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2779Nous pouvons raisonnablement prendre comme un fait acquis que le républicain Chuck Hagel, ancien sénateur du Nebraska, va être nommé secrétaire à la défense des USA, aujourd’hui même, comme l’annonçait Reuters à 09H00 (heure de Washington) ce 7 janvier 2013. Si Hagel n’était pas nommé, – s’il n’avait pas été nommé, après ce que l’on sait et ce que l’on a dit sur cette probable nomination depuis trois jours, ce serait ou cela aurait été une colossale défaite pour Obama, un événement en soi, qui aurait demandé une analyse propre, complètement bouleversée…
Quoi qu’il en soit, à quelques heures de l’annonce officielle, la nomination de Hagel est un événement acquis de la politique de sécurité nationale des USA. Nous examinons ce que cet événement a d’éventuellement bouleversant, selon l’un de ces canaux inattendus que peut prendre le cours des choses dans cette société corsetée de conformismes qu’est notamment la direction politique de l’américanisme, placée dans la dynamique de la “politique-Système”… Nous prenons en références et éventuelles citations, trois auteurs et leurs articles sur le thème de la nomination d’Hagel : Jim Lobe, Justin Raimondo, Zbigniew Brzezinski. A la lumière de leurs appréciations se dessine une situation bien plus intéressantes, qui se développerait lors des auditions de confirmation du Congrès. (Les auditions porteront d’ailleurs, aussi bien sur la confirmation de John Kerry comme secrétaire d’État que sur celle de Hagel, en même temps que les commissions concernées examineront la nomination du nouveau directeur de la CIA, le conseiller du président pour le contre-terrorisme John Brennan, remplaçant le général Petraeus.) Les appréciations qu’on recueille des ces trois commentateurs expliqueraient alors d’une façon plus précise la campagne furieuse contre Hagel avant la nomination, en fait pour empêcher cette nomination, – parce que les anti-Hagel, les uns et les autres, auraient eu très peur de ce débat qui s’annonce.
• Lobe annonce bien, le 5 janvier 2012 sur Antiwar.com, que la nomination de Hagel est sans doute un fait acquis. Il apporte un point de vue notablement nuancé par rapport aux appréciations courantes : pour lui, ce sont les neocons et, surtout, le lobby israélien, et notamment l’AIPAC, qui sont dans une situation délicate à cause de cette nomination. Lobe tempère fortement la perception d’une position de force du fameux lobby pro-israélien, qu’il juge être dans une position de dilemme très délicat, face à la nomination de Hagel…
«With President Barack Obama reportedly primed to nominate former Republican Sen. Chuck Hagel to head the Pentagon early next week, the powerful Israel lobby, led by the American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), faces a major dilemma. If it mounts a vigorous campaign to fight Hagel’s confirmation by the Senate, it could put at serious risk its relations with the president, who is about to be inaugurated for another four-year term. Worse, if it loses such a campaign, the aura of near-invincibility that it has assiduously cultivated over the past 30 years – and which has translated into virtually unanimous votes on resolutions in both houses of Congress in support of Israeli policies from the Occupied West Bank to Iran – will suffer a serious blow.
»Yet, if it acquiesces in Hagel’s confirmation, it will result in the placement in a critical foreign policy post of a man who prides himself on his independence… […] “Hagel’s nomination presents AIPAC and other like-minded groups with a tough choice,” said Stephen Walt, a Harvard professor and co-author of the 2007 “The Israel Lobby and U.S. Foreign Policy.” “They may not like his reasonable approach toward Iran and his willingness to speak the truth about certain Israeli policies, but he’s a decorated war hero who is hardly hostile to Israel.”»
• Justin Raimondo, plus que jamais fidèle à un soutien appuyé de Hagel, signe sa cinquième chronique d’Antiwar.com en trois semaines, sur l’affaire Hagel, ce 4 janvier 2012. Il élargit le débat autour de la nomination de Hagel, estimant qu’il s’agit beaucoup moins de savoir si Hagel est ou n’est pas “anti-Israël” (Hagel n’a jamais cessé de proclamer son amitié pour Israël, mais dans des limites qui préservent absolument l’autonomie de la politique extérieure US). Pour lui, Raimondo, le débat autour de la nomination de Hagel concerne le soupçon des “anti-hégaliens” qu’il soit un adversaire de la politique interventionniste US qui règne en maîtresse de la politique extérieure depuis au moins 2001, et plus probablement depuis 1995 et l’intervention US dans le conflit de l’ex-Yougoslavie avec les accords de Dayton.
«Their Hagel nightmare comes on the eve of a critical juncture in American foreign policy, as the issue of Iran takes center stage. The neocons, of course, are up in arms because Hagel disdains the "sanctions" game, preferring to engage rather than demonize Tehran. However, since the overwhelming majority of Americans agree with Hagel when it comes to his reluctance to sign on to new wars of conquest, it is necessary for the neocons to come up with other reasons to oppose him, and so we’re seeing this unusual right-left pincer movement in the campaign to demonize him.
»The stakes in the Hagel nomination fight are much higher than is at first apparent, because the real issue transcends the question of our relationship to Israel, or even Iran. It’s about whether the Welfare-Warfare State is going to be allowed to bankrupt this country, both financially and morally, without encountering significant opposition from either the left or the right. It’s about whether the strategic symbiosis of neocons and “progressives” inside the Beltway is going to withstand the tides of war…»
• Zbigniew Brzezinski intervient dans le débat avec son article du 5 janvier 2013 dans le Washington Post. En tant qu’ancien conseiller du président (Carter), Brzezinski est, avec Kissinger, l’un des “grands-pères” les plus “autoritaires” dans le sens d’authoritative ou “faisant autorité” dans la pensée de la politique extérieure à Washington. Par conséquent, il prend le problème de haut, d’un point de vue général et institutionnel, tout en réaffirmant bien entendu ses positions internes au Système d’hostilité à la politique neocon et aveuglément pro-israélienne, et, plus généralement, à la politique systématiquement belliciste régnant à Washington. Pour lui, “les auditions” du Congrès (celles de la nomination de Hagel, mais aussi celles de la nomination de John Kerry) sont une occasion formidable de débattre sérieusement, pour la première fois depuis près de deux décennies, de l’orientation fondamentale de la politique extérieure US, dans tous les cas vis-à-vis du Moyen-Orient, et essentiellement vis-à-vis de l’Iran… «It is to be hoped that the forthcoming Senate Foreign Relations Committee and Armed Services Committee hearings regarding the president’s nominations for secretary of state and secretary of defense produce a wide-ranging debate regarding this country’s role in today’s very unsettled world. The hearings almost certainly will provoke searching questions regarding the strategic wisdom of potential U.S. military action against Iran.»
Il ne faut pas chercher dans toutes ces remarques, jugements, commentaires, etc., le signe sérieux d’un spectaculaire changement de politique qui pourrait être affirmé d’une façon structurelle et, disons, “dramatique”, par une déclaration solennelle, un document fondamental, etc. On n’aura rien de la sorte… Cela est observé malgré la suggestion implicite d’un Brzezinski d’un débat général sur un des aspects essentiels de cette politique extérieure. Nous sommes dans un système, c’est-à-dire dans le Système, dont on sait qu’il fonctionne en circuit fermé et impose une politique-Système qui ne dépend évidemment pas d’une audition devant une auguste commission sénatoriale, ni même d’un débat qu’on voudrait plus général à partir d’une telle audition. Au reste, on sait bien, ou l’on devrait commencer à accepter de savoir tout de même, que la politique belliciste et interventionniste des USA se résume pour l’essentiel, depuis cinq ans, à un enchaînement passif dans des bourbiers sans fin et à des propos menaçants jamais suivis d’effets d’attaques contre l’Iran, la Syrie, etc. C’est alors dans ce cadre qu’il existe tout de même, avec la nomination de Hagel, la possibilité, d’ailleurs déjà préparées depuis quelques semaines, d’inflexions importantes dans tel ou tel aspect de la politique extérieure, comme la possibilité d’engager la politique iranienne sur la voie d’un accord avec l’Iran sur la question du nucléaire, ou encore d’abandonner l’activisme systématique poursuivie par Hillary Clinton dans la crise syrienne.
(On mettra à part le segment de la politique postmoderniste dans tous ses aspects ; la politique de gangstérisme et d’illégalité allant de la guerre des drones aux assassinats type crime organisé, aux politiques d’intrusion type “agression douce”, etc. Tout cela ne changera pas, Hagel ou pas, parce que ne dépendant pas directement du secrétaire à la défense ni de quelque autre ministre, ni d’une chaîne politique de commandement directe et précise quelconque, mais d’une constellation de pouvoirs divers, allant de la CIA au Homeland Security Department, au commandement des forces spéciales JSOC, à diverses organisations bureaucratiques et d’autres privées, à certains services du cabinet du président lui-même, etc.)
Par conséquent, ce qui est en jeu dans l’immédiat est bien un débat dialectique et intellectuel (si cela est possible) autour de la nomination de Hagel, voire de la paire Hagel-Kerry, à propos de la politique des USA ; et, compte tenu de l’état qu’on a dit de cette politique US, un débat plutôt à propos de la situation générale du monde, de la crise d’effondrement du Système, etc., dont des éléments peuvent surgir ici et là durant les diverses auditions, sessions, etc. Nous dirons que le grand intérêt de la chose est sans aucun doute qu’il s’agit d’un débat qui se déroule sans filet, sans bornes de sécurité, par conséquent un débat qui peut échapper aux impératifs du Système dans le champ du système de la communication. A cette occasion peut surgir effectivement un très grand argument intellectuel, du type fondamental, qui serait une caractérisation de la politique extérieure des USA, telle qu’elle est conceptuellement perçue aujourd’hui (et non pas nécessairement telle qu’elle est aujourd’hui en vérité), et telle qu’on pourrait la voir changée conceptuellement. A ce moment-là, ce serait un concept qui serait débattu et mis en cause, avec d’autres concepts qui lui seraient opposés. Ce serait naturellement la conception “hégélienne” de l’histoire, qui caractériserait fort bien, en théorie sinon d’un point de vue très virtualiste, la politique extérieure des USA (notamment selon les neocons, qui ont toujours mis un point d’honneur à parer la bouillie pour les chats servant de politique extérieure US sous leur inspiration d’une étiquette de haute tenue philosophique, – et Hegel fait parfaitement l’affaire, pour ces adeptes de l’idéal de puissance).
(Pour notre précision, on peut trouver dans ces quelques notes, sur le site Mythologica.fr, une définition succincte de la philosophie de l’Histoire de Hegel, renvoyant dans son actualisation aux conceptions de l’exceptionnalisme de la puissance US et de la “légitimité” de son interventionnisme, selon les partisans de cette politique : «L'Histoire est comme une évolution, un immense progrès au cours desquels se réalise, dans le conflit perpétuel et le dépassement des contradictions, l'idée supérieure qui lui donne son sens et qui représente l'essence même de l'humanité plus ou moins confondue avec Dieu même. Le processus se déroule par étapes, qui correspondent aux périodes historiques. Chaque période est marquée par l'idée dominante que l'humanité se fait d'elle-même à ce moment et qui n'est qu'une actualisation provisoire de l'idée suprême. De plus cette prise de conscience temporelle et progressive se fait par l'intermédiaire de peuples ou de civilisations qui sont successivement chargés d'une mission historique providentielle et qui sont tenus de l'accomplir fût-ce par la force brutale, en vue de régénérer l'humanité : ainsi la France impériale puis l'Allemagne après la chute de Napoléon Ier.»)
Nous avons fait nombre de réserves sur les conséquences et les conditions de l’éventuelle nomination de Hagel, depuis notre premier texte à ce propos, le 15 décembre 2012. Sur le fond, tout cela subsiste, sans le moindre doute. Par contre, avec la perspective de sa nomination apparaît un fait nouveau, qui est, simplement, le fait de sa nomination, qui se réalise dans des conditions sans précédent par rapport aux normes de la politique de sécurité nationale des USA. Il s’agit là d’un fait objectif, encore plus saillant et remarquable avec tout le brouhaha qui a accompagné la perspective de la nomination d’Hagel depuis trois semaines.
Il faut avoir à l’esprit les us et coutumes de la chose, en ayant présente, également à l’esprit, la réalité de la situation qui est qu’il s’agit du renouvellement de l’équipe de sécurité nationale en tant que telle de la présidence Obama après la réélection. Notamment, il y a ces deux nominations conjointes, normales et logiques en l’occurrence, du secrétaire d’État (John Kerry) et du secrétaire à la défense (Chuck Hagel), avec en complément celle du directeur de la CIA (John Bremman). Quelles que soient les époques et les personnalités, et quoi qu’ait révélé ensuite l’évolution des situations, ces nominations se font dans un climat et, nous dirions plus encore, dans la perception de la hiérarchie normale, – c’est-à-dire la prééminence évidente du secrétaire d’État sur le secrétaire à la défense, évidemment en matière de politique extérieure proprement dite, mais même en matière de politique de sécurité nationale. Les événements peuvent démentir cela, sans doute : par exemple, le secrétaire à la défense Robert McNamara est resté dans les esprits comme un ministre plus important que le secrétaire d’État Dean Rusk, au long des présidences Kennedy et Johnson ; il n’empêche qu’au départ, tout le monde prêtait attention à Dean Rusk, et McNamara, d’ailleurs venu comme un gestionnaire depuis son poste de président-directeur-général de Ford, apparaissait à ses débuts comme un technicien d’un “grade” en-dessous du secrétaire d’État. Pour prendre l’exemple de la précédente présidence, où le secrétaire à la défense (Rumsfeld) exerça un poids et une influence, y compris politiques, bien plus importants que les deux secrétaires d’État successifs (Powell et Rice) qui l’accompagnèrent jusqu’à sa chute, sa nomination, en apparence par raccroc, fin décembre 2000, passa complètement inaperçue alors que Powell était évidemment la grande vedette du gouvernement GW Bush.
Plus encore, pour marquer l’exceptionnalité de l’événement, Hagel apparaît, à la différence de tous ses prédécesseurs en début de mandat, comme un secrétaire à la défense fondamentalement politique dans la mesure où tout le débat accompagnant sa nomination est fondamentalement politique. On a même vu (le 7 janvier 2013) que des initiatives et des entreprises extérieures importantes attendent son arrivée, et considèrent cette arrivée comme le signe probable du lancement, ou de l’accélération décisive de négociations entre les USA et l’Iran. Hagel fait plutôt figure d’un co-secrétaire d’État en plus d’être secrétaire à la défense. A côté de cela, c’est le premier secrétaire à la défense depuis trente ans (depuis Caspar Weinberger, en 1981, qui s’engagea dans l’U.S. Army en 1941) à avoir effectivement servi pendant des opérations militaires de combat, au Vietnam, avec des décorations à la clef, ce qui lui permet de parler avec une assurance considérable à la hiérarchie militaire. (Certains jugent qu’il s’agit d’un argument décisif pour sa nomination : Obama attend de son nouveau ministre-vétéran qu’il impose aux généraux, du fait de l’autorité de son expérience de combattant, un retrait effectif d’Afghanistan, par ailleurs décidé dans le principe.) C’est dire de quel poids il va peser, de quelle influence il va disposer, de quelle surveillance de communication, et de quelles critiques virulentes éventuelles il va être (continuer à être) l’objet. Voilà les conditions de départ, uniques et sans précédent, alors que, dès que sa nomination aura été actée, va commencer une campagne d’auditions bénéficiant d’un formidable écho médiatique, accompagnées de polémiques potentiellement extrêmement vives.
A côté de cela, autre facette de l’exceptionnalité, Hagel va arriver à la tête d’un Pentagone plongé dans une crise profonde, dont on a souvent détaillé ici les différents facteurs. L’accord sur la “falaise fiscale”, dont on connaît l’aspect extrêmement parcellaire, insuffisant et détonateur de nouvelles crises du même type (voir le 2 janvier 2013), n’a pas résolu la question de la séquestration qui “menace” le Pentagone d’une réduction budgétaire automatique légère, mais qui est perçu comme un véritable cataclysme. (Voir Antiwar.com, le 7 janvier 2013.) C’est ce type d’événements pressants qui attend Chuck Hagel, et nul ne sait précisément comment il entend s’y prendre sinon qu’on lui prête des intentions de réductions budgétaires sérieuses, allant de pair avec sa prudence réticente de tout engagement extérieur nouveau. Là aussi, l’arrivée d’Hagel est accompagnée, dans la perception qu’on en a, d’une image d'un réformisme pas loin d’être radical, alimentant d’ores et déjà rumeurs, critiques et polémiques.
Une fois la nomination confirmée par le président dans la solennité habituelle à Washington, et comme c'est le cas lorsque un événement annoncé avec tous ses caractères se réalise et acquiert sa vérité, toutes ces données si inédites et encore théoriques vont s'imposer avec une force considérable. On peut être assuré que les effets seront effectivement très importants mais on doit être assuré également que l’on ne peut rien en connaître par avance, ni de quels effets il s’agira, ni dans quels sens ils iront. L’arrivée d’Hagel, c’est l’arrivée d’une pensée affirmée, et surtout structurée autour de conceptions, voire de convictions nettes (homme du Système, Hagel, mais avec des audaces d’indépendant, comme on l’a dit plusieurs fois) ; l’arrivée de quelque chose de structurée dans un ensemble (le Pentagone, la politique de sécurité nationale, etc.) animé d’une dynamique de déstructuration et de dissolution ne peut que provoquer des effets inattendus et déstabilisants. De ce point de vue assez aisément compréhensible, notre appréciation est donc, plus que jamais, que l’arrivée de Hagel, en raison de l’exceptionnalité du cas, va être la cause d’un désordre considérable… et là, dans ce cadre, sans intention de nuire, effectivement le “débat hégalien” pourrait devenir hégélien.