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112223 septembre 2008 — Le grand rassemblement biannuel (tous les mois de septembre) de l’Air Force Association (AFA), le principal lobby de l’USAF, a été le lieu, la semaine dernière, d’un événement inhabituel qu’on peut juger significatif. Dans ces grands séminaires, on parle de tous les grands programmes de l’USAF pour leur donner un élan nouveau de relations publiques ; pour faire savoir que tout va bien même si tout ne va pas si bien… Par conséquent on devait parler des deux grands programmes de chasseurs avancés, le F-22 et le F-35 (alias JSF), pour faire savoir que, malgré ce que nous disent les mauvaises plumes, tout va bien.
Au bout du premier jour du séminaire, après que tous les grands chefs divers et variés (il y en a beaucoup dans l’USAF) eussent parlé, – pas un mot sur ces deux questions. D’où ces remarques publiées le 16 septembre, sur le blog de Defense News (avec une certaine attention qui doit être portée sur la dernière phrase):
«A day and a half into the 2008 Air & Space Conference a definite trend has emerged: U.S. Air Force officials have barely mentioned the F-22 Raptor and F-35 Lightning II fighter programs. For a service that prides itself on its advanced fighter jets, it seems a very interesting departure from past incarnations of this event, which featured plenty of senior-level advocacy of the two fifth-generation jets, as well as individual break-out sessions about how the two jets are expected to bolster the nation’s air power.
»During separate speeches and in a joint media briefing, the service’s new leaders — acting Secretary Michael Donley and Chief of Staff Gen. Norton Schwartz – barely mentioned the Raptor or Lightning II. There’s an old saying often bandied about by wise editors and journalism professors that comes to mind here: Sometimes the real story lies in what public officials aren’t saying.»
Mais le lendemain, 17 septembre, toujours sur le même blog, changement d’atmosphère. Au même séminaire, la parole est donnée à des “indépendants” (les guillemets sont inévitables), qui ne font pas partie de la hiérarchie mais vouent tout de même au service (l’USAF) une affection attentionnée. Ceux-là mettent les pieds dans le plat, où figurent, superbement déployés, le F-22 et le F-35.
«…It took about 30 hours […] for an in-depth discussion of the service’s tactical air programs to break out. And when one did, there were no officials wearing blue uniforms with multiple stars on the shoulders involved. For about an hour, two top defense aerospace analysts – Rebecca Grant, a former aide to Air Force leaders and founder of IRIS Independent Research, and Loren Thompson of the Lexington Institute – dissected what they view as a service on pace to field too few fighter jets.
»Both analysts said the Pentagon should allow the Air Force to buy far more Lockheed Martin F-22 Raptors than the 183 currently in service spending plans. […] Thompson[…] also warned there soon could be just two military aircraft production lines turning out planes on American soil: Lockheed’s F-35 Lightning II line and the company’s C-130J Super Hercules cargo plane line.»
Tout cela n’est pas indifférent. Cet arrangement n’est pas dû au hasard, des généraux ne disant pas un mot de l’affaire des chasseurs, la plus brûlante pour l’USAF, peut-être plus pour l’équilibre et l’avenir du service que l’imbroglio du programme KC-45, tandis que des commentateurs dont on connaît la loyauté constante aux consignes générales se chargent des exclamations nécessaires. La manœuvre indique que la hiérarchie de l’USAF ne tient pas à se découvrir alors que, pourtant, des indications doivent être données aux troupes (les divers et nombreux généraux, soutiens, amis de l’USAF) quant au sens vers lequel penche cette hiérarchie.
Cette présentation illustre indirectement une situation de crise dans l’USAF, qui pourrait évoluer de façon décisive dans les prochains mois, jusqu’à être un facteur important pour les débuts de la prochaine administration. Mais cette situation de crise n’est certes pas une exception. Elle s’intègre dans la situation générale du Pentagone, elle-même caractérisée par une crise systémique. De cette façon, on peut apprécier que l’USAF est en train paradoxalement de récupérer de la phase explosive de sa crise, qui a connu son paroxysme avec la mise à pied de sa direction (le 5 juin) et l’intervention du GAO dans le marché KC-X (programme KC-45). D’une position où elle était coincée dans une attitude défensive, l’USAF est passée à une position où elle n’est qu’un élément parmi d’autres dans la crise du Pentagone.
Plus précisément, la position de l’USAF dans la polémique du programme KC-45, qui semblait résumer tous ses travers et toutes ses faiblesses, a dramatiquement changé en quelques semaines. Involontairement ou pas, c’est selon, Gates a rendu un signalé service à l’USAF en lui confisquant la haute autorité sur le programme. C’est lui qui a décidé de renvoyer le programme à l’année prochaine, au mieux. On sait que cette décision est justifiée par la crainte de voir des interférences insupportables dans le processus de sélection, après l’annonce de Boeing qu’il mettrait en cause les spécifications revues du programme. Quoi qu’il en soit de cette querelle, elle montre que la présence de l’USAF au niveau de la décision n’est pas nécessaire pour accroître et poursuivre la paralysie bureaucratique. C’est de cette façon que l’USAF n’est plus coincée en position d’accusée principale et unique et retrouve un peu de liberté de manœuvre.
Cela permet de remettre sur la table la fameuse “affaire du F-22”, devenue la querelle du “F-22 versus JSF”. C’est de cela dont on n’a pas parlé officiellement au symposium de l’AFA, mais dont les délégués officieux (Grant et Thompson) ont parlé, – largement et fortement en faveur du F-22. D’une façon générale, effectivement, le F-22 revient en faveur, notamment et d’une façon significative à cause du conflit entre la Géorgie et la Russie. On voit même, le 5 septembre, le groupe Jane’s prendre pompeusement position en faveur du F-22, éventuellement et subrepticement contre le JSF.
«Given Russia's invasion of Georgia on behalf of the breakaway region of South Ossetia on 8 August, some of the lost emphasis on preparing to fight potential future conventional war is likely to have been rediscovered. Jane's believes the case for extending the procurement of the F-22 has seemingly been strengthened by events in the Caucasus. While the conflict in Georgia will not establish a firm requirement for additional Raptors, it will give more credence to those voices that advocate the potential for future conflict with advanced states. […]
»While Jane's understands that it is doubtful these [Russian and Chinese] aircraft will be as technologically advanced as their US counterparts, both aircraft have been designed with Lockheed Martin's fifth-generation F-22 and F-35 Lighting II Joint Strike Fighter (JSF) in mind.
»While the JSF programme will ensure that an additional 1,763 F-35 fifth-generation multirole fighters will enter service with the USAF alongside the F-22, it should be remembered that the F-35 was designed with a 70 per cent air-to-ground and 30 per cent air-to-air focus. While this does not mean that the Chinese and Russian designs will be a more a capable air superiority platform, neither does it guarantee that the F-35 will have the upper hand. The F-22 represents the technological pinnacle of the USAF's current air-to-air combat capability, while the F-35 does not.»
Le groupe Jane’s est d’une influence certaine dans les milieux anglo-saxons, avec des connexions avec les milieux d’influence. Ce texte favorable au F-22, qui prend ses distances du JSF, est complété, pour cette querelle du F-22 versus le JSF, par un autre texte qui prend très vigoureusement position contre le JSF, par Pierre M. Sprey and Winslow T. Wheeler, deux “réformistes” fameux qui ont peu l’habitude d’être accueillis sur les sites prestigieux. Ils le furent pourtant, le 10 septembre, sur Jane’s (nous donnons un lien vers la version complète, sans restriction d’accès, sur CounterPunch du 9 septembre).
Rassemblés, ces divers éléments donnent du crédit à certaines rumeurs qui suggèrent une orientation nouvelle, manifestement de type contre-offensif, de l’USAF, à partir du début de l’année prochaine. Dans ce cas, le F-22 et son opposition polémique au JSF est au centre du propos. L’USAF perçoit de plus en plus que la conjoncture, à partir de 2009, avec le nouveau président (quel qu’il soit), va être extrêmement difficile. Nul ne sait ce qu’il adviendra de la situation budgétaire, après la catastrophe de la crise financière et les $700 milliards que va devoir trouver l’administration pour éponger les “dettes pourries” du système. Dans ce cadre, l’USAF se verrait renforcée dans son aile radicale, qui exige de “sécuriser” le programme F-22 en tant que programme typiquement USAF, d’ores et déjà en partie rentabilisé et ne demandant plus aucun investissement significatif, qui retrouve son sex-appeal à la lumière des événements de Géorgie, en plus avec un soutien grandissant au Congrès.
Plutôt que demander plus d’argent pour ses F-22 supplémentaires, l’USAF devrait rechercher une approche où elle fasse preuve d’un sens vertueux de l’économie. Elle prendrait alors l’approche inverse de celle que recherche OSD et son n°2 Gordon England: moins d’argent pour le JSF, énorme mangeur de budget, pour commander des F-22 supplémentaires. Cela se payerait en ralentissement du rythme de développement, voire en réduction des commandes de F-35. Il faut noter qu’une telle approche rencontrerait les décisions du Congrès prise d’une façon assez discrète ces dernières semaines: 20 F-22 de plus, 2 F-35 (sur 16) de moins pour l’année fiscale 2009, et prévision d’un F-35 de moins en 2010; les mesures concernant le F-35, qui touchent des prototypes pour le développement du programme JSF, ralentiront fortement le rythme de développement.
Il ne s’agit que d’éléments épars, qui empêchent d’avancer une conclusion précise. On observera tout de même que notre hypothèse sur une sorte de manœuvre bureaucratique (complot) anti-JSF de l’USAF s’inscrit dans la logique de divers éléments:
• Elle explique la nervosité du groupe pro-JSF, qui sait bien l’extrême relativité du soutien de ses “amis”, dont l’USAF est prétendument le principal.
• Le regain éventuel d’activisme de l’USAF s’explique aussi par une certaine désaffection de Gates pour les problèmes bureaucratiques. Gates est plus sollicité par les questions politiques (Géorgie notamment) et songe déjà à la transition entre administrations (que ce soit avec ou sans lui). Du coup, l’USAF a le champ libre pour relancer certaines de ses manœuvres bloquées par l’affrontement avec Gates (Gates-England).
• La situation budgétaire (financière) désastreuse implique des conditions de plus en plus difficiles à Washington et un interventionnisme grandissant du Congrès, qui ne se cache plus d’être pro-F-22 dans la querelle “F-22versus F-35”.
Rétrospectivement, on pourrait admettre que l’un des tournants du sort du programme JSF pourrait apparaître dans la perspective historique comme cette circonstance, machinée par les partisans du JSF (England): établir une concurrence entre le F-22 et le F-35. Vue comme un bon moyen de se débarrasser du F-22 pour laisser la voie libre au F-35, il s’avère que l’orientation contraire se profile, – au moins la sauvegarde du F-22 pour une série supplémentaire et, peut-être, de graves ennuis pour le JSF.
(On n'ira bien entendu pas jusqu’à l’hypothèse de la liquidation du JSF. Le programme est, comme on dit ;, “too big to fail”. Soit. Mais sait-on que c’est l’expression qu’on employait pour Bear Stearns, IAG, Fanny Mae et Freddie Mac, Lehman Brothers, Merrill Lynch, etc., – avant que, d’une façon ou d’une autre, ils s’effondrent?)
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