Système bloqué

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Système bloqué

4 septembre 2008 — L’USAF aura-t-elle jamais son ravitailleur en vol KC-45, système stratégique par excellence dont elle a un besoin urgent? Elle a l’argent pour l’acheter, elle a les contractants qui proposent leurs modèles, elle a le processus de sélection, elle a évidemment l’infrastructure et le besoin opérationnels, elle a encore plus la nécessité stratégique et ainsi de suite, – pourtant, la question n’est pas absurde.

… D’ailleurs, ce n’est pas nous qui la posons, cette question, mais un général de l’USAF, le général Arthur Lichte, commandant de l’Air Mobility Command (AMC) qui doit prendre en charge les ravitailleurs. Lichte a rencontré les journalistes à Washington et leur a parlé de cette affaire. Ses propos sont intéressants parce qu’ils viennent d’un homme qui n’est pas directement impliqué dans le processus de sélection, donc qui n’est pas bureaucratiquement intéressé à dissimuler les difficultés et les obstacles de ce processus. Par conséquent, il y a plus de franchise, par défaut pourrait-on dire, dans ses déclarations, que dans toutes les déclarations des officiels divers du Pentagone. (Observons qu’il n’est pas évident que ces déclarations fassent plaisir à tout le monde au Pentagone.)

D’une façon générale, Lichte observe que l’énorme enjeu financier, politique et bureaucratique du programme, la polémique qui l’accompagne d’ores et déjà, aussi bien intra-américaniste que transatlantique, l’efficacité désormais avérée des contestations officielles (avec l’intervention du GAO le 18 juin dernier, relançant le processus d’acquisition), – tout cela peut conduire à une paralysie de la décision à cause des contestations à venir. Pour le plus concret et le plus précisément dit, Lichte craint que la prochaine décision du Pentagone entraine une nouvelle contestation du perdant.

Voici des extraits du texte d’AFP publié par Defense News ce 3 septembre:

«A top Air Force general expressed fears Sept. 3 that a $35 billion competition to build a new air refueling aircraft will face protests by the loser no matter whether Northrop Grumman or rival Boeing wins.

»A final revised request for proposal, or RFP, for the next generation KC-X tanker was expected this week despite a slight delay, a Pentagon spokesman said, as Boeing and Northrop waged a bitter public relations campaign.

»“When the RFP comes out I'm not sure that one side or the other side doesn't protest again,”said Gen. Arthur Lichte, who as head of the Air Mobility Command is responsible for the Air Force's transport and air refueling operations.

»Speaking to defense reporters, Lichte emphasized the Air Force's interest in a quick resolution to the dispute so that it can begin replacing its aging fleet of KC-135 air refueling tankers. But he expressed concern it will drag on. “I mean, this is a lot of money; I understand the business nature of this,” he said. “But I don't understand how at some point you stop and say, this company wins, and this company loses, or this company is successful and this company is not.»

»“I don't know how we get through something like that. With the poisonous nature of all the comments that are out there right now, I don't know how we make peace with everybody to say, ‘OK, let's go forward,’” he said.»

Le général Lichte envisage également la possibilité que la commande soit divisée entre les deux contractants. Sans épiloguer sur le fait de savoir si cette démarche suffirait à décourager l’un ou l’autre contractant de contester la décision, il observe qu’elle compliquerait l’aspect opérationnel et logistique de la flotte de ravitailleurs en vol et, plus encore, du point de vue budgétaire, ce serait une décision “extravagantly wasteful” selon les termes de l’Air Force,. Sur ce dernier point, on comprend ce que cela pourrait signifier selon les habitudes du Pentagone.

Le système face à la globalisation hégémonique qu’il a épousée

Ces déclarations sont pour l’instant spéculatives mais elles s’appuient sur des précédents sérieux et très récents, que tout le monde a à l’esprit. Il y a eu une plainte de Boeing auprès du GAO, qui a conduit à mettre à nouveau le programme en compétition. Il y a eu une menace de Boeing de se retirer de la nouvelle compétition et une demande de ce même Boeing d’allonger le délai pour lui permettre de s’adapter aux nouvelles spécifications de l’USAF. Pour l’instant, il n’y a aucune indication que le Pentagone ait accepté la demande de Boeing et l’on peut évidemment tenir pour proche d’être assuré qu’en cas de victoire d’EADS dans le processus actuel, Boeing déposerait une nouvelle réclamation. On imagine également le tintamarre politique autour de cette affaire dans le cas de ce type de situation, notamment au Congrès.

Cette affaire énorme est une formidable démonstration in vivo de la paralysie qui affecte de plus en plus le système, sous la combinaison de quatre force convergentes. Ces quatre forces forment les composants désormais inévitables de la dynamique du système américaniste depuis qu’il est passé à la phase hégémonique de la globalisation américaniste:

• La bureaucratie, qui combine l’irresponsabilité budgétaire, la lenteur des processus de sélection avec les innombrables précautions prises vis-à-vis des principales forces en présence mais aussi, et souvent d’une façon complètement contradictoire, l’affirmation intangible de certaines exigences au niveau des spécifications, des processus de production, de la gestion des technologies, des contrôles de sécurité et ainsi de suite.

• La communication (c’est-à-dire le processus de circulation de l’information et ses effets publicitaires, polémiques et autres), qui joue un rôle énorme, déstabilisant et incontrôlable, qui allume des controverses d’autant plus déstabilisantes et incontrôlables elles-mêmes que, dans le cas présent, une offre non-US est en compétition. La communication alimente la polémique, provoque des prises de position partisanes qui sont plus déterminées par des intérêts politiciens que par les cas impliqués. L’information véhiculée par la communication devient un aliment pour les polémiques et les affrontements, c’est-à-dire un facteur amplificateur de la complexité des cas impliqués.

• Le concept du libre marché et de la concurrence, qui préside comme principe à cette sorte de compétition. Le plus souvent, jusqu’à ces dernières années, il servait de feuille de vigne à des arrangements décidés par le Pentagone pour satisfaire d’une façon équilibrée ses compétiteurs nationaux (sa base industrielle). Depuis les scandales du début des années 2000, où Boeing et l’USAF furent impliqués, depuis l’exploitation de la communication comme aliment de la polémique, ces principes deviennent plus impératifs pour éviter des mises en cause pour favoritisme ou compétition biaisée; la feuille de vigne est devenue une bombe à (très bref) retardement.

• Le formalisme juridique complète ce nouveau dispositif paralysant. Il devient une arme légale des contractants qui s’estiment lésés pour chasser les imperfections du processus de sélection, alors que n’existent plus les arrangements implicites qui garantissaient à un perdant de récupérer avec un autre marché ce qu’il perdait à cette occasion. La législation US permet une grande variété d’intervention; s’il n’y a plus de frein volontaire à cette pratique, s’il n’y a plus d’arrangement implicite ou explicite, la situation peut devenir inextricable.

Cette situation générale, qui caractérise le programme KC-45, présente le cas du processus de sélection et de commande du Pentagone soumis à toutes les règles courantes de l’époque, y compris celles de la globalisation (libre concurrence, présence d’un concurrent étranger) nouvellement introduites dans les pratiques de ce même Pentagone. Cette nouvelle situation s’est installée sous l’administration Clinton et la privatisation de nombreux services annexes du Pentagone; les ambitions globales intégrant ces nouvelles procédures de la globalisation au niveau des structures de l’industrie d’armement, de la technologie et du contrôle opérationnel, ont été affirmées par le Pentagone, notamment et principalement, avec le programme archétypique du JSF qui tendrait à devenir, dans son “esprit” une sorte de stéréotypes. Mais le programme KC-45, qui est à un stade plus avancé que le JSF et qui adopte ces règles générales, en montre aussitôt la fatalité de blocage, – c’est-à-dire le versant négatif d’un processus jusqu’alors perçu comme exclusivement avantageux pour le Pentagone. C’est qu’il y a dans cette évolution quelque chose d’inconciliable: les exigences du Pentagone restent les mêmes, sinon plus fortes que jamais, au niveau de la base industrielle, de la technologie, du contrôle des processus de sélection et autres ; s’y ajoutent désormais ces règles de la globalisation, également impératives et bureaucratiques, qui sont toutes déstructurantes du système purement national et autoritaire du Pentagone. Le résultat est la menace d’un blocage extraordinaire, l’incapacité où serait le Pentagone de passer des commandes en satisfaisant toutes les parties (sa bureaucratie, le corps législatif très nationaliste, les contractants qui tendent à considérer leurs intérêts hors de toute référence à la sécurité nationale puisque le marché est globalisé, le corpus de lois hyper-contraignantes désormais à l’encontre des autorités nationales US, et ainsi de suite).

Le choix de satisfaire tous les contractants avec une commande partagée, évoquée plus haut, n’assure aucunement qu’il n’y aura pas à nouveau blocage selon ce qu’on jugera l’un ou l’autre des contractants, par contestation officielle, par polémique politique, etc. D’autre part, cette formule recèle une catastrophe budgétaire à cause de la montée vertigineuse des coûts du fait de la duplication.

Il s’agit d’une situation qui évolue rapidement vers la possibilité d’une impasse extraordinaire. Pendant ce temps, la logique de la pression allant dans le sens du développement catastrophique actuel est énorme, parce qu’elle s’appuie sur la dynamique hégémonique du système bureaucratique et technologique. Pour stopper cela, il faudrait un véritable “coup d’Etat”, une affirmation arbitraire du pouvoir exécuttif qu’on s’arrête à un point donné, que le choix sera arbitraire et irréversible, que plus aucune contestation n’est possible, – ce qui était d’ailleurs les règles tacites au moins jusqu’aux années 1980. Le pouvoir politique a-t-il encore assez de force pour faire un coup d’Etat de cette sorte? Mais comment pourrait-il ne rien faire si le général Lichte a raison, si le contrat traîne encore et si les KC-135 se mettent à tomber de vieillesse?