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1356Finalement, la Russie en a eu assez de suivre les tergiversations de Kiev, – un jour peut-être bien, un jour sans doute pas, – et a fait pénétrer hier son convoi humanitaire en Ukraine. La ville de Lugansk était très vite atteinte et le déchargement de l’aide humanitaire commençait. Le 23 août 2014 au matin, Russia Today annonçait le retour en Russie des premiers camions («07:06 GMT: The first batch of trucks has returned to Russia after delivering aid to Lugansk. 34 vehicles are currently back in Russia, with six units in total to arrive.»). Le 23 août 2014 en début d’après-midi, Itar-Tass annonçait le retour des derniers camions, par un chemin différent de l’aller, une sorte de chemin des écoliers sous la protection des milices, par ailleurs continuellement anéanties par le brio des forces ukrainiennes selon les communiqués et autres “tweets” de Kiev... Si ce n’était humanitaire, ce serait pour le moins, dans le chef de la partie ukrainienne, rien moins que grandguignolesque, ce qui est -conforme à son action constante ... Soit, – ce samedi dans l’après-midi, il semblait donc que l’“invasion” était achevée et que les “forces russes” rentraient chez elles, Mission Accomplished
En effet, pour l’Ukraine, l’entrée du convoi, “illégale” et “provocatrice”, annonçait le début de l’“invasion” de l’Ukraine par la Russie. («“We call it a direct invasion,” Ukraine's intelligence (SBU) chief, Valentyn Nalivaychenko told journalists. “Under the cynical cover of the Red Cross these are military vehicles with documents to cover them up.”») Cette dénonciation a été accompagnée de l’habituel chœur indigné et horrifié, de la part du bloc BAO, de Bruxelles à Washington, – bref, business as usual.
Il semble qu’il y ait eu un incident à l'aller, à proximité de Lugansk, – des tirs de mortier contre le convoi, mais sans dommages matériel et humain. Le 23 août 2014, EUObserver publiait une interview du ministre letton des affaires étrangères affirmant qu’aucune attaque n’aurait lieu contre le convoi. Linas Linkevicius avait été contacté par téléphonée par EUObserver le 22 août, à Kiev où il venait de rencontrer Porochenko et son ministre des affaires étrangères Klimkine : «“As far as I understand, the Ukrainians are not going to escalate the situation any more … they are not going to attack this convoy”. “We received information from Ukrainian officials that this is really the case - that they are not going to complicate the situation any further. It’s complicated enough”.»
• La “manœuvre” russe de ces deux derniers jours est saluée avec enthousiasme, par exemple, par le Saker (voir le “Saker-français”, ce 23 août 2014). Cela n’a rien d’étonnant, “Saker” étant un partisan tout aussi enthousiaste de Poutine, – mais cette fois sans nul doute l’enthousiasme nous semble justifié. L’acte est certes une “manœuvre” (tactique) mais il est aussi justifié par des considérations humanitaires, pour le sort terrible d’une population que le bloc BAO ignore d’une manière absolument révoltante et ignominieuse, notamment par rapport à ses propres “valeurs”. Cela c’est déjà une partie de la “manœuvre” puisqu’ainsi la Russie oblige le “monde civilisé”, s’il veut dénoncer l’“invasion”, à ne plus ignorer la situation humanitaire. Mais le principal résultat de cette “manœuvre”, c’est que la Russie a réussi à se mettre en position d’attente défensive, – aux autres à réagir, – au nom d’une cause humanitaire, à l’issue d’une action “offensive” qui réduit à rien le mythe de la souveraineté ukrainienne. Il s’agit de la formule dite “R2P” (“Right To Protect”) utilisée jusqu’à plus soif par le bloc BAO pour ses entreprises expansionnistes, mais en beaucoup plus sophistiquée... Enthousiasme du Saker :
«Les Etats-Unis et leur principal agent à Kiev, Nalivaichenko [le chef du SBU] , ont tout de suite compris la menace : non seulement le convoi amène de l’aide humanitaire à Lougansk, mais il fournit aussi une fantastique “couverture” légale et politique pour les futures actions de la Russie en Novorossia. Et par “actions”, je ne veux pas dire forcément des actions militaires, bien que cela soit devenu clairement et officiellement une possibilité. Je veux aussi parler d’une action légale comme celle de reconnaître la Novorossia. On comprend qu’Obama, Poroshenko, Nalivaichenko soient absolument furieux, parce que je vous parie que l’entrée de la Russie en Novorossia ne donnera pas lieu à de nouvelles sanctions ni n’aura de conséquences politiques du fait que le timing, la méthode et le contexte ont été parfaitement choisis. La Russie vient de déclarer officiellement que la souveraineté nationale de l’Ukraine a fait long feu et l’Union Européenne ne pourra sans doute rien y faire.»
• Là-dessus, reportons-nous à un texte de Richard North, que nous sollicitons à nouveau depuis le 16 août 2014. Parlant de la crise de l’ISIS qui a soudain pris des dimensions apocalyptiques depuis la décapitation du journaliste US Foley, North remarque la déclaration du conseiller du président pour les affaires de sécurité nationale Benjamin J. Rhodes selon laquelle les USA “ne se sentiront certainement astreint à quelque restriction que ce soit par des frontières”. Il remarque qu’en ce sens, avec l’affaire du convoi, les Russes n’ont fait qu’appliquer avec un peu d’avance, donc une sorte de prémonition, la “doctrine Rhodes”...
«At least, though, the Russians are thinking ahead. With many pundits convinced that hostilities are in for the long haul, they have had the prescience to launch their invasion using “tanks” already painted in winter camouflage. And before the Americans get worked up about this breach, and certain other incursions, they need to listen to their Benjamin J. Rhodes, the deputy national security adviser.
»He says that ISIS had become an increased threat to the United States, a threat the American government was taking seriously. “If you come against Americans, we are going to come after you”, Mr. Rhodes said. According to the NYT, he declined to say whether the president was considering expanding air strikes to include ISIS targets in Syria as well as in Iraq. “We're actively considering what's going to be necessary in dealing with that threat”, Rhodes said, then adding the money quote: “We're not going to be restricted by borders”.»
Ce n’était qu’une remarque en passant, puisque le sujet du texte de North (le 23 août 2014, sur EUReferendum) est bien ISIS et l’hystérie contre l’Islamic State (IS) depuis la décapitation de Foley. Viscéralement britannique, North maudit l’UE et se trouve donc souvent du côté russe dans le cas ukrainien ; par contre, pour ce qui concerne ISIS et la Syrie, il considère, selon la thèse classique, qu’Assad est un ennemi insupportable et impardonnable, et il se hérisse d’horreur dans ce cas devant les suggestions qu’il pourrait y avoir alliance entre le bloc BAO et la Syrie pour attaquer l’ISIS. (Voir aussi Mary Devjevsky, le 22 août 2013 dans le Guardian : «Last year, Assad was the enemy. This year? We’re making friends with Syria. The killing of one man – James Foley – has had the power to change British and US foreign policy in a cataclysmic way».) Il faut dire que les réactions sont effectivement extrêmes, essentiellement au Pentagone, mais aussi chez certains généraux britanniques.
«Currently leading the charge on the other side of the Atlantic is Gen. Martin Dempsey, who is stridently declaring that the Islamic State cannot be defeated without addressing “both sides of what is essentially at this point a nonexistent border”. “ISIS is a bigger threat to the US than al-Qa'ida”, he says. In what must be music to the ears of Bashar al-Assad, Dempsey is saying that the United States and its allies in the Middle East and beyond need to join together to defeat the terrorist group “over time”, thus bringing forward the prospect of US military intervention in western Syria, in a bid to stop ISIS taking over all or part of Aleppo. [...] On this side of the Atlantic, though, the “stupid” virus is equally ramapant with [General Dannatt] – the man who wanted to run away from Iraq in 2006 – now wanting “talks and possible military co-operation” with Assad. Not content with pouring our non-existent divisions back into Iraq, he now wants to send them to Syria as well.»
Poursuivons en gardant à l’esprit les indications données à propos de la “démonisation d’ISIS”, qui est devenue, en deux jours, notamment par les voix puissantes de Hagel et de Dempsey, l’“ennemi n°1” des USA. Ces deux crises, celle de l’Ukraine et celle de l’ISIS, sont désormais notablement parallèles, on dirait presque coordonnées, et plutôt fraternelles que fratricides tant elles se servent l’une de l’autre. On peut alors passer en revue quelques-unes de leurs connexions paradoxales, en y ajoutant un petit tour par celle (de crise) de Ferguson, Missouri.
• D’un côté, il y a l’“invasion” de l’Ukraine par la Russie. Le moins qu’on puisse dire est que la réaction US est, selon la référence des réactions passées des USA aux événements russo-ukrainiens, notablement modérée. Pour expliquer cela, il suffit de constater qu’on ne peut avoir deux “ennemis n°1” à la fois, fussent-ils l’ISIS et l’Irak, d’autant que la Russie engage vivement les USA à s’occuper de toute urgence, avec le monde civilisé, de ce “monstre” né entre Irak et Syrie. (Voyez ce que dit Anatoly Adamichine le 21 août 2014 : «If Americans are reasonable people they should get a free hand to fight al-Qaeda and not seek to kindle a fire in Ukraine. Words said by US ally British Prime Minister David Cameron can become a warning for Washington, saying that if Europeans do not take measures against al-Qaeda intensifying its activity in the Middle East, terrorists will kill Britons in the streets of London...»)
• Il semblerait que Washington ait entendu Adamichine, dans tous les cas le Pentagone. Avez-vous entendu, vous, le quart du dixième de la moitié des éructations du couple Hagel-Dempsey contre ISIS, lancées contre la Russie envahisseuse d’Ukraine dans les semaines qui ont précédé ? Par contre, au département d’État Kerry et ses diverses Nuland-Power sont notablement cois et silencieux. Cela marque la différence vertigineuse de conception et de politique entre les deux puissants ministères. Le Pentagone a peu de goût pour les diverses entreprises type-R2P/neocons/“révolutions de couleur”, surtout quand l’une d’entre elles vous fait friser une confrontation avec la Russie. Pour Hagel-Dempsey, le cas ISIS, outre ce qu’il est pour lui-même, permet d’écarter temporairement la bande de Kiev du hit-parade. En passant, d’ailleurs, le «very-well funded” de Hagel pour caractériser la comptabilité d’ISIS, autant que l’appréciation apocalyptique des capacités des islamistes, représentent une attaque à peine dissimulée contre la CIA dont on sait qu’elle a largement contribué au développement d’ISIS.
• La curiosité de la chose est que l’outrance anti-ISIS (et anti-neocons) du Pentagone n’est pas du goût du parti antiguerre US, y compris par exemple chez les gens d’Antiwar.com ou chez les libertariens de la tendance des Paul père et fils, dans la mesure où cette outrance pourrait conduire à un nouvel engagement important en Irak… (Et en Syrie aussi ! Mais là, dans une confusion totale, avec une partie de ce parti-là de la guerre poussant à une alliance avec… Assad, – cela qui fait rugir Richard North !). A noter dans le même registre des contradictions à contre-emploi et à contrepied que la doublette neocon du Sénat (McCain-Graham) réclame à corps et à cri un engagement sérieux contre ISIS, donc se retrouve aux côtés de Hagel-Dempsey contre les neocon du département d’État, – Dempsey, dont McCain demandait la démission au printemps 2013 parce que le général recommandait de ne pas intervenir en Syrie. Au reste, le même McCain qui demande une intervention contre ISIS, demandait une intervention contre la Russie il y a quelques semaines, ou quelques jours, – ou peut-être la demande-t-il toujours, sans s’être aperçu que les deux choses sont pour l’instant absolument antagonistes.
• Quant à Obama, il est toujours pour celui qui crie le plus fort. Hier, il réclamait quasiment une attaque contre la Russie, proclamée “ennemie n°1” ; aujourd’hui, il sonne gravement l’alerte contre ISIS. Introduisant dans le débat une troisième crise, certains se demandent si cette poussée de fièvre qui suit la décapitation de Foley ne vient pas comme un “soulagement”, comme une interruption d’une autre fièvre, nationale celle-là, qui a saisi les commentateurs et le public à l’occasion de la crise de Ferguson, avec les accusations de racisme, de militarisation de la police, etc. ; “certains” ne sont même plus très loin de voir une sorte de coup monté dans cette macabre exécution du journaliste US… (Mais par qui ? Comment ? Etc.) Pourquoi, dira-t-on, une telle alarme pour détourner l’attention de Ferguson, si c’est le cas hein, n’a-t-elle pas été actionnée à propos de l’Ukraine et de l’“invasion humanitaire” des Russes ? Simplement, parce qu’Obama sent bien que le public US n’est pas passionné par l’Ukraine, ni même par l’antagonisme avec la Russie. D’ailleurs, Ferguson a interrompu la ligne d’alarme antirusse de l’administration, ce qui montre bien le faible impact de cette “ligne”-là. Le terrorisme/ISIS, par contre, pourrait réveiller des réflexes bien rodés depuis 9/11, assurent les conseillers en communication du président alors qu’il n’est plus très loin de son 18ème trou.
• Dans tous les cas, il sonne drôlement le commentaire de DEBKAFiles, qui faisait de l’utilisation de la vidéo de la décapitation de Foley un moyen pour ISIS de décourager Obama et toute autre force étrangère d’une intervention plus forte en faveur des Kurdes et des Irakiens, c’est-à-dire une intervention contre ISIS (le 20 août 2014) : «It was posted as Iraqi and Kurdish forces awaited tensely for Barack Obama to decide whether to expand US involvement to other sectors of the war against IS, after American and British air strikes tipped the balance of the battle for the Mosul dam. The tape aimed at deterring any foreign intervention in the Iraqi-Kurdish struggle to contain the Islamist advance.» Le résultat étant que toute la communication US, Irako-Kurdes ou pas, s’est retournée avec une fureur incroyable contre ISIS, soudain décrits en termes apocalyptiques...
• Que faire de tout cela, finalement, qui ait le moindre sens ? Rien, puisqu’on n'y trouve pas le moindre sens sinon que les crises tournent folles, non plus l’une après l’autre, mais l’une avec l’autre et l’une dans l’autre désormais. Les pouvoirs du bloc BAO, particulièrement celui des USA, sont pris dans l’imbroglio de leurs narrative élaborées à l’occasion de ces crises, avec toutes les contradictions qui vont avec, tandis que les divers centres de pouvoir s’activent à faire la promotion de leurs conceptions, de leurs intérêts, etc., et le tout produit de plus en plus vite un désordre défiant la description. Rien n’est fixé, les orientations sont fluides, les axes de conception et d’action semblent être flottants et se tordre comme des serpentins, les buts et les objectifs aussi assurés qu’un mirage dans un désert regorgeant d’un pétrole insaisissable.
• Même les adversaires sur le terrain, lorsqu’ils sont peu ou prou nés des événements confus de ces dernières années, sont touchés par cet étrange désordre qui semblent dé-substantialiser la plupart des acteurs de ces non moins étranges théâtres crisiques. Le seul à échapper à cette toujours étrange contagion, c’est bien entendu et comme toujours depuis plusieurs années la Russie, et toujours parce qu’elle suit des conceptions qui sont de nature principielle. On rétorquera à cet égard que, dans le dernier épisode (le “convoi humanitaire”), la Russie a justement violé un principe qu’elle défendait jusqu’alors de toutes ses forces, qui est le principe de la souveraineté nationale. Mais ce n’est là qu’une apparence : il y a longtemps, dans la longueur de cette crise ukrainienne, au moins depuis la chute de Ianoukovitch, qu’on peut déclarer le pouvoir vacant à Kiev, et, depuis, que le pouvoir-guignol de Kiev est totalement imposteur ; respecter dans le chef d’un quelconque “roi du chocolat” le principe de souveraineté serait inversion pure et reviendrait à abaisser ce principe au niveau de cette direction, c’est-à-dire jusqu’à le rendre absolument dé-substantivé lui aussi. Les événements des trois derniers mois doivent conduire au constat que, pour ce qui est du Donbass, la souveraineté est aussi bien, sinon mieux rencontrée par les milices anti-Kiev que par le pouvoir de Kiev. Par conséquent, les Russes peuvent effectuer et réussir à leur guise les incursions comme celle du “convoi humanitaire”, d’autant qu’ils agissent avec une prudence redoublée, et en prenant les précautions légalistes qu’ils peuvent, là où ils le peuvent.
• ... Et puis, puisque les USA sont tout entier concentrés contre leur “ennemi n°1” du jour ! L’“‘ennemi n°1’ du jour” comme il y a un “plat du jour”, si l’on veut... Le désordre du pouvoir US, partagé entre son impuissance et sa paralysie, est aujourd’hui l’un des aspects les plus grandioses de la crise d’effondrement du Système. Respect, s’il vous plaît, parce que ce n’est pas tous les siècles, ni même tous les millénaires, qu’on réussit si parfaitement le déclin catastrophique d’une puissance de ce poids, d’une puissance qui semble nourri aux hamburgers de McDo. (Cela, au moment où Moscou commence à envisager l’épuration des McDo sur son territoire malgré la résistance de ses propres libéraux, suivant les menaces et jugements détaillés le 13 août 2014).
Mis en ligne le 23 août 2014 à 19H02
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