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4917C’est le site Vineyard of the Saker, et plus précisément la réaction de Saker à une intervention d’un de ses lecteurs, qui ont attiré notre attention sur une nouvelle concernant un incident d’un particulier intérêt ... Fixons bien ce jugement, parce que les circonstances autant que l’environnement politico-militaire donnent à la nouvelle, à l’hypothèse qu’implique cette nouvelle, à l’imprécision éventuelle de la source avec toutes les interrogations que cela implique, une importance particulière : il s’agit aussi bien d’un point qui concerne la bataille au sein du système de la communication que la bataille au sein du système du technologisme entre la Russie et les USA (le bloc BAO), en connexion avec la crise ukrainienne et les tensions qui se manifestent autour d’elle.
L’incident dans sa simple description a été signalé la semaine dernière comme une manœuvre délibérée de la Russie pour démontrer sa présence et sa puissance en Mer Noire, face à l’incursion d’unités de l’US Navy dans cette zone, déployées pour exercer une pression sur la Russie dans le cadre de la crise ukrainienne. (Les Russes ne manquent de signaler que certaines de ces unités ont été, sont ou seront peut-être en contravention avec la Convention de Montreux, qui limite la présence d’unités navales de pays n’ayant pas d’accès à cette mer à deux semaines, en plus de l’interdiction d’unités de gros tonnage qui ne concerne pas les unités US impliquées qui sont des frégates [selon la terminologie française, plutôt que destroyers].) L’incident a vu un avion d’attaque Soukhoi Su-24, non armé, faire une démonstration de vol au-dessus de la frégate USS Donald Cook, avec plusieurs passages à très basse altitude, sans pourtant jamais susciter une situation de quelque danger que ce soit. Au reste, ce genre de démonstration était monnaie courante entre les deux camps, du temps de la Guerre froide, comme une activité de facto codifiée signifiant, de la part de chacun pour l’autre, une sorte d’affirmation de communication sur sa propre puissance, qu’on est sur ses gardes et qu’on contrôle ses espaces de sécurité, qu’on suit la mission de l’unité en question, elle-même en mission que nous qualifierions également “d’affirmation de communication”. Par ailleurs, l’incident Su-24-Donald Cook a été largement signalé, parfois même sur un ton sensationnel qu’il ne semblait pas justifier.
... Puis est apparue une information selon laquelle le Su-24 a en fait effectué une véritable démonstration technologique “opérationnelle” d’un système de guerre électronique de brouillage qui aurait complètement aveuglé le système AEGIS du Donald Cook, le puissant système électronique de défense aérienne, à capacités anti-avions et antimissiles, qui forme l’essentiel de la défense anti-aérienne de la flotte des USA. (Le système AEGIS est encore plus important que cela. Il forme aussi une part très importante du grand réseau de missiles antimissiles que les USA développent depuis plusieurs années, officiellement contre l’Iran, mais opérationnellement avec des capacités évidentes contre la Russie. Cela situe l’importance non seulement militaire mais politique d’AEGIS.) Le système russe employé est désigné comme le Khibiny. Après l’incident, le USS Donald Cook a relâché dans un port roumain semble-t-il pour des réparations, et la nouvelle affirme que 27 membres de l’équipage ont démissionné. La nouvelle a été diffusée le 21 avril 2014 par une radio russe à destination de l’Inde, sur son site Indian.ruvr.ru. Elle donne notamment la parole à Pavel Zolotarev, Directeur adjoint de l’Institut des USA et du Canada de Moscou (institut russe important, travaillant avec la direction russe).
«Apparently, all efforts to revive the “Aegis” and provide target information for the defence failed. Russia's reaction to military pressure from the United States was profoundly calm, feels the Russian political scientist Pavel Zolotarev:
»The demonstration was original enough. A bomber without any weapons, but having onboard equipment for jamming enemy radar, worked against a destroyer equipped with “Aegis”, the most modern system of air and missile defence. But this system of mobile location, in this case the ship, has a significant drawback. That is, the target tracking capabilities. They work well when there is a number of these ships which can coordinate with each other somehow. In this case there was just one destroyer. And, apparently, the algorithm of the radar in the “Aegis” system on the destroyer did not load under the influence of jamming by the Su-24. It was therefore not only a nervous reaction to the fact of flying around by the Russin bomber which was common practice during the Cold War. The reaction of the Americans was due to the fact that most modern system, especially its informative or radar part, did not work adequately. Therefore, there was such a nervous reaction to the whole episode... [...]
» What are the possible consequences of the incident provoked by the U.S. in the Black Sea? Pavel Zolotarev forecasts:
»I think that Americans are somehow going to reflect on improving the system “Aegis”. This is a purely military aspect. In political terms, there is hardly any likelihood of demonstrative steps by either side. That is enough. Meanwhile, for Americans it is a very unpleasant moment. In general, the missile defence system which they deploy involves huge expenditures. They have to prove each time that it is necessary to allocate funds from the budget. At the same time, the ground component of the ABM was tested in ideal conditions and showed a low efficiency. This fact is concealed by the Pentagon. The most modern component, the sea-based system “Aegis” also showed its shortcomings in the present case.»
Ayant cité Vineyard of the Saker comme alerte pour notre compte à cette nouvelle, nous reproduisons la réaction de Saker, qui nous paraît d’une prudence justifiée et assez neutre, sans être positif ni négatif. Saker répond à un lecteur anonyme («Russian military high tech surpasses the Americans'. Have a look at this show of superiority... [...] The Americans were left wetting their pants») de cette façon :
«I hear that rumor but I have yet to see this confirmed, even indirectly, by any credible source. As a former electronic warfare pioneer myself, I can tell you that this is hard to believe as there is going to be a lot more power on a USN ship than on a Russian aircraft, especially at close distance. I am not saying that this is not true, only that I need more confirmation. Also, the story of 27 USN sailors resigning en masse because they did not want to die sounds fishy to me. So if you have any other sources, please let us know.»
Pour notre compte, nous ferons plusieurs remarques concernant cette nouvelle, dont l’intérêt spéculatif et de communication, sans préjuger de sa réalité ou de sa fausseté, nous paraît évident ; aussi, nos remarques seront d’ordre général, sans prendre partie sur le fond. Pour autant, la première remarque est justement d’ordre technique. Le Su-24 est un vieil avion (années 1970) de pénétration profonde et d’attaque au sol. Son emploi en mission de “démonstration de communication” est un choix qu’on pourrait juger curieux puisque l’on montre là un avion dépassé alors que la démonstration implique une affirmation de puissance par la communication ; à cet égard, l’emploi d’un puissant Su-34 (remplaçant du Su-24), ou de tout autre avion de combat moderne russe, aurait été plus approprié. Par contre, ce choix conforte la version proposée par la nouvelle citée. C’est une habitude courante de développer des versions de guerre électronique d’avions de combat, qui restent en service actif beaucoup plus longtemps que les versions de combat : l’USAF a fait cela avec le EF-111A Raven, version de guerre électronique du F-111 de combat déclassé à la fin des années 1970, et lui-même (le EF-111A) déclassé à la fin des années 1990 selon une décision qui fut d’ailleurs considérée comme une erreur ; l’US Navy a développé dans les années 1960 le EA-6B Prowler, version de guerre électronique du A-6 de combat : le A-6 de combat fut retiré au début des années 1980, le EA-6B a tenu jusqu’à nous et commence à être remplacé par le EF-18G Growler.
Dans tous les cas, cette nouvelle, ou plutôt ce détonateur de spéculation sur les puissances en jeu dans et autour de la crise ukrainienne, correspond parfaitement à la tendance actuelle, surtout concernant les Russes par rapport aux USA. Face aux USA qui entreprennent de nombreuses missions expéditionnaires sur tous les continents et sans souci des questions de souveraineté et de légalité internationale, et cela essentiellement du point de vue opérationnel grâce à la puissance et la sophistication technologiques de leur systèmes militaires, la Russie a une politique beaucoup plus prudente et pas du tout expansionniste (la crise ukrainienne étant ce cas à part qui touche directement la Russie et n’entre pas dans la catégorie “expéditionnaire”) ; elle joue essentiellement sur une politique de communication concernant ses capacités supposées, notamment dans le domaine défensif pour ses capacités de guerre électronique et de missiles. On connaît l’odyssée, non pas du S-300 (missile sol-air à longue portée) mais de la réputation du S-300 (avec ses successeurs S-400 et S-500), souvent présenté comme une sorte d’“arme absolue” en matière de défense aérienne, avec les spéculations autour de sa livraison à l’Iran et à la Syrie ; cette “odyssée” est moins opérationnelle que politique, et participant clairement des tactiques du système de la communication. La question du S-300 a sans aucun doute influé, par exemple, sur les relations politiques entre la Russie et Israël, en plus des relations de la Russie avec les pays nommés pour d’éventuelles exportations du système.
Dans le cas du Su-24 versus USS Donald Cook, des versions intermédiaires de l’incident sont d’ailleurs possibles, entre l’acceptation complète de la version proposée, et son déni complet, – et il est probable qu’il en sera fait grand usage dans les débats officieux, sans préjuger de la vérité de cette situation. Le Su-24 a pu faire une démonstration partielle de certaines capacités contre le système AEGIS, dont l’effet serait alors d’introduire un doute extrêmement dommageable du côté US (du côté de l’US Navy), sur la capacité d’opérer du système AEGIS. Le fameux fog of war n’est jamais plus dense que dans ces questions de démonstration de capacités dont on ignore si elles sont complètes ou partielles, en introduisant le doute dans un domaine (la guerre électronique) où la certitude de l’efficacité (ou de l’inefficacité) est une condition bien plus importante que dans les autres domaines militaires. On se trouve là devant le travers du technologisme avancé, lorsqu’il commence à être contre-productif : pour juger de son efficacité, donc de la confiance qu’on lui fait, donc des stratégies qu’on détermine en fonction de lui, il faut de plus en plus souvent une certitude à quasiment 100% des capacités qu’on lui a données en théorie ; la moindre réduction de ce pourcentage bouleverse totalement les constructions envisagées autour de lui. La guerre postmoderne, – celle qui donne en théorie le triomphe quasiment sans bataille, – est un “tout ou rien” redoutable et nous n’avons pas fini de l’apprendre à nos dépens. Mais il s’agit, finalement, d’un reflet du Système en général, et de sa dynamique surpuissance-autodestruction.
Il y a un autre prolongement possible, sinon probable, et d’autant plus à considérer que le cas tend à mettre en cause l’un des trois piliers fondamentaux de la puissance statutaire de l’US Navy au sein de l’État de Sécurité Nationale qui règne à Washington. Ces trois piliers, qui ont une importance politico-militaire effectivement statutaire, sont la puissance de projection de force (les porte-avions), la puissance nucléaire stratégique (les sous-marins, lanceurs d’engins et d’attaque) et le système AEGIS parce qu’il donne toute sa puissance et toute sa place à la flotte de surface dans l’ensemble général de la sécurité nationale, notamment au niveau du réseau mondial antimissiles. L’appréciation générale, autour de l’US Navy, dans les autres armes, les agences de renseignement, les différents points de pouvoir politico-militaire de l’américanisme, est que l’US Navy doit protéger becs et angles ces trois piliers. Pour elle, l’ensemble AEGIS avec la flotte qui en est dotée sont un élément essentiel de sa puissance au sein de la bureaucratie du système de l’américanisme, donc de son statut, de sa dotation budgétaire, de son poids dans le processus de décision, etc. Par conséquent, et considérant le climat de concurrence acharnée, de suspicion, etc., entre les différents centres de pouvoir, un tel incident que celui du Su-24 versus le USS Donald Cook peut être considéré, selon la version qu’en propose l’US Navy, comme nourrissant divers soupçons à son encontre. Autant nous devons être prudent dans l’appréciation de cette nouvelle, comme le recommande Saker, autant les manœuvriers de la bureaucratie washingtonienne se départiront de toute prudence pour suggérer que l’US Navy pourrait bien dissimuler tel ou tel élément de l’incident, tel ou tel constat fait sur la capacité d’AEGIS, etc. Le fog of war de la guerre de la communication est parfois, et même souvent, encore plus dense à Washington, entre les différents centres de pouvoir qui profitent de l’épuisement d’un pouvoir central complètement à découvert, qu’entre des “partenaires” internationaux qui ressemblent de plus en plus à des adversaires.
Mis en ligne le 23 avril 2014 à 06H25
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