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1198Le vendredi 24 juin, la Chambre des Représentants US a voté négativement à deux reprises. La première fois, elle a voté contre une proposition donnant au président le pouvoir d’intervenir en Libye pendant un an à diverses conditions restreignantes. La seconde fois, elle a voté contre une proposition refusant les fonds permettant une poursuite des opérations, mais à des conditions telles que la plupart des opérations US en cours en Libye pouvaient continuer.
Ces conditions ambigües font que les réactions sont également contrastées et montrent plutôt le désordre que la résolution. L'attitude d'Hillary Clinton est assez significative à cet égard. Avant les votes, la secrétaire d’Etat avait demandé à la Chambre de ne pas repousser la première résolution, qui donnait l’autorisation de poursuite des actions militaires pour une année. Après les votes, Clinton affirmait sa satisfaction que la Chambre n’ait pas réduit les fonds budgétaires, donc ait repoussé la seconde résolution : «We are gratified that the House has decisively rejected efforts to limit funding for the Libyan mission…»
On peut avoir une illustration de cette ambiguïté générale, due autant à la complexité des positions qu’à des manœuvres diverses à la Chambre, dans les réactions de divers commentateurs et observateurs à propos de ces votes. Les interprétations tournent autour de la fameuse image de voir, selon le point de vue ou l’état d’esprit qu’on a, un verre à moitié vide ou un verre à moitié plein.
• Pour le Guardian du 25 juin 2011, il s’agit sans aucun doute d’une défaite symbolique exceptionnelle du président. Cette appréciation concerne le premier vote, qui a été décidé par une majorité extrêmement significative de 295 voix contre 123.
«The Republican-controlled House of Representatives delivered a rare rebuke to Barack Obama over his involvement in the Libyan war on Friday by rejecting a resolution to authorise the US mission. It is an embarrassment for the president to have a vote go against him in time of conflict and reflects the disenchantment in the US over yet another war. The vote is primarily symbolic but…»
• Sur Antiwar.com, ce site qui reflète sans aucun doute l’appréciation de la fraction antiwar de la droite conservatrice et libertarienne (proche de Ron Paul), aujourd’hui en pleine expansion, il s’agit d’une victoire des antiwar. Jason Ditz fait une synthèse de ces votes, ce 24 juin 2011.
«Faced with two pro-war resolutions of varying bellicosity on Libya, the House of Representatives decided to issue a harsh rebuke to the Obama Administration, rejecting both. The “one year” authorization, mirroring a Senate version, failed by a wide margin, and came largely along party lines.
»But it was the second resolution, which masqueraded as the “antiwar” alternative, which was expected to pass. This bill was couched in terms of “barring funds” for the war but provided a large number of exceptions, which amounted to a de facto authorization of most of what the US is already doing in Libya.»
• La marque très précise de cette ambiguïté se trouve effectivement dans les votes différents, concernant la seconde résolution, des deux meneurs antiwar habituellement marginaux de la Chambre et aujourd’hui en pleine lumière, souvent comme inspirateurs. Le républicain Ron Paul a voté contre, le démocrate Dennis Kucinich a voté pour. Mais il s’agit d’un désaccord tactique, nullement sur le fond, certes. De toutes les façons, une seconde résolution, plus précise et plus radicale, refusant les fonds qui permettraient la plupart des actions en cours, sera proposée en juillet.
• Aljazeera.net observait, le 25 juin 2011, combien le symbolisme de ces votes était général, les conséquences sur la situation étant nulles dans tous les cas.
«Al Jazeera's Patty Culhane said that the votes were really a question about the power of the presidency, and were more of a "congressional stab" at Obama. “For those on the ground in Libya, do not expect to see an end to drone [or other] strikes,” she said.
»US lawmakers in both the House and the Senate have been harsher on Democratic presidents than Republican presidents in recent decades, and Friday's vote marked the first time since 1999 that either US government chamber had voted against a military operation…»
Ambiguïté, effectivement, aucun mot ne convient mieux à la description de l’apparence de l’événement. On peut y ajouter le niveau extrêmement bas de cette administration, caractérisé par cette secrétaire d’Etat, qui demande avec insistance qu’on vote telle résolution (la première) et qui, après qu’on ne l’ait pas votée, félicite les votants qu’ils n’aient pas non plus voté telle autre (la seconde). Ce “réalisme”-là est de la plus basse politique, montrant le désarroi de l’administration devant les sursauts de la Chambre et exprimant les piètres satisfactions du Système devant une circonstance qui n’apporterait, dans un sens ou l’autre, aucun changement notable dans la situation.
Pourtant, ces deux votes sont importants, alors qu’ils baignent effectivement dans cette ambiguïté d’apparence et qu’ils n’expriment aucun acte concret, aucune volonté productrice de quelque changement que ce soit. Il faut chercher leur importance ailleurs. Le Guardian observe en tête de son article, à propos du premier vote qui repousse le soutien de la Chambre à la politique du président : «In a primarily symbolic vote…» Le mot est là, mais pas assez fort. Ce n’est pas que le vote soit “symbolique” mais qu’il est en vérité un symbole en lui-même. Il exprime une opposition beaucoup plus catégorique qu’il n’y paraît à la politique du président ; non pas une opposition catégorique de la Chambre elle-même, mais l’expression d’une opposition qui existe aujourd’hui, comme l’on dirait “dans l’air du temps”, dans l’atmosphère générale dont Washington s’est trouvé imprégné en quelques semaines, dans le sentiment collectif, indéfinissable et inexprimable en actes concrets et volonté productrice.
Dans un commentaire sur une autre affaire qui est parfaitement du même domaine, la décision d’Obama concernant l’Afghanistan, Justin Raimondo écrit, le 24 juin 2011 : «The anti-isolationist campaign may succeed in intimidating some politicians who might otherwise find the prospect of jumping on the anti-interventionist bandwagon tempting, but it is, at best, a rearguard action…» Effectivement, les manœuvres diverses, les hésitations, les circonvolutions et les interprétations qui ont entouré les deux votes de la Chambre, les plongeant dans l’ambigüité pour ce qu’ils produisent effectivement, constituent elles aussi des “combats d’arrière-garde” pour tenter d’empêcher que ne s’exprime le sentiment collectif d’opposition. (“Opposition” à l’action en Libye, mais aussi à la guerre en Afghanistan, à la politique systématiquement belliciste, etc.) Face à l’extraordinaire surpuissance du Système campé sur ses positions, en Libye, en Afghanistan et ailleurs, aucun acte concret ni aucune volonté productrice ne peut pour l’instant se manifester. Seul compte le symbole. L’ambiguïté se tient alors dans les difficultés et les divergences d’interprétation du symbole dans ses conséquences sur la situation réelle.
Pour en rester à l’essentiel, le sens général du symbole est clair, – et c’est de ce point de vue qu’un symbole a de l’importance. Alors, symbole pour symbole, c’est à ce moment que le “détail”, qui devient alors un fait majeur, prend toute son importance. C’est la première fois depuis 1999 qu’une assemblée du Congrès n’approuve pas une opération militaire, ou plutôt vote contre elle («…the first time since 1999 that either US government chamber had voted against a military opération») ; c’est-à-dire, symbole pour symbole là encore, “la première fois” depuis le 11 septembre 2001 ; c’est-à-dire enfin, “la première fois” de cette époque ouverte le 11 septembre 2001 que “la politique de l’idéologie et de l’instinct” est mise en échec, sinon désavouée. Cela n’a rien à voir, ni avec les manœuvres parlementaires, ni avec les consignes de l’administration, ni avec l’élaboration de telle ou telle politique par les experts ; le sapiens sous ses diverses formes ne joue dans cette affaire qu’un rôle d’exécutant. Il s’agit d’un symbole d'une réelle puissante, exprimant un courant général qui dépasse les agitations des intérêts politiques quotidiens, qui acte que nous nous trouvons dans une nouvelle époque, – post-9/11 et le reste.
Mis en ligne le 25 juin 2011 à 08H03