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811Les fuites massives de Wikileaks constituent effectivement un événement majeur du point de vue de notre appréciation du système général en action. Le texte de Simon Jenkins, que nous présentons en Ouverture libre ce 28 juillet 2010, apporte nombre d’éléments et de réflexions qui renforcent fortement cette appréciation générale, et nous renforcent dans l’idée fondamentale d’un affrontement fratricide entre les deux branches du système, le système du technologisme et le système de la communication (voir notre F&C du 27 juillet 2010).
«The computers are literally on autopilot…», constate Jenkins ; plus loin, il conclut : «Like puppets dancing to manufactured fears and dreams of glory, these leaders have lost their grip on Plato's “sacred golden cord of reason”.»
@PAYANT Jenkins montre bien, sans toutefois conceptualiser cette situation, un double emprisonnement. Nous sommes autant prisonniers du système du technologisme, avec l’automatisation de la guerre, la dépendance totale de l’homme de cette automatisation avec la nécessité d’inventer une réalité virtuelle qui corresponde à cette dépendance en dissimulant qu’il y a dépendance ; nous sommes autant prisonniers du système de la communication qui, à côté de cette structure de dépendance à laquelle est soumise le système du technologisme pour développer ses actes détestables de puissance, installe les moyens universels et instantanés d’en faire une dénonciation massive, comme le montre Wikileaks… Et cette double dépendance contradictoire et antagoniste ne fait que témoigner de l’état d’antagonisme fratricide qu’ont atteint ces deux branches fondamentales du système général, – système de la communication versus système du technologisme.
Dans cette affaire, le système de la communication est le “traître” en même temps qu’il est une chaîne qui emprisonne tandis que le système du technologisme est la chaîne qui nous lie à la “politique de l’‘idéal de puissance’”, elle-même enchaînée au système de la communication. Le cercle vicieux quasiment parfait est un nœud gordien fondamental décrivant parfaitement l’impasse de notre civilisation soumise au système lui-même en crise terminale, et la folie qui nous envahit de devoir subir cette situation en proclamant que c’est “le meilleur des mondes”… Le système de la communication est absolument nécessaire au système du technologisme, parce que le système du technologisme en est absolument dépendant, du point de vue technique à l’origine, mais aussi, dans le développement de la chose, comme l’est un drogué avec sa dépendance infectant sa psychologie. Cela nous autorise évidemment à parler d’une “psychologie de système” dont la psychologie des hommes, celle de nos dirigeants, n’est qu’une pâle réplique. En Afghanistan, «The computers are literally on autopilot…» et les dirigeants, comme les chefs militaires, comme les soldats, sont devenus des “marionnettes dansant pour fabriquer de la terreur et des rêves de gloire”. Mais le même système de la communication est aussi une nécessité de vélocité universelle, impliquant également une “psychologie de système”, dont le but est nécessairement la diffusion de l’information, à la plus grande vitesse possible, de toutes les façons possibles, pour aider à bâtir et à exposer “le meilleur des mondes”. Toute cette architecture est nécessairement bâtie sur la narrative de l’extension du monde, de la démocratie, de la connaissance, – de l’extension de la globalisation. (Ce pourquoi, à notre sens, toutes les perspectives de militarisation brutale, type régime policier ou fasciste, impliquant la fin de la communication par nécessité de rétention de l’information, est absolument impossible dans cette logique de système qui n’a plus rien de politique.) Aussi le système de la communication en arrive-t-il, au bout du compte, à diffuser le spectacle de la dépendance dans laquelle il a mis le système du technologisme et les hommes qui vont avec, et les événements réels épouvantables que tout cela déclenche.
Dans tout cela, les hommes ne sont que des comparses dérisoires, des outils maistriens, non de la Révolution selon l’entendement des historiens assermentés du système mais de la Révolution comme Maistre l’entendait, c’est-à-dire une catastrophe nécessaire et salutaire, – qui devrait aujourd’hui être considérée comme telle parce qu’elle met inconsciemment en place les conditions de destruction du système qu’elle aide à installer à ciel ouvert, parce que l'installation à ciel ouvert du système est l'assurance de sa destruction finale. («On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.») Les hommes sont des comparses dérisoires de la crise finale du système général, rejoignant effectivement la logique maistrienne qui est une logique de l’opérationnalité de la destruction nécessaire du système ; comme la Révolution elle-même, la crise finale du système général est une “Révolution” nécessaire pour détruire ce système.
Ce qui est remarquable dans le cas actuel, notamment et fondamentalement en Afghanistan, c’est la démonstration éclairante de l’impuissance achevée et sans retour des hommes impliqués dans cette tourmente à tirer des enseignements des événements. Ils sont ainsi adducted aussi bien au système du technologisme (la puissance qui écrase tout, l’ordinateur en autopilote) qu’au système de la communication dans ses aspects les plus fratricides (nécessité d’une narrative qui comprend notamment la nécessité de la circulation de l’information nous décrivant ce “meilleur des mondes” en formation). Jenkins cite un commentateur militaire dans le Guardian du 26 juillet, qui reprend une “critique” souvent faite, cette fois contre les talibans («a former British officer, Richard Kemp, protested that the Taliban “deliberately and routinely uses women and children as human shields, and attempts to lure our forces to kill innocent people”»). En fonction des conditions de la guerre de guérilla, aussi vieille que le monde des humains, cette remarque revient à dénoncer en gémissant d’une façon pathétique la pluie, traîtresse et détestable parce qu’elle mouille. Il n’y a, dans cette démarche telle que nous la percevons, nulle duplicité, nulle dissimulation ou intention de tromper ; démarche qui nous montre effectivement à quel degré de dépendance et d’annihilation de ses fonctions critiques la psychologie humaine a été conduite par le système. On ne s’en plaindra pas, puisque cette psychologie-là a puissamment contribué à la perversion de la raison humaine, débouchant sur le triomphe du système.
“Est-ce la fin de la guerre ?”, interroge Jenkins. Nous dirions que le concept de “guerre” n’existe plus, non plus que le concept de “la perception critique du monde”, non plus que le concept de “civilisation”, etc. Nous ne sommes plus, – ils ne sont plus que des créatures du système, et le système laissé à lui-même et à son ivresse de puissance habillée du manteau de vertu de sa narrative, devenu fou naturellement. Les créatures, “les scélérats”, suivent les consignes et deviennent fous à leur tour. Il y a, dans tout cela, si l’on élève le regard, une certaine logique qu’on doit qualifier de sacrée, pour la différencier décisivement de la logique des fous, avec leur raison pervertie devenue folle, eux-mêmes devenus créatures du système devenu fou. Au bout du compte, nous retrouverons Platon, nous disant, en esquissant un sourire plein de l'antique sagesse : “je vous l’avais bien dit”…
Mis en ligne le 28 juillet 2010 à 05H50