Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
3688L'historien anglais des civilisations Arnold Toynbee publia en 1948 un volume intitulé La civilisation à l'épreuve (*), où il rassemble 13 textes d'essais et de conférence de divers problèmes liés à l'histoire des civilisations. Nous nous attachons notamment à l'un de ces essais, L'Islam, l'Occident et l'avenir, dont la rédaction semble dater de 1947 et dont l'intérêt, à la lumière des événements depuis le 11 septembre 2001 et la vogue de la thèse du Choc des civilisations de Huntington, nous paraît grand et très enrichissant. (Nous reviendrons à d'autres occasions sur ce volume de Toynbee, qui a l'avantage de nous donner un éventail très large des appréciations de cet historien des civilisations, qui nous paraît décidément particulièrement intéressant à considérer à la lumière des événements actuels.)
Dans l'essai baptisé Rencontres de civilisations du même recueil, comme en introduction au passage que nous voulons signaler ici, Toynbee écrivait, donnant une définition différente de celle que nous donnons en général de ce phénomène du ''choc des civilisations'' (voir p.232) :
« Les historiens futurs diront, je pense, que le grand événement du XXe siècle fut le choc de la civilisation occidentale sur toutes les autres sociétés vivantes du monde d'aujourd'hui. Ils diront que ce choc fut si puissant et si pénétrant qu'il mit sens dessus dessous les existences de toutes ses victimes — affectant de la façon la plus intense les comportements, les horizons, sentiments et croyances des hommes, des femmes et des enfants, et touchant dans les âmes humaines des cordes insensibles aux formes purement matérielles, si pesantes et si terrifiantes qu'elles soient. »
Dans l'essai auquel nous nous attachons, Toynbee considère essentiellement les effets de la pénétration de l'Islam par la civilisation occidentale. Là aussi, l'idée du ''choc de la civilisation'' [occidentale] (bien plus que le ''choc des civilisations'') est partout présente, exactement comme elle est exposée ci-dessus : choc provoqué par la civilisation occidentale chez les autres, et, dans ce cas, au plus profond de l'Islam.
Toynbee a également approché l'idée, sans la porter au terme de sa logique, que la civilisation occidentale, cette puissance matérielle et technique inégalée dans l'histoire, portait dans cette puissance ses propres contradictions. (C'est une idée sur laquelle nous reviendrons en tentant de la développer dans la Lettre d'Analyse de defensa, rubrique Analyse, Vol17, n°20 du 10 juillet 2002.) Il pensait notamment à la prépondérance extraordinaire prise par la puissance mécanique et matérielle, et le vide spirituel ainsi créé, par effet indirect autant que par contraste, dans la civilisation occidentale. (Il n'hésitait pas à répéter que le déclin de la religion comme force principale de la société occidentale, après le Moyen Age, constituait une tragédie pour notre civilisation.) Toynbee avançait l'hypothèse que d'une des civilisations bousculées et profondément déstabilisées par l'occidentale, et notamment de l'Islam, pouvait naître un renouveau spirituel qui, à son tour, toucherait cette même civilisation occidentale. Ainsi écrit-il (p.218-219) :
« Nous pouvons imaginer que des archi-hérodiens comme feu le président Mustapha Kemal Ataturk et des archi-zélotes comme le grand Senoussi tomberaient d'accord avec des coloniaux d'Occident, des administrateurs éclairés comme Lord Cromer ou le Maréchal Lyautey, pour s'écrier: ''Peut-on attendre de fellah égyptien ou du hammal de Constantinople la moindre contribution créatrice à la civilisation future?'' Exactement de la même façon, aux premières années de l'ère chrétienne, lorsque la pression de la Grèce se faisait sentir sur la Syrie, Hérode Antipas, Gamaliel et ses zélés Théodas et Judas qui, dans la mémoire de Gamaliel, avaient péri par l'épée, se seraient certainement rencontrés avec un poète grec in partibus orientalium comme Méléagre de Gandara ou avec un Romain gouverneur de province comme Gallius, pour demander sur le même ton ironique: ''Quelque chose de bon peut-il sortir de Nazareth?'' [...] Car, encore de leurs points de vue profondément différents, ils eussent pu se mettre d'accord sur bien d'autres sujets, presque certainement, à cette question particulière ils auraient répondu par un ''non'' emphatique et méprisant.
» A la lumière de l'histoire, nous pouvons taxer leur réponse d'erreur ridicule si nous prenons comme criterium du bien la manifestation de la puissance créatrice. »
Toynbee considère le problème de ce ''choc des civilisations'' d'une façon très large et très ample, à la fois dans les événements, dans leurs causes et dans leurs conséquences, dans la relativité des facteurs qui constituent la puissance, avec cette place considérable faite à l'élément spirituel et à la religion, dans la chronologie enfin. Toynbee n'a cessé de répéter la nécessité où se trouvait l'homme occidental moderne de réaliser combien, malgré ce qu'il en croit, sa vision est appauvrie et réduite.
Toynbee observe sa situation contemporaine générale du point de vue des rapports de l'Islam et de l'Occident. Il y relève sans le moindre doute ni la moindre hésitation ce qu'il qualifie de « mouvement [...] par lequel la civilisation occidentale ne vise à rien moins qu'à l'incorporation de toute l'humanité en une grande société unique, et au contrôle de tout ce que, sur terre, sur mer et dans l'air, l'humanité peut exploiter grâce à la technique occidentale moderne ». On voit la similitude remarquable entre l'interprétation du mouvement de « la civilisation occidentale » aussitôt après la guerre de 1945, pour les années 1945-49, et l'interprétation qu'une école historique classique pourrait avancer des événements en cours aujourd'hui, si elle ne s'attachait pas trop à certains aspects qui nous arrêtent par contre, nous qui nous proposons comme étant d'une soi-disant ''école virtualiste'', ou d'interprétation virtualiste de l'histoire en marche.
Quelques lignes après la citation ci-dessus, Toynbee poursuit : « Ainsi, la rencontre contemporaine entre l'Islam et l'Occident n'est pas seulement plus active et plus intime qu'en aucune autre période de leur contact dans le passé: elle est également remarquable du fait qu'elle ne constitue qu'un incident dans une entreprise de l'homme occidental pour ''occidentaliser'' le monde — entreprise qui comptera peut-être comme la plus considérable, et presque certainement comme le fait le plus intéressant de l'histoire, même pour une génération qui aura vécu les deux guerres mondiales. » Cette appréciation sonnerait beaucoup plus triomphante si elle était détachée du contexte, et notamment d'autres occasions où Toynbee examine le même phénomène de ce qu'il considère comme une tentative occidentale d'universalisation, lorsqu'il le fait à la lumière plus générale et plus critique du phénomène de l'histoire des civilisations. Elle pourrait être reprise pour leur compte, pour interpréter nos événements contemporains, disons par les sympathisants d'une école triomphaliste encore plus qu'optimistes, en général constituée d'historiens anglo-saxons néo-colonialistes (on y ajoutera quelques philosophes d'origine plus exotiques, tel le Premier ministre italien Silvio Berlusconi). Ces triomphalistes néo-colonialistes voient dans cette période post-9/11, au-delà des avatars de l'affrontement avec les terroristes, si l'on veut au-delà du Choc des civilisations de Huntington, quelque chose comme une phase décisive de ce qu'esquissait Toynbee il y a un gros demi-siècle.
Mais, certes, Toynbee a plus d'un tour dans son sac. Les citations faites ici prennent un autre tour à la lumière d'autres points de vue moins optimistes, moins triomphants mais beaucoup plus convaincants par leur amplitude, d'où Toynbee évalue également la situation de notre civilisation occidentale. On devrait considérer que sa position la plus intéressante et la plus enrichissante pour ses lecteurs, celle où il est pleinement l'historien des civilisations, se trouve effectivement dans sa description beaucoup plus contrastée de l'esprit occidental, lorsqu'il laisse s'exprimer sa volonté de remettre la civilisation occidentale à sa place, dans la relativité de l'histoire des civilisations. Dans ce cas, le contemporain occidental a, du fait de sa puissance technique et de sa pauvreté spirituelle, un regard déformé dont « l'horizon historique s'est largement étendu, à la fois dans les deux dimensions de l'espace et du temps », et dont la vision historique « s'est rapidement réduite au champ étroit de ce qu'un cheval voit entre ses oeillères, ou de ce qu'un commandant de sous-marin aperçoit dans son périscope ». Ce qu'il nous décrit ici n'est rien moins qu'un déséquilibre peut-être mortel, dont nous pouvons aujourd'hui mesurer chaque jour, chaque heure, les effets dans le comportement occidental. C'est alors qu'on peut se demander si Toynbee, à côté des descriptions où il salue la puissance pure de la civilisation occidentale, ne pencherait pas finalement pour un jugement définitif particulièrement réticent, pas loin de nourrir une condamnation sévère de cette civilisation occidentale au regard des grands courants historiques.
Un passage particulièrement intéressant, encore une fois à la lumière pressante de nos événements présents et du torrent virtualiste qui les caractérise, concerne le rôle du racisme dans ces événements de type ''choc des civilisations''. L'appréciation de Toynbee, mesurée dans la forme, respectueuse des nuances, n'en constitue pas moins une surprise pour la pensée conformiste post-moderne qui triomphe aujourd'hui.
• Les principaux accusés de racisme se trouvent être « les peuples de langue anglaise ». Le constat est d'autant plus intéressant qu'il vient d'un historien anglais, et de la renommée de Toynbee.
• Si un frein n'est pas mis à l'affirmation de ces conceptions et de ces comportements racistes des « les peuples de langue anglaise », Toynbee craint le pire. Cette idée pourrait tout aussi bien s'appliquer complètement aux événements auxquels nous assistons aujourd'hui (« Au point où en sont les choses, les champions de l'intolérance raciale sont dans leur phase ascendante, et si leur attitude à l'égard de la question raciale devrait prévaloir, cela pourrait finalement provoquer une catastrophe générale »).
• Toynbee continue pourtant à espérer dans « , les forces qui défendent la tolérance raciale », dans laquelle – encore des surprises pour aujourd'hui, – l'Islam et, d'une certaine façon, les français si la fortune de leurs entreprises de colonisation leur avait permis de prendre le dessus sur « les peuples de langue anglaise ».
Nous publions ce long passage, des pages 222 et 223 de la civilisation à l'épreuve. Il prend tout son sens à être lu aujourd'hui, en juin 2002.
« L'extinction des haines de race entre musulmans est un des accomplissements moraux les plus considérables de l'Islam; dans le monde contemporain, le besoin de la propagation de cette vertu musulmane se fait sentir de façon bruyante; et, bien que l'histoire semble montrer que, dans l'ensemble, le préjugé de race ait été l'exception plutôt que la règle, dans les constants échanges de l'espèce humaine, une des fatalités de la situation présente est que ce sentiment est partagé — et fortement — par les peuples qui, dans les compétitions des quatre derniers siècles entre puissances occidentales, se sont taillés la part du lion — au moins pour le moment — dans l'héritage de la Terre.
» A certains égards, le triomphe des peuples de langue anglaise peut rétrospectivement apparaître comme une bénédiction pour l'humanité; mais, en ce qui concerne ce dangereux préjugé de race, on ne peut guère contester que ce triomphe ait été néfaste. Les nations de langue anglaise qui se sont établies outremer dans le Nouveau Monde n'ont pas, en général, fait office de ''bons mélangeurs''. La plupart du temps, elles ont balayé, chassé les primitifs qui les précédaient; et là où elles ont permis à une population primitive de survivre, comme en Afrique du Sud, ou bien importé du ''matériel humain'' primitif, comme en Amérique du Nord, elles ont développé les rudiments de cette institution paralysante qu'aux Indes — où elle a grandi au cours des siècles pour atteindre son plein développement — nous avons appris à déplorer sous le nom de ''castes''. En outre, là où on ne pratiquait pas l'extermination ou la ségrégation, on pratiquait l'exclusion — politique qui évite le danger d'un schisme interne dans la société qui l'adopte mais au prix d'une tension non moins dangereuse entre les races qui excluent et celles qui sont exclues. Ceci est particulièrement vrai quand il s'agit de races étrangères qui sont non pas primitives mais civilisées, comme les indiens, les Chinois et les japonais. A cet égard, le triomphe des peuples de langue anglaise a donc soulevé pour l'humanité une ''question raciale'', ce qui n'aurait guère été le cas, tout au moins sous une forme aussi aiguë, et dans une aire aussi vaste, si les Français, par exemple, au lieu des Anglais, étaient sortis victorieux de la lutte pour la possession de l'Inde et de l'Amérique du Nord au XVIIIe siècle.
» Au point où en sont les choses, les champions de l'intolérance raciale sont dans leur phase ascendante, et si leur attitude à l'égard de la question raciale devrait prévaloir, cela pourrait finalement provoquer une catastrophe générale. Toutefois, les forces qui défendent la tolérance raciale, et qui semblent à présent essuyer une défaite dans une lutte d'une immense importance pour l'humanité, pourraient encore reprendre le dessus si une influence militant fermement contre le préjugé de race, influence jusqu'ici tenue en réserve, était maintenant jetée dans la balance. On peut concevoir que l'esprit de l'Islam pourrait être ce renfort opportun qui déciderait de l'issue du conflit, en faveur de la tolérance et de la paix. »
(*) Publié en français en 1951, La civilisation à l'épreuve, NRF, Bibliothèque des Idées, Paris.