ne serait pas prise dans un contexte de cloisonnement (effets cloisonnés dans différents domaines de la crise financière). Cette mesure serait prise dans un cadre de crise générale de l’américanisme qui aurait imposé un décloisonnement explosif, dont les conditions sont pour l’instant indescriptibles (même si cette crise arrive vite), et cette mesure contribuant à son tour à la crise générale et au décloisonnement. Le miracle aurait lieu dans une situation générale elle-même “miraculeuse”.
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