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2183Ci-dessous, nous présentons le texte de la rubrique Analyse de notre publication de defensa. Il nous a paru intéressant de publier ce texte, sans doute pour lui-même certes, également comme outil de comparaison.
Ce texte est en effet le développement d'une communication de Philippe Grasset au séminaire “Indépendance de l’Europe et souveraineté technologique”, organisé par PanEurope France, à Paris, les 28 et 29 avril 2004. (On trouve le texte de cette intervention dans notre rubrique Analyse, en date du 29 avril 2004) Il s'agit d'un développement substantiel du texte initial, permettant non pas d'étayer les idées déjà présentées, mais de les faire notablement évoluer, sinon progresser.
Ce texte est le développement d'une communication de Philippe Grasset au séminaire “Indépendance de l’Europe et souveraineté technologique”, organisé par PanEurope France, à Paris, les 28 et 29 avril 2004. (On trouve le texte de cette intervention sur notre site dedefensa.org, rubrique Analyse.) Il s'agit d'un développement substantiel du texte initial, permettant non pas d'étayer les idées déjà présentées, mais de les faire notablement évoluer, sinon progresser.
Un nouveau concept général est apparu ces dernières années, essentiellement dans la sphère des armements avancés mais s'étendant manifestement à d'autres domaines où l'emploi de la haute technologie est essentiel. Il s'agit du concept de “technologies de souveraineté”, où le terme de technologies est à entendre évidemment dans le sens de “technologies avancées”.
C'est ce concept que nous nous proposons de définir, dans le sens le plus large possible, comme il convient lorsqu'un concept est formé de deux termes si puissants et, comme on le verra, deux termes à l'origine contradictoires.
On verra également que ce concept, qui semblerait évident à première vue, prend tout son intérêt “révolutionnaire” à la lumière de la situation présente. L'on sait, en effet, que les deux termes du concept traversent, chacun de leur côté, des situations agitées de mise en question ou de re-définition. On verra également que nous voulons fixer résolument cette analyse dans un contexte qui nous est cher, qui, selon nous, définit la crise actuelle : le contexte de l'affrontement entre forces déstructurantes et forces structurantes.
Bien entendu, dans ce concept de “technologies de souveraineté”, proposé plus par les spécialistes des technologies que par d'éventuels “souverainistes”, c'est l'élément “technologies” qui est en général privilégié. On pense que le concept est une façon de hausser, d'ennoblir les technologies, plus qu'autre chose. Nous pensons au contraire que c'est le terme “souveraineté” qui importe, et que c'est lui qui doit mener la réflexion. Dans tous les cas, on notera d'ores et déjà l'originalité du concept : il est extrêmement rare, si ce n’est complètement inédit, de voir un produit de la machine et du machinisme perçu comme un outil d’affirmation de souveraineté.
Nous suivons le schéma de l'intervention initiale, soit avec trois parties (et une conclusion): la première évoque la situation des technologies avancées au travers de l’exemple du programme d’avion de combat F/A-22 Raptor. La seconde cherche une meilleure compréhension du phénomène considéré par un exercice de définition. La troisième s’attache à la situation française dans le cadre européen et par rapport à ce cadre.
Les technologies de souveraineté apparaissent comme un concept plein de paradoxes, à un point où l'on peut le qualifier de “phénomène”. Le premier de ces paradoxes que nous envisageons concerne les technologies avancées, formant essentiellement le premier terme des technologies de souveraineté. Ces technologies avancées sont, selon une définition unanimement admise et généralement démontrée dans les relations internationales, fondatrices d'une part essentielle de ce qui est aujourd'hui la puissance. Parallèlement, ces technologies avancées sont en train d’entrer dans une situation de crise très inattendue, qui a la particularité particulièrement révélatrice, — c'est là un premier signe de ce qui est le fond de notre débat, — de reproduire l’un des aspects de la crise de civilisation qui nous affecte aujourd’hui.
Nous décrivons cette crise des technologies avancées grâce à un exemple fameux, ou disons désormais fameux, dans tous les cas un exemple connu de nos lecteurs : le programme américain d'avion de combat Lockheed Martin/USAF F/A-22 Raptor. (Voir la dernière analyse en date pour nos colonnes, sur ce programme: La mystique Raptor, Volume 19, n°14, du 25 avril 2004.) Pourquoi le F/A-22 ? Pour la raison évidente que, dans l'un des domaines les plus avancés de l'armement, il s'agit de l'un des plus puissants programmes en développement, destiné en principe à être confronté au monde réel dans des conditions de grande tension (les caractéristiques du vol et du combat aérien). Nous le tenons pour l'exemple le plus avancé de la confrontation des technologies avancées avec la réalité du monde.
Parmi toutes les caractéristiques vertigineuses du F/A-22 (les coûts, les délais, les pressions bureaucratiques, la bataille politique, etc), nous n'en retiendrons qu'une pour mieux introduire notre réflexion. Si le F/A-22 devient opérationnel en 2007-2008 (ce qui est possible mais très loin d'être assuré), sa durée de développement aura pris 26-27 ans. (Le bureau de développement de l'Advanced Technological/Tactical Fighter, ou ATF, est ouvert par l'USAF en 1981. Ce programme débouche sur la sélection du programme Lockheed Martin F-22 en 1991.) Ses deux prédécesseurs, — le F-4 Phantom et le F-15 Eagle, — dans la mission de “domination aérienne”, la plus puissante du combat aérien, intégrant les technologies les plus avancées et les plus puissantes, ont été développés jusqu'au statut opérationnel au combat, en 5 ans et 7 ans respectivement. Cette extraordinaire disparité pour un programme qui n’a à aucun moment été freiné par des interventions extérieures (réductions budgétaires) suggère autre chose qu’une dérive bureaucratique. C'est notre hypothèse.
Le principal problème du programme F/A-22 est qu’il est à la fois incapable d’intégrer toutes les technologies qui lui sont offertes et qui lui sont imposées par la bureaucratie de l'USAF (c'est là que se tient le rôle pernicieux central de la bureaucratie), et qu'en même temps, à cause de ces pressions et de sa conception, il est prisonnier de ces technologies. L'incapacité d’intégration des technologies par le F/A-22 est renforcée décisivement par le rythme d’arrivée des innovations technologiques, qui nécessitent des modernisations en cours de développement et éloignent encore plus la possibilité de résoudre cette hypothèque de l'intégration. Le General Accounting Office a calculé que les changements de conception en cours de développement ont compté pour 37% des pannes du système général de gestion électronique de l’avion, qui est son principal problème.
Si l'on veut conceptualiser le problème, on dit qu’on assiste à un développement exponentiel des parties aux dépens du tout. C'est là un premier élément essentiel de notre réflexion. Cette explication de la crise des technologies avancées renvoie à un aspect essentiel de notre crise générale : avec notre hyper-spécialisation, il s'agit du développement exponentiel des spécialisations aux dépens des visions globales du monde, jusqu'à notre aveuglement complet. La particularité de la crise des technologies avancées est bien qu'il s'agit d'une “crise de civilisation”.
Pour comprendre un concept si complexe qu'on peut le définir comme un phénomène, il est utile de développer un exercice de définition des termes qui le composent. Nous allons définir les technologies avancées dans le contexte de ce concept des technologies de souveraineté, c'est-à-dire en identifiant les caractères qui nous importent. Nous définirons ensuite la notion de souveraineté.
A côté des troubles nouveaux que nous avons rapidement décrits, ces technologies avancées restent complètement génératrices de la puissance, selon les appréciations modernistes de ce terme de “puissance”. Il s'agit d'une définition fortement influencée par l'américanisme : un mélange d'effets mécaniques, d'image, de perception, etc. Cette définition de la puissance est devenue universelle, pour le meilleur et pour le pire, à mesure de l'influence de l'américanisme ; ce faisant, elle qualifie la puissance des technologies avancées comme étant suprême. Le maître de la puissance suprême reste pour l'instant l'État, qui contrôle effectivement, en général, ces technologies avancées de l'armement. Ces technologies sont donc comptables de la puissance de la nation et sont par conséquent justement identifiées comme “technologies de souveraineté”.
On l'a vu avec le cas du F/A-22, en parlant des technologies avancées on parle autant des technologies elles-mêmes que du processus de leur intégration. Il s'agit d'un rassemblement de techniques qui doivent, pour atteindre à l'efficacité, fonctionner comme un ensemble. Si cette efficacité est atteinte, les effets sont démultipliés, géométriques, exponentiels. Il ne s'agit pas d'un processus d'évolution mais d'un processus de rupture. Selon cette nouvelle définition, on proposera l'idée que les technologies avancées, si elles sont mouvement comme toute mécanique animée, sont mouvement révolutionnaire. Elles brisent l'ordre dans lequel elles font irruption : elles sont, selon notre terminologie, profondément déstructurantes. C'est un premier point capital de notre tentative de définition.
Passant à la souveraineté, deuxième terme du phénomène qui nous occupe, nous entrons dans un concept complètement différent. La souveraineté est une affirmation collective et identitaire. La souveraineté désigne une valeur d’enracinement, un lien entre le passé et l’avenir. La souveraineté est une valeur pérenne par essence, elle tend à fixer l’éphémère en devenant la mère historique des orphelins que nous sommes. Elle constitue le lien fondamental entre l'individu et la collectivité. Au lieu de voir la souveraineté comme un éventuel moyen d'oppression, comme le font sottement les esprits courts qui s'en tiennent à la binarité du manichéisme et ne retiennent de l'Histoire que les accidents, on doit la voir de façon substantielle comme le lien immanent entre l'individu et sa collectivité. Sans la souveraineté, la communauté n'est, pour l'individu, qu'un “service”, en termes d'économiste.
Restons bien sur ce plan historique : la souveraineté est un phénomène souple par excellence, à l'image des situations vitales auxquelles elle renvoie (individu, communauté, etc). La souveraineté évolue selon les situations, les comportements, les accidents historiques. Son rôle est de tenter, dans chaque situation spécifique, d'imposer cette stabilité qui transforme une convergence momentanée d'événements et d'attitudes en une immanence. La souveraineté apaise l'esprit individualiste en lui signifiant qu'il n'est pas seul. La souveraineté fixe ce qui peut l'être dans un temps historique nécessairement agité et chaotique. Elle le fait, avec réalisme, avec opportunisme même, en changeant d'objets (d'outils) selon les besoins. Hier, la monnaie était objet de souveraineté, elle ne l'est plus aujourd'hui (les monnaies européennes sont devenues “euro”, outil nécessairement sans souveraineté : les technologies avancées, qui ne l'étaient pas hier, sont aujourd'hui devenues souveraines ; et ainsi de suite). Il est absurde de verser dans le fétichisme de l'objet, de l'outil. L'outil (la monnaie, les technologies) ne peut être créateur d'une substance et d'une immanence. Il les sert, et il les sert à son tour, rien d'autre.
La souveraineté est une tentative constante, à la fois volontaire et instinctive, d’une communauté, d’une culture, d’une entité politique, de marquer sa durée dans le chaos de l’histoire, — d’imposer l’ordre au désordre, de sauver ses composants (les individus) en leur donnant l'unité pérenne d'une communauté immanente. La souveraineté, c’est donc la stabilité contre le désordre, la fermeté de l’enracinement contre l’entropie, la tradition qui fixe les choses contre le désordre du mouvement qui les défait. Shakespeare dénonçait justement le crime contre le souverain (la souveraineté), parce qu'il crée « un gouffre » où tout est attiré, une sorte de “trou noir” si vous voulez. Joseph de Maistre, lui, observe que la souveraineté est quelque chose qui fait passer le singulier au pluriel. Ces grands esprits nous confortent dans cette définition de la souveraineté, qui doit être nécessairement, sous peine d'abaisser irrémédiablement l'homme et sa spiritualité, — qui doit être hauteur, noblesse, perception collective d'un destin commun. On voit combien la souveraineté est le contraire de notre “crise de civilisation”...
Nous en venons naturellement à la conclusion de cet aspect de notre exercice de définition, en observant que la souveraineté est fondamentalement une valeur structurante, peut-être la plus structurante de toutes les valeurs structurantes puisqu'elle est un processus souple qui est générateur de structures. Par rapport aux grandes tendances de notre temps historique, la souveraineté est l'antithèse sans compromis du processus déstructurant de la globalisation : celle-ci nourrit même naturellement la résistance de celle-là. De ce point de vue, la souveraineté est, historiquement, également définissable de façon tout à fait satisfaisante comme une résistance. (Par exemple, nous pensons qu'il faudrait définir la Résistance, en France, en 1940-45, comme un mouvement dont la référence est naturellement la régénération de la souveraineté.)
... Ce qui nous conduit, on le devine aussitôt, à un extraordinaire paradoxe.
Il y a, dans le concept “technologies de souveraineté”, un formidable paradoxe qui est peut-être ou qui n'est peut-être pas une contradiction. Il s'énonce de cette façon : aujourd’hui, l’un des principaux objets de la souveraineté, valeur structurante par essence, est la technologie avancée, valeur déstructurante par définition.
D'une part, il apparaît évident que ce paradoxe est une contradiction, mais essentiellement dans la mesure où il est une illustration de notre crise générale, notre “crise de civilisation”, puisque cette crise se réalise le plus puissamment et presque exclusivement dans un affrontement entre forces déstructurantes et forces structurantes.
Mais cette contradiction est peut-être équilibrée par le caractère extraordinaire suivant : s'il y a crise de technologies avancées (s'accordant effectivement à un des caractères les plus notables et les plus importants de notre “crise de civilisation” : la spécialisation au détriment de la vision globale), il n'y a pas crise de la souveraineté. Avancer que la souveraineté est en crise est une absurdité, parce que la souveraineté est quelque chose qui disparaît et renaît selon les besoins de crise des communautés humaines : la souveraineté ne peut être en crise puisqu'elle est l'enfant des crises successives qui affectent l'histoire de l'homme, puisqu'elle est le remède que chaque crise qui éclate doit considérer pour envisager de se résoudre.
Ce qui nous conduit à ce constat du contraire de ce que nous avions vu : l'extraordinaire paradoxe entre technologies avancées et souveraineté peut aussi n'être pas une contradiction. S'il est bien compris, bien mesuré, justement apprécié au travers des définitions précises des deux termes, ce paradoxe peut être, au contraire, un moyen, une “arme” d’une singulière souplesse et à la vertu civilisatrice. C’est là que nous sommes conduits à aborder la situation de la France, situation inscrite dans le cadre européen et inspirant ce cadre européen.
Revenons rapidement (furtivement!) au cas du F/A-22. Il s'agit d'un cas d'application, d'emploi et d'usage maximalistes de toutes les technologies avancées, cas choisi justement pour ce caractère maximaliste. Ce caractère est spécifiquement américaniste, c'est même une caractéristique très remarquable de l'américanisme. Cette méthode et cette philosophie ne sont pas celles des Européens.
La tempérance européenne à cet égard, prudence dans l'emploi des technologies avancées comme composantes d'un système, voire parfois choix délibéré de n'y pas faire appel dans un cas ou l'autre, est le résultat exclusif d'un choix, justement, et en aucune façon une obligation (capacités non disponibles). Cela explique des différences importantes, à l'avantage des Européens, en dépit de la fable du technological gap. Enfin, nul ne doit ignorer qu'en parlant des Européens, nous parlons avant tout des Français, et des Français dans une part considérable tant ce pays domine le continent en matière de technologies avancées, autant dans la disposition de ces technologies que dans leur utilisation. (Cela est encore plus vrai depuis la décadence des capacités britanniques, par abdication, — justement nous y venons, — de leur souveraineté au profit des Américains.)
Pourquoi la France ? Un premier fait, aussi indéniable qu'il est peu affirmé et répercuté, est que ce pays est, par rapport aux normes quantitatives d'appréciation de la puissance (démographie, économie, volume financier, etc), exceptionnellement avancé du point de vue des technologies avancées. Après l'effondrement soviétique et avec le déclin britannique, sa position de n°2 ne cesse de se renforcer, en distançant ses concurrents à ce niveau, mais aussi en tenant une place beaucoup plus proche du n°1 qu'il n'est universellement affirmé. La France est, dans le domaine de l'armement, bien souvent au niveau du meilleur, et parfois en avant du meilleur.
La France dispose d'un avantage qui lui est propre, qui tient à sa psychologie nationale (ce qui renvoie aux hypothèses sur l'importance et la réalité des caractères nationaux, psychologies formées par la tradition et la culture). Il s'agit d'une exceptionnelle capacité d'intégration que la France semble partager essentiellement avec la psychologie indienne, le caractère national indien (d'où le succès de l'Inde dans la fourniture de programmateur des technologies avancées). Cette spécificité permet à la France de résoudre d'autant mieux les problèmes d'intégration des technologies avancées, souvent de façon mesurée et utile, où l'adage selon lequel “le mieux est souvent l'ennemi du bien” a toute sa place.
Cette appréciation de la position de la France renvoie certainement à deux types d'explication.
Le premier type, irrationnel, est laissé de côté bien qu'il ne manque évidemment pas d'intérêt jusqu'à pouvoir être tenu dans certains cas pour essentiel. Le deuxième, le rationnel, comprend la capacité française née des impératifs et des nécessités d'une politique d'indépendance nationale que la France a su poursuivre avec une constance incomparable et qui ne laisse pas d'étonner, malgré des avatars politiques et une décadence extraordinaire du niveau de son personnel politique. C'est là, avec la grâce de l'évidence logique, que nous retrouvons la question de la souveraineté.
En continuation de sa politique traditionnelle remontant à la dynastie des Capétiens, la France moderne, sous l'impulsion inspirée du général de Gaulle, poursuit une politique d'indépendance nécessairement basée sur la souveraineté. Pour cette raison, et pour écarter la connotation géographique qu'on pourrait (faussement) croire antagoniste du cadre européen, on parlera d'une politique d'indépendance souveraine (plutôt qu'indépendance nationale). Cette politique se conforme à la tradition française comme à une valeur complètement structurante, en offrant l'idée que la souveraineté est le principe évident et la position naturelle de la politique française, sa référence fondamentale, son inspiration. La politique française revient alors à favoriser partout où cela est possible le principe de souveraineté puisque, en renforçant ce principe, la France se renforce elle-même. (On mesure, avec ce constat, combien la politique favorisant la souveraineté est loin d'être une politique utopique, politique de soutien à un principe abstrait, mais au contraire une politique également très réaliste.) Cette référence de la politique française à la souveraineté explique les positions et politiques de la France aujourd'hui, bien mieux que les soupçons émis contre elle et les procès qui lui sont faits.
On comprend alors aisément combien la France devrait être à l'aise avec l'actuelle situation des technologies de souveraineté, — à la fois tenant une position dans le domaine des technologies en attendant de voir comment évolue la crise actuelle ; à la fois, profitant mieux qu'aucun autre de l'aspect de souveraineté du phénomène. Cette position satisfaite peut être activée de manière très enrichissante dans le cadre européen, la France “européanisant” ses technologies avancées en affirmant le principe de souveraineté qui les habite, pour que ce principe serve à l’Europe en tant que telle lorsque l’Europe affirme sa puissance par rapport à l’extérieur. Le programme UCAV, lancé par les Français, proposé en coopération européenne et accueilli avec une très grande faveur par nombre de pays européens (Suède, Grèce, Italie, etc), est l’exemple parfait de cette situation. (L'UCAV est un “démonstrateur de technologies”, ce qui rencontre encore mieux la position qu'on décrit.)
Dans ce contexte également, une vente d'armes à l'exportation devient la fourniture d’un moyen d’expression de la puissance de la souveraineté en même temps qu’un moyen d’échange aux niveaux psychologique et culturel. Le but est alors de faire affirmer aux autres la puissance technologique pour soutenir leur souveraineté, ce qui renforce évidemment le principe structurant de souveraineté contre les poussées déstructurantes, essentiellement d’origine américaniste. L’exportation d’un système comme le Rafale, selon la tradition française de coopération et de respect de la souveraineté, s’oppose à la philosophie d’un programme comme le JSF américain, marquée par une non-coopération et une agression déstructurante contre la souveraineté des acheteurs.
On l'a dit et on le redit, cette puissante affirmation de souveraineté par le biais d'un outil (les technologies de pointe) par ailleurs lui-même en crise, est une indication de la crise fondamentale qui affecte notre civilisation. Il faut le savoir pour en tirer les leçons, tout en en usant du point de vue technologique comme du point de vue politique.
En user “du point de vue technologique” signifie évidemment faire un usage mesuré de la technologie, selon l'évolution de la crise de cet outil ; en user “du point de vue politique” revient à comprendre que ces technologies sont désormais, en premier lieu, des outils d'influence politique (ainsi l'UCAV européen déjà vu devrait-il être qualifié de “démonstrateur d'influence” plus encore que “démonstrateur technologique”). Seule cette approche permet de se libérer des pesanteurs du maximalisme technologique où les Américains se sont enfermés, avec un Pentagone impuissant à contenir les coûts (le F/A-22 après tant d'autres) et impuissant à s'adapter aux réalités du monde (voir l'Irak). Parler à ce propos de “technological gap” en faveur des USA relève d'une pensée automatique totalement inféodée au courant virtualiste de la propagande d'entreprise.
Cette libération de la pensée à propos des technologies de souveraineté implique également, du côté des non-spécialistes, des politiques, voire des intellectuels, le devoir de comprendre le paradoxe final des technologies de souveraineté. Celles-ci portent une part importante de la crise générale que nous connaissons mais présentent également ce qui pourrait être un des remèdes à cette crise, la notion identitaire et structurante de la souveraineté. Il n'est plus acceptable, aujourd'hui, de condamner en bloc une activité (l'armement, les technologies avancées qui lui sont liées) au nom d'une idéologie quelconque, par exemple de type pacifiste. Au contraire, les technologies de souveraineté détiennent des clés pour notre libération d'emprises insupportables, qu'aucun autre domaine ne peut procurer.