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182127 octobre 2008 — Parallèlement à son rôle dans la crise financière, Sarkozy a développé ces derniers mois, particulièrement depuis la crise géorgienne et à l'occasion de celle-ci, une politique inédite vis-à-vis de la Russie, notamment conceptualisée lors de la rencontre d’Evian. Dans les deux cas, le président français agit pour la France aussi bien que pour l’Europe, ou vice-versa, comme il vous plaira.
Un article nous donne une approche intéressante du point de vue russe sur le rôle qui pourrait être celui de Sarkozy, face à la Russie, – ou plutôt, avec la Russie. Il est de Sergueï Markedonov, chef du service des problèmes des rapports interethniques de l’Institut d’Analyse Politique et Militaire de Moscou, publié le 24 octobre par l’Agence Novosti.
Markedonov analyse le rôle de Sarkozy dans le Caucase; l’on sent qu’au travers de ce cas précis, Sarkozy est désormais très apprécié, on dirait du point de vue structurel de son action, par Moscou. A travers ces diverses remarques, on peut observer combien le “modèle Sarkozy” tel qu’il est décrit ici au niveau du Caucase peut s’élargir à toutes les relations entre l’Europe (la France) et la Russie. Les appréciations de Markedonov vont notamment dans les sens suivants:
• L’action de médiation du président français est remarquablement plus efficace que l’action des Américains, qui étaient naturellement désignés dans le passé par leur statut de puissance dominante pour jouer ce rôle. (Elle est même jugée plus efficace que celle des Allemands, précisément pour cette région du Caucase.)
• L’absence d’idéologie dans l’approche du président français est jugée comme un point particulièrement positif, en réalité le point central qui permet de débloquer les situations. (Il s’agit de l’absence de “démocratisme scientifique”, comme Markedonov désigne la démarche idéologique américaniste classique.)
«… Depuis le mois d'août, la France prétend ouvertement au rôle de "courtier honnête" dans le Caucase du Sud, rôle qui était brigué jusque-là, en Europe, surtout par l'Allemagne (on peut se souvenir de l'activité diplomatique de Dieter Boden à la fin des années 90 et du plan de Frank-Walter Steinmeier en 2008).
»La France assume actuellement la présidence de l'Union européenne, mais Paris ne veut pas se contenter de jouer ce rôle de manière formelle. La France (et son président) prétend jouer un rôle de leader en Europe, d'interprète de ses intérêts dans le Caucase et d'arbitre dans l'espace postsoviétique. Le temps dira si cette ambition diplomatique est réaliste. Pour l'instant, on peut en tout cas entériner un résultat intermédiaire. […]
»Paris n'idéalise pas la Géorgie, il comprend son rôle dans l'escalade du conflit dans le Caucase du Sud. Le ministère russe des Affaires étrangères apprécie particulièrement le fait que Nicolas Sarkozy soit prêt à prendre des responsabilités en donnant des garanties déterminées que Tbilissi ne réitérera pas ses tentatives de prendre une revanche après sa défaite essuyée en Abkhazie et en Ossétie du Sud. En quatre ans de "dégel des conflits" (il a débuté en mai 2004), Moscou n'a pu obtenir une telle compréhension de la part des Américains (considérés par le Kremlin, conformément aux traditions de la diplomatie soviétique, comme les principaux acteurs en n'importe quel endroit de la planète). [ …]
»Mais l'essentiel reste que les approches adoptées par la France (qui vise un leadership réel, et non formel, en Europe) sont plus pragmatiques que le projet américain de démocratisation de l'Eurasie et du Grand Proche-Orient, élaboré dans une optique très idéologique. La mission française laisse une place aux procédures diplomatiques normales (discussions, marchandages), elle n'a aucun besoin de propagande dans l'esprit du “démocratisme scientifique”.
»“L'Europe doit être juste et ne pas hésiter à sortir du cadre de schémas idéologiques pour porter un message de paix”, a déclaré le président français dans son discours prononcé au Parlement européen. N'ayons pas peur de le dire, c'est là un pas très important.»
L’idée générale de cette connivence France-Russie, ou disons cette accointance, est dans l’air du temps, à l’heure où les temps vont vraiment très vite. La veille de la publication de l’article de Markedonov, le 23 octobre, William Pfaff publiait un article sur le sujet, mais avec une perspective beaucoup plus élargie, pour plaider dans le même sens du rôle de Sarkozy et de la France comme pacificateurs des relations entre la Russie et l’Europe, avec l'avantage pour la France qui va avec. S’attachant notamment à la personnalité de Medvedev, comme premier dirigeant russe qui n’a pas atteint sa maturité politique dans le monde soviétique, Pfaff écrit:
«While Washington and most West European capitals were unreflectively denouncing Russian “aggression” and offering proposals for “punishing” Russia (throwing it out of western institutions, and the like), Sarkozy was trying to move it towards the West. He immediately sent his foreign minister, Bernard Kouchner, to Tbilissi, to ascertain the facts and find what was necessary to obtain a cease-fire.
»Two days later Sarkozy himself was shuttling between Moscow and Tbilissi negotiating the truce in the name of the European Union, and offering its diplomatic resources and ability quickly to supply professional observation of how truce agreements were carried out. They were eventually carried out correctly: the Russian outposts deep in Georgia were dismantled, and Russian withdrawals made as promised.
»This was possible because Sarkozy spoke to Medvedev as European to European, and moreover because (as Grachev said in Paris) Sarkozy was solving problems for Medvedev and Putin too. He showed them how their intervention could be wound up quickly and constructively, on terms proposed by Western Europe and grudgingly accepted by Washington. »
Pfaff envisage effectivement la perspective européenne, pour suggérer un arrangement où l’Europe, essentiellement avec la France (et l’Allemagne) en position de leadership, notamment grâce à l’Eurogroupe institutionnalisé en une sorte de direction européenne (idée actuellement défendue par Sarkozy), conduirait effectivement l’établissement de relations apaisées avec la Russie.
«That is the kind of friendship the new Russia needs, and it is possible that Western Europe could provide it, and stop the reconstitution of the hostile military and political blocs of the cold war. Germany as well as France would have to take the lead, which would be useful to Germany, already suspect in some American circles because of the rising influence of the Social Democrats and the new left.
»The instrument of a new European leadership could be the one Sarkozy seized on when he first took the lead, with George Brown and Angela Merkel, to solve the credit crisis: the Eurogroup. This is the existing European core institution in charge of the euro-currency economy. It needs an expanded mandate.»
Certes, le problème des relations avec la Russie est sur la table depuis la crise géorgienne; il a pris une allure urgente avec la crise financière, parce que le caractère systémique de cette crise invite à des révisions générales de tous les aspects des relations internationales. La stupidité de la reconduction du schéma antagoniste de la Guerre froide ne cesse d’être mise chaque jour plus en lumière, un peu à la façon que l’est dans son domaine la doctrine absolutiste du laissez faire. Tout cela renvoie aux mêmes penchants, aux mêmes obsessions, au même schématisme dont on mesure la crise et l’agonie aujourd’hui.
En quelques mois, les données de ce problème des relations avec la Russie se sont extraordinairement précisées. La France y a un rôle essentiel à jouer, qui correspond à sa nature, à ses traditions, à ses orientations naturelles; sa présidence de l’UE à ce moment crucial a constitué une extraordinaire circonstance historique, – “circonstance” plutôt que “coïncidence”, tant la chose semble disposer en elle-même d’une cohérence intérieure remarquable. L'orientation générale observée est dans la tradition française. On y retrouve l’esprit de la “troisième voie” des années 1945-1950, réduite à “deux voies” par la disparition de l’URSS, avec la Russie se rapprochant de l’Europe après avoir abandonné le fardeau du communisme et subi l’épreuve de la reconversion du communisme; on y retrouve l’esprit de la politique dite “tous azimuts” de la période gaullienne; on y retrouve l’esprit de la tendance à la multipolarité de l’époque Chirac, qui resta à l’état d’esquisse mais qui s’appuyait nécessairement sur des liens renforcés avec la Russie. Cette politique naturelle de la France, même si elle n’est pas toujours prisée au Quai d’Orsay et à la Commission européenne où l’on pense plutôt que d'agir, représente évidemment une orientation européenne grosse d’une affirmation de ce qu’on nomme, pour faire vite, l’“Europe-puissance”. Ce n’est pas rien dans le domaine du bouleversement des conceptions que certains aillent jusqu’à imaginer une diplomatie aboutissant effectivement à une hypothèse sur une perspective incluant l’intégration de la Russie dans l’Union européenne.
Cette sorte de réaménagement, de marche vers un rangement diplomatique de l’Europe enterrant définitivement les ruptures artificielles de la Guerre froide met nécessairement en question le schéma transatlantique. Elle passe par une reconstruction de la sécurité européenne se libérant de l'architecture établie en 1987 par le traité INF, qui faisait des USA et de l’URSS les deux seuls acteurs institutionnalisés et paradoxaux (l’un n’est pas européen, l’autre a disparu), garants de cette sécurité européenne-là. C’est dire si les USA, qui vont bien s’apercevoir un jour que quelque chose se passe, ne goûteront guère cette réorientation. (A moins que ces mêmes USA aient demain un nouveau président imaginatif qui décide d’affronter sa bureaucratie de sécurité nationale pour lui imposer un tel chambardement. On verra, même si certains seraient tentés de dire “c’est tout vu”.) Bien entendu, on ne peut rêver de moment plus propice, avec la crise systémique multiple qui ébranle les fondements du système en place, pour envisager de tels prolongements.
Que Sarkozy mène la chevauchée n’a rien pour étonner, tant le rôle est désormais taillé pour lui, dans l’environnement de crise qui s’est installé. C’est un homme d’action, pas un homme de pensée. Il est donc parfaitement à l’aise puisque, en un sens, l’Histoire pense pour lui. Il n’a pas à se forcer, tant l’orientation est naturelle pour un Français, tant les forces qui pourraient s’opposer au schéma historique français sont pour l’instant sous le choc des deux crises successives (Géorgie, système financier) qui ont mis à jour le scandale de l’ordre qu’elles protégeaient. Sarko peut même se payer le luxe de présenter ses projets comme une politique réformiste, qui bouleverse l’“ordre ancien”, figé dans sa crise intérieure destructrice. L’argument est d’autant meilleur qu’il est vrai, et l’on pourrait alors découvrir rétrospectivement que la rhétorique sarkozyste de la campagne électorale de 2007 n’était pas que de la rhétorique, – lui-même l’ignorait encore, d’ailleurs. L’Histoire fait bien les choses. Le tout donne une action diplomatique soutenue par un discours qui a la vertu inattendue de la conviction, car c’est bien le cas lorsque l’action épouse aussi bien un mouvement historique, et la puissance même de cette référence historique. Il semble que les Russes entendent de plus en plus clairement le discours, et se disent qu’ils ont trouvé leur interlocuteur à l’Ouest.
Dans ces temps de grand trouble, un flou historique plus qu’artistique baigne cette séquence, dans un désordre général qui dissimule à peine les desseins de l’Histoire. C’est exactement ce qu’il faut, n’en déplaise à l’esprit raisonneur des adeptes de la Raison érigée en force centrale du monde alors qu’elle n’est qu’un outil de la compréhension de ce monde. On mélange tout, la présidence de la République, la présidence de l’UE, les projets esquissés qui deviennent très vite évidents, que ce soit l’Eurogroupe ou une autre formule, bref pourvu qu’il y ait de “l’Europe” dans la formule; on ne sait plus qui fait quoi, qui dirige quoi, les us et coutumes du train-train européen sont bousculés avec alacrité… Le résultat est que ceux qui savent ce qu’ils veulent, et qui ont la substance historique (souveraineté, légitimité) pour cela, s’y retrouvent au centuple. De l’intérêt d’être une vieille nation, sinon la “Grande Nation”.
Qui agit exactement, lorsque Sarkozy agit, par les temps qui courent à si grande vitesse? La France? L’Europe? Les deux, mon général… Cela serait, on s’en doute, rejoindre le vœu secret du général en question, – lequel, dans sa tombe, doit déguster ces instants-là. Il y aurait là quelque chose comme une sorte de “du bon usage de l’Europe”, au point que, dans quelques temps, nos dirigeants pourraient en arriver à désormais envisager des référendums, sans passage constitutionnel ou autre, retrouvant la tradition des majorités du type plébiscitaire. Comme au bon vieux temps de la France gaulliste.
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