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146926 juin 2008 — On commence à mesurer l’effet du rebondissement qu’a connu aux USA le programme KC-45 avec le verdict du GAO condamnant l’USAF pour ses erreurs dans le processus de sélection de la proposition EADS/Northrop Grumman. Une nouvelle publiée par Aviation Week & Space Technology (AW&ST) du 23 juin donne quelques rapides indications sur l’état d’esprit européen. Ces précisions sont très intéressantes et révélatrices et méritent quelques commentaires.
«Access to the European defense market for U.S. companies could be one of the first areas where the GAO decision will leave its mark. One senior U.S. industry official developing business opportunities in Europe says there’s concern that European countries will react by excluding U.S. products for consideration in competitions on their home turf.
»If the Northrop Grumman/EADS North America team were to be stripped of the tanker contract, it would have “unpleasant” implications for the transatlantic security relationship on a broader scale, notes Giles Merritt, director of the Security & Defense Agenda, a Brussels-based think tank. “Europe will be in a distinctly unfriendly frame of mind” when it comes to matters such as troop commitments to Afghanistan and other initiatives that would require burden-sharing, he states.
»Even before the GAO ruling, European parliamentarians indicated they would take a dim view of a decision to overturn the February contract award to Northrop Grumman/EADS. One step that now seems increasingly likely is insertion of a European preference clause for European Union-wide defense procurement rules being established. The European Commission did not provide such a restriction in its proposed legislation a few months ago.»
Le cas du GAO et du KC-45 est étonnant. Le GAO est un organisme connu pour sa rigueur et sa probité. Il ne fait aucun doute que l’analyse du GAO du cas constitue un travail objectif et absolument honnête d’examen minutieux du processus de sélection de l’USAF. Les conclusions du GAO sont extrêmement frappantes et révélatrices; l’examen du processus suivi par l’USAF ne pouvait pas déboucher, semble-t-il, sur autre chose qu’une mise en cause de l’USAF. Un autre article de AW&ST, dans la même édition du 23 juin, rapporte les conditions ainsi mises à jour du processus de sélection, et la stupéfaction de certains commentateurs. Ce passage est révélateur: «The GAO “raises the question of whether the Air Force actually knows what it is doing,” says Loren Thompson, chief operating officer of the Washington-based Lexington Institute think tank with close contacts in industry and the service. “The errors identified by the GAO were very basic.”»
Toutes ces précisions conduisent à penser que c’est un mauvais procès qui est fait aux USA, lorsque les Européens estiment in fine, même s’ils ne s’expriment pas aussi crûment, que la décision du GAO est une façon de remettre en cause le choix fondamental et d’une grande importance d’un système européen par l’USAF, voire de le torpiller. Le paradoxe est complet: il y a eu et il y a cent, mille occasions d’accuser les USA de bloquer toute coopération équilibrée, de saboter les offres européennes, de profiter de leur puissance et de l’allégeance de nombreux pays européens pour imposer leurs systèmes et leurs technologies. Cette fois, c’est bien un des rares cas, et sans aucun doute le plus remarquable selon son importance qui est considérable, où l’on ne peut avancer cette accusation.
…Pourtant, comme on l’a vu plus haut, cette accusation est clairement sous-entendue dans les quelques détails que donne AW&ST. Il y a ainsi une sorte de fatalité, et peut-être une fatalité supérieure, dans l’échec systématique de tenter d’établir un courant et un rapport de coopération équilibrée dans ce domaine crucial (armement, aérospatial), entre les USA et l’Europe.
Dans le cas qui nous occupe précisément, on comprend bien le procès que font certains milieux européens à Washington. Même si ce procès est infondé stricto sensu selon ce qu’on a dit du GAO et de son intervention, il doit être plus largement interprété comme une critique virulente de Washington pour n’avoir pas protégé ce choix de coopération transatlantique. Essayons d’interpréter… Cette réaction que fait sentir l’article, cela revient à reprocher à Washington de n’être pas intervenu pour “convaincre” Boeing de ne pas contester la décision de l’USAF jugée fondatrice, par ces critiques, d’une “ère nouvelle” de la coopération transatlantique. (Il y a en effet la nécessité organique de rétablir une certaine parité USA-Europe dans les échanges avant de lancer la grande coopération. Le KC-45/EADS en était un élément décisif.)
(Mais cette suggestion est elle-même faussée. Il est vrai que le processus de l’USAF s’avère incroyablement faussé, à l’image de la crise totale de la bureaucratie du Pentagone. Sans doute le GAO, même s’il n’avait pas été sollicité par Boeing, aurait-il mis cela en évidence par une enquête qu’il aurait effectuée de sa propre autorité. Il y a là une autre fatalité, qui est celle de la crise du système, de la crise de l’américanisme. De toutes les façons, c’est n’y rien comprendre que croire que le gouvernement US, pourri jusqu’à la moelle, faible et impuissant, puisse tenter un tel coup de force d’une interférence sur les intérêts du secteur privé; le gouvernement, aux USA, plus que jamais aujourd’hui, ne gouverne pas, il répartit les avantages entre les divers groupes de pouvoir et d’intérêt.)
Il faut élargir le cas. Il est vrai que les milieux européens auxquels l’article fait allusion, qui caractérisent un courant européen de tendance transatlantique, libre-échangiste, largement anglo-saxon malgré la coloration continentale et française d’EADS, estiment que le choix de l’USAF pour son programme KC-45 est une pierre de touche fondamentale pour la “relance” de la coopération transatlantique, –pour la “résurrection” d’une proximité Europe-USA qui s’est fortement étiolée ces dernières années. (La référence au courant général qu’on signale, d’un grand aggiornamento des relations transatlantiques en 2009, est inévitable. Elle est amplement justifiée.) De ce point de vue, l’enquête du GAO et sa conclusion, qui remettent radicalement même si indirectement ce choix en question, sont une catastrophe. C’est une catastrophe qui nous renvoie à l’extrême… Là aussi, comme dans toutes les relations systémiques aujourd’hui, parce que notre système est aux abois, il y a une situation de “montée aux extrêmes”. (On voit ce phénomène de “montée aux extrêmes dans diverses situations, particulièrement aux USA et le plus souvent en référence aux USA.)
Le choix de l’USAF de EADS pour son programme KC-45 était déjà un choix extrême, – un choix unique, sans précédent pour un programme de cette importance, – choix du à une situation également unique, notamment la crainte (paradoxale quand on voit le résultat) de l’USAF de retomber dans les scandales qu’elle avait connus avec Boeing. Ce choix fut, à son tour, interprété d’une façon extrême. Les pro-américanistes européens, expression qui est évidemment un considérable pléonasme, y virent aussitôt une sorte de “signe du Ciel”, la preuve que Washington, ou l’USAF en l’occurrence, était touché par la Grâce de la vertu d’une vraie coopération transatlantique. (Insistons au passage, expliquant ainsi notre réticence à utiliser des mots tels que “relance…” ou “résurrection…” de la coopération transatlantique: bien sûr, il n’y eut jamais de véritable coopération transatlantique, notamment et évidemment dans ce domaine de l’armement et de l’aérospatiale. On ne coopère pas avec les USA, on suit les directives des USA.)
D’un autre côté, cette Grâce, une fois qu’Elle est acquise, conditionne absolument le projet de coopération. Si Elle est répudiée, fût-ce par la vertu du GAO, c’est toute la mystique et la nécessité de la coopération qui s’effondrent. Pire encore, ce prolongement extrême de la situation renvoie à une réaction extrême. Les fiévreux avocats de la coopération transatlantique qui balayaient d’un revers de main méprisant l’idée devenue relaps d’une “préférence européenne” se trouvent pris à leur propre logique extrémiste, quasi-religieuse, et presque forcés, à cause de la trahison américaniste, d’admettre que la nouvelle situation vaut bien qu’on agite désormais, et le plus sérieusement du monde, l’idée d’une “préférence européenne” qui est l’autre extrême de la situation. («Access to the European defense market for U.S. companies could be one of the first areas where the GAO decision will leave its mark. […] One step that now seems increasingly likely is insertion of a European preference clause for European Union-wide defense procurement rules being established.»)
Montée aux extrêmes sans aucun doute. Nous avons toujours pensé et écrit que le mouvement de rapprochement des USA, tel que celui qui est en cours, allait se heurter au mur de béton, – au “rideau de fer”, hé hé? – de l’incapacité US de seulement concevoir, par la conformation psychologique de l’américanisme, la coopération selon l’entendement fondamental de la chose. Au plus l’on cherche à se rapprocher des USA, au plus la désillusion sera brutale et prendra la forme d’une rupture. Cela est une fatalité organique, psychologique et historique de la situation, il suffit de bien comprendre ce qu’est l’Amérique pour le comprendre. Au plus nous nous rapprocherons de la grande proximité amoureuse et transatlantique dont nous rêvons, au plus l’alliance est menacée absolument dans ses fondements.
Cette montée aux extrêmes des situations et, pire encore, des sentiments, est aujourd’hui en pleine lumière. Le GAO et la malheureuse USAF ont apporté une première fondation à cette terrible désillusion qui va secouer l’“axe du monde” (l’ex-“centre du monde”, selon Mandelson). Le fracas est considérable, même s’il effleure à peine la grande presse officielle chargée de nous tenir informés de l’état des illusions du monde. Les “petits hommes” transatlantiques aux vastes idées bien plus larges qu’eux-mêmes seront donc les instruments inconscients de l’écroulement de cette immense entreprise faussaire. Où va se nicher la manipulation “maistrienne” de l’Histoire du monde…
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