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152222 août 2012 – C’est le 4 février 2012 que la crise syrienne a pris son envol, avec le veto russe et le veto chinois à une résolution proposée à l'ONU par le bloc BAO, qui eût constitué une réplique du “coup libyen” d’à peu près une année auparavant. Dans ce cas, nous voyions la “crise syrienne” prendre sa place dans la “crise haute” faite d’une nébuleuse de crise, dans le golfe Persique et la Mer d’Oman, en Iran, etc. Ce n’était que l’envol et, dans la crise haute, la crise syrienne ne tenait certainement pas la première place, – pas encore.
Les semaines et les mois ont passé, la crise s’est développée, dans le sens qu’on sait, c’est-à-dire dans des conditions de communication extrêmes, où les montages et la narrative du bloc BAO enfermaient celui-ci dans une position maximaliste (élimination d’Assad comme condition sine qua non à n’importe quoi), alors que s’effaçait peu à peu la probabilité d’une victoire rapide des rebelles qui, seule, assurait cette position maximaliste. D’un autre côté, la Russie (avec le soutien sans faille de la Chine) tenait une position d’extrême fermeté fondée sur l’affirmation du droit international (respect de la souveraineté) et la présence de toutes les parties en présence, dont Assad évidemment, à tout processus de négociation/de paix.
La Russie a peu à peu élargi sa réflexion, ou, plutôt, elle l’a haussée. Nous avons tenté de signaler cette évolution, à mesure que nous croyions la distinguer. Nous rappellerons principalement deux évolutions (plutôt que “deux étapes”, comme nous étions d’abord tentés d’écrire), d’ailleurs assez rapprochées dans la publication des textes qui les marquent. La chronologie dans cette sorte de spéculation importe assez peu puisqu’on voit évoluer ses divers domaines d’une façon parallèle et dans tous les cas autonome plus que d’une façon logiquement liée.
• Le 18 mai 2012, nous commentions un “avertissement” de Medvedev, alors encore nominalement président de la Fédération russe pour quelque jours, sur les désormais possibles incontrôlabilité et aggravation des conflits régionaux. Medvedev évoquait sans ambages le risque qu’un de ces conflits évoluât en affrontement nucléaire.
• Le 4 juin 2012, nous évoquions la possibilité, pas loin d’une probabilité que la Russie modifiât son attitude dans la crise syrienne. Le facteur déclenchant de cette spéculation de notre part fut l’extraordinaire légèreté, pour ne pas parler d’irresponsabilité complète plongée dans une interprétation hallucinée de la chose, avec lesquelles les signataires du bloc BAO de l’accord de Genève du 30 juin montrèrent aussitôt qu’ils entendaient n’en tenir aucun compte. Les “méditations” auxquelles il est fait allusion dans le texte référencé concernent le choix qui était désormais possible de la Russie de passer d’une position de quasi-médiateur/négociateur en Syrie, à celle d’un retrait de ce domaine pour envisager une position de repli agressif, voire de durcissement contre l’action du bloc BAO.
Ces deux idées (la première implicitement, avec le point d’interrogation nucléaire et l’expression de “guerre froide” peut-être inappropriée) étaient contenues dans le texte de François Fillon du 13 août 2012. On sait (voir le 15 août 2012) que nous tenons ce texte comme singulièrement schizophrénique, d’un homme capable de penser fort juste et pourtant contraint, par son passé immédiat et ses engagements partisans, de saupoudrer le produit de cette “pensée fort juste” de grossières inexactitudes et d’hallucinations de narrative renvoyant à la “doctrine Sarko-BHL”. Le passage le plus intéressant parce que dépourvu de ces sornettes contraintes de l’article de Fillon, pour le sujet qui nous concerne, est celui-ci, avec partie souligné de gras par nous, concernant les moyens militaires des Russes en Syrie, maniés directement par les Russes et impliquant un engagement des Russes, – cela venant d’un homme qui était Premier ministre jusqu’au 10 mai et qui était évidemment bien informé en la matière, y compris par des entretiens avec Poutine. (Fillon parle de l’hypothèse d’une intervention militaire, c’est-à-dire l’hypothèse plus large d’une internationalisation ouverte de la crise.)
«J'ai toujours pensé qu'une telle intervention militaire serait une très grave erreur stratégique. Faire de la Syrie un nouvel Irak, théâtre des pires affrontements entre chiites et sunnites manipulés en sous-main par un Iran qui reste la menace numéro un pour la paix dans le monde, n'est pas une option. Sans compter que la Russie n'apportera jamais son soutien à une telle initiative; pire, elle la combattra sur le plan diplomatique, mais aussi avec d'autres moyens dont elle a gardé la maîtrise. Si l'on veut vraiment allumer la mèche d'un conflit généralisé au Proche et au Moyen-Orient et recréer les conditions d'une nouvelle guerre froide, il ne faudrait pas s'y prendre autrement.»
Maintenant, nous citons deux observations du ministre russe des affaires étrangères Lavrov, lors d’une conférence de presse en Finlande, où il avait rencontré (le 20 août) son homologue finnois à Helsinki. (Selon Russia Today, le 21 août 2012.)
• Parlant du comportement des pays du bloc BAO, spécifiquement de la France, du Royaume-Uni et des USA, notamment en ce qui concerne les accords de Genève du 30 juin qui impliquait selon lui des engagements sérieux, Lavrov fait cette remarque, – l’idée n’est pas neuve mais les termes sont particulièrement durs et n’ont plus rien de diplomatique : «We have managed to get support for the Geneva communiqué from the Syrian government. But our partners haven’t even tried to do something like that; moreover, the main opposition groups publicly rejected the document. Nobody even tried to work with them…» (Ces remarques viennent alors que les Russes ont annoncé publiquement que ces mêmes pays du bloc, spécifiquement les USA, font des livraisons d’armes massives aux rebelles. Là non plus, la chose n’est pas nouvelle, mais l’aspect public et affirmé de la déclaration est remarquable.)
• Il y a surtout cette remarque d’ordre général, qui offre une définition de l’importance de la crise syrienne, de l’enjeu qui la domine dans la façon dont elle évoluera et dont elle se terminera. Cette remarque n’est pas théorique mais bien concrète, avec des termes violents à l’adresse du bloc BAO (la doctrine du “bombardement démocratique, ou “bombardement pour la démocratie”), concernant des intentions opérationnelles affichées… Il s’agit clairement d’un avertissement définissant un enjeu irrémédiable pour l’issue de la crise syrienne : «We believe this issue attracts so much attention not only because of the scale of the bloodshed, which worries all of us, but also because the outcome of the crisis will significantly influence the patterns for conflict settlement – either everything will fall in accordance with laws, that is according to the UN Charter, or ‘bomb democracy’ will prevail…»
Pendant ce temps, et pour clore le dossier des évènements courants, mentionnons un aperçu de la position US, qui comprend l’annonce récente du président Obama de la possibilité et des coonditions d’une intervention US, et l’annonce encore plus exotique sous forme d’accusation, de la porte-parole du département d’État Virginia Noland, selon laquelle les Russes veulent “contourner l’ONU”. La force de la déclaration d’Obama est largement contestée par divers commentateurs selon divers arguments (voir The Moon of Alabama, le 21 août 2012 et le vice-Premier ministre syrien le 21 août 2012), mais le fond de cette déclaration demeure pour ce qu’il est, – une menace d’intervention, Conseil de Sécurité ou pas.
La logique de Noland est assez nébuleuse, affirmant que c’est “contourner l’ONU” que de ne pas faire pression sur Assad selon les termes que les USA préconisent (c’est-à-dire le départ d’Assad, immédiat et sans condition), et d’autres choses du même tonneau. L’affirmation vient en riposte de l’accusation russe de livraison d’armes aux rebelles par les USA. L’intervention, évidemment complètement étrangère à la vérité de la situation, n’a d’intérêt, comme la déclaration d’Obama, que de montrer combien les positions du bloc BAO sont, dans leur esprit dans tous les cas, complètement à l’opposé de celle des Russes. Elles sont soutenues par une logique de confrontation et, pour l’accusation de Noland, toujours appuyées sur un déni grossier de la réalité conduisant à des accusations antirusses qui ne peuvent que conforter les Russes dans leur détermination... (D’après Novosti, le 21 août 2012.)
«J'estime que la Russie détourne l'attention du fait qu'elle ne veut pas se servir de mécanismes du Conseil de sécurité de l'Onu pour faire pression sur Bachar el-Assad afin que ce dernier respecte le plan de Kofi Annan visant à faire cesser la violence et à assurer les changements politiques. La Russie n'a pas non plus voulu rendre plus efficace la stratégie dont nous avons convenue à Genève. Vous savez, il y a des choses très importantes que la Russie aurait pu faire»
Ces étranges déclarations relèvent-elles de l’habituelle opéra-bouffe washingtonien sur la narrative en cours, ou bien y a-t-il quelque chose de plus intéressant ? Les deux, sans doute. Tony Cartalucci, du site Land Destroyed, ennemi juré de Washington mais avec l’habitude de peindre les choses en noir en parant Washington d’une puissance et d’une capacité nuisibles qui nous semblent en général bien généreuses, – Cartalucci, donc, conclurait cette fois plutôt au désespoir profond de Washington, qui ne voit aucune de ses manigances récompensée par quelque impression de succès, – en Syrie, face à l’Iran, etc. Cartalucci écrit, le 21 août 2012, dans son texte «US Desperation Surfaces in Syria»
«To say that the US is overstretched is an understatement. It is overstretched politically, economically, and tactically. It risks a historically unprecedented collapse that would destroy all shareholders invested in its increasingly unhinged and transparently illegitimate ambitions. Nations, in particular GCC members, are beginning to realize with acute alarm that their support of Washington’s agenda is now threatening their very self-preservation. A victory even at this point would still likely be Pyrrhic…»
Washington “désespéré” ? Alors, Washington va se rendre à la raison, faire des concessions, etc. ? Non, parce que ce serait capituler, et que Washington n’est pas équipé psychologiquement, par les temps qui courent, c’est-à-dire encore plus qu’à l’habitude, pour imaginer quoi que ce soit sinon encore et toujours une radicalisation de sa position, parce que l’idée de “se rendre à la raison”, de faire des concessions, signifierait capituler dans son grossissement des choses, et que ce concept n’a pas cours dans les esprits de ces gens par refus pur et simple de leur psychologie de le substantiver. La psychologie de l’américanisme interdit d’envisager selon cette vision grossie des choses, simplement comme impensable et inconcevable, le concept d’une capitulation même aménagée de “la nation indispensable”. (Voir l’inculpabilité et l’indéfectibilité, soit l’incapacité de se percevoir coupable et l’incapacité de se percevoir vaincu.)
On dispose ainsi de l’état de l’esprit du côté US, et c’est le plus dangereux qu’on puisse imaginer : acculé aux échecs à répétition, et de plus en plus incapable d’accepter, et d’ailleurs de concevoir l’échec ; ainsi pense, juge et réagit l’empire aux abois… Mais, surtout, du côté russe, le fond de la pensée a changé. Il nous semble que la remarque de Lavrov commence à atteindre le cœur du sujet, non plus seulement en théorie mais bien du point de vue “opérationnel” tant de la communication que des potentialités de la situation sur le terrain.
Ce que Lavrov nous dit, c’est que la Syrie devient un test final, fondamental, et que, par conséquent, pour la Russie il est politiquement inacceptable que triomphe la doctrine du “bombardement démocratique” ; ce que Lavrov nous dit, – allons un pas plus loin mais un pas évident selon la logique du propos, – c’est que la Russie fera tout ce qui est en son pouvoir pour faire en sorte que cela, le triomphe de cette théorie, ne se fasse pas. Ce que disent les Russes, enfin, c’est qu’ils ne peuvent accepter le triomphe de la doctrine du “bombardement démocratique”, parce qu’on se trouverait dans ce cas devant un déchaînement potentiel qui ne serait plus borné par rien, que plus rien n’arrêterait, qui toucherait même, qui sait, la Russie elle-même.
Désormais, la crise syrienne, c’est bien plus que la crise syrienne. Nous avons vu son envol, cette fois-ci nous voyons la crise syrienne qui s’envole, pour devenir le moteur central de crise haute, ce par quoi les développements majeurs, – explosion ou autre chose, – peuvent désormais survenir. La déclaration de Lavrov («We believe this issue attracts so much attention not only because of the scale of the bloodshed, which worries all of us, but also because the outcome of the crisis will significantly influence the patterns for conflict settlement…») montre parfaitement que les Russes apprécient désormais cette crise comme un évènement central, dont l’issue dépasse largement le cadre du pays, de la région, voire de toute situation géopolitique, pour devenir un évènement fondateur ou un événement fédérateur de la situation générale de relations internationales. Cette analyse semblerait effectivement que la Russie est en train de faire son choix, si elle ne l’a fait déjà : s'il s'avère, ou même puisqu’il s’avère que l’entente sur une issue acceptable par rapport aux lois internationales s’avère impossible, alors les choses se régleront sur le terrain de la crise devenue guerre civile, et qui menacerait alors de devenir un conflit international… Il est décidément extrêmement difficile de ne pas voir dans l’observation de Lavrov suivant celle d’Obama selon laquelle les USA pourraient intervenir en Syrie, le simple constat que les Russes, dans ce cas, interviendraient contre une aventure américaniste.
La psychologie, et avec elle la communication, joue un rôle fondamental dans un conflit qui est encore une crise et n’est pas encore une guerre, tout en en ayant tous les attributs au niveau de la perception ; qui ne ménage pas d’enjeu opérationnel fondamental, encore moins maintenant que la dynamique rebelle des mois de mai-juillet, largement renforcée, sinon emmenée par les opérations de communication (montage, narrative,“massacres-marketing, etc.), se trouve bloquée et n’évolue plus guère. (La diplomatie, elle continue à être enlisée dans le marigot de l’impossibilité de l’entente, et les Russes semblent désormais considérer cette activité comme une possibilité d’action parmi d’autres et non plus comme la possibilité centrale, à favoriser à tout prix.) C’est parce que la “guerre” semble figée que, soudain, la crise menace d’atteindre un niveau supérieur. L’on doit bien comprendre que la psychologie du bloc BAO ne peut accepter la vérité de la situation actuelle, celle où Assad est toujours en place et les rebelles de plus en plus éclatés en groupes extrémistes et bandes ressortant du crime organisé, parce qu’elle est engagée sur une course vitale, une “fuite en avant” qui, par sa seule dynamique, devrait étouffer les réalités de cette débâcle et l'insupportable vérité de la situation. C’est évidemment en cela que la psychologie accompagne l’évolution et la transformation des dynamiques de surpuissance en dynamique d’autodestruction.
En un sens, c’est un pas supplémentaire à celui qu’on constatait au début du mois, après la démission de Kofi Annan, et un pas supplémentaire dans la logique même des évènements tels que la communication les interprète désormais (voir le 6 août 2012 et la “deuxième chaîne crisique”, et aussi le 10 août 2012 et le “changement de narrative”). La démission de Kofi Annan a vu un basculement et une mise à nue de la véritable situation, avec les engagements pleins de risque de la Turquie et de l’Arabie. Aujourd’hui, ce sont les USA eux-mêmes qui sont conduits à envisager une impasse pour leur entreprise («US Desperation Surfaces in Syria»), impasse que leur psychologie leur impose pourtant de ne concevoir en aucune façon possible ; et ce sont les Russes qui décident d’identifier toutes les cartes du jeu de la crise syrienne posées sur la table et d’identifier l’enjeu de cette crise tel qu’il est devenu. Au-delà de la lecture qu’en font les Russes, cet enjeu est nécessairement colossal puisque, par le biais des sas de blocage psychologiques qu’on a rappelés et qui peuvent conduire à des initiatives sans la moindre mesure des risques qu’elles portent, il concerne le sort même de l’empire flageolant que sont devenus les USA et le bloc BAO as a whole, et le sort du Système enfin...
Ainsi la crise syrienne a-t-elle atteint une dimension elle-même colossale, alors que rien ne la désignait au départ pour cette destinée. Tout cela “se fait”, étrangement, sans que rien d’irrémédiable n’ait été engagé aux niveaux qu’on évoque, sans que rien “ne se soit fait”, si l’on veut, comme si la représentation intérieure à chacun des possibilités suffisait à figurer l’acte. Ainsi vont les crises aujourd’hui, éventuellement jusqu’à l’effondrement de l’empire, dito du Système, – sans que, vraiment, personne n’ait rien conçu qui puisse faire qu’on en vienne à cette intensité, simplement sous la poussée de psychologies terrorisées, emportés dans un vertige manipulé de communication, sur un territoire minée par leurs propres termites… Il se pourrait que la fin de leur monde ressemble à une rocambolesque caricature d’apocalypse, l'immense et terrible ambition qui caractérise le Système déchainé et né du déchaînement pur qu’on connaît, se terminant dans le “rien” d’une implosion jusqu’à la réduction dans son propre “trou noir”.
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