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1673Les évolutions “diplomatiques” autour du massacre de Houla valent bien les évolutions des circonstances du même massacre (voir ce 30 mai 2012). Elles sont particulièrement significatives du côté américaniste, notamment par les circonvolutions intérieures de la position officielle, montrant bien que, pour Obama, la Syrie (comme l’Iran) est d’abord une bataille intérieure. (Les élections présidentielles, certes.) Dans ce cas, et sans surprise pour nous, la cohérence “diplomatique”, la cohésion du gouvernement Obama, la vérité de la situation en prennent pour leurs grades souvent brillants. Il s’agit de manœuvrer, rien d’autre, pour éviter de prêter le flanc à quelque critique que ce soit. En même temps, on retrouve, comme par effet-miroir, tous les caractères des incohérences du bloc BAO…
• Le 28 mai 2012, le Guardian se réjouissait de l’interview à Fox.News du général Dempsey, président du comité des chefs d’état-major. Le général Dempsey prenait une position notablement différente, sinon contraire, à celle qu’il avait soutenue avec son commandant de théâtre, le commandant de CENTCOM, au début de mars, lorsque ces chefs militaires annoncèrent qu’une action militaire en Syrie apparaissait hautement problématique. (Voir le 8 mars 2012 et encore le 8 mars 2012.)
«General Martin Dempsey, the chairman of the joint chiefs of staff, said that following the UN security council's condemnation of the slaughter – in which more than 100 people were killed, many of them children – there needed to be increased diplomatic pressure on Damascus. But he added that the US would be prepared to act militarily if it was “asked to do so”. “There is always a military option,” he told Fox News. “You'll always find military leaders to be somewhat cautious about the use of force, because we're never entirely sure what comes out on the other side. But that said, it may come to a point with Syria because of the atrocities.” […]
«Dempsey was asked if there is a place in Syria for the Libya model, in which Nato led a bombing campaign ostensibly to protect civilian areas but which swiftly evolved into action directly in support of the rebels. “I'm sure there are some things that we did in Libya that could be applicable in a Syria environment or Syria scenario. But I'm very cautious about templates,” he said.»
Quelle version accepter ? Celle de mars, où l’intervention semble illusoire et très risquée, ou celle d’aujourd’hui ? Pour répondre, on comparera le canal de ces déclarations : devant le Congrès, Dempsey déposait sous serment, avec son commandant de CENTCOM ; avec FoxNews, ce n’est qu’une interview… Au reste, le Guardian nous renseigne obligeamment lorsqu’il place, entre son rapport des déclarations de Dempsey, des remarques concernant l’obligation tactique pour Obama de paraître “dur”, ou prêt à l’être s’il le faut, pour faire pièce aux critiques de son possible adversaire républicain, le sémillant Mitt Romney qui répète obligeamment ce que lui soufflent ses conseillers neocons. «Romney accused Obama of weakness and disparaged his support for efforts by the former UN secretary general, Kofi Annan, to revive a failing peace plan. He said Washington should instead arm opposition groups. “After nearly a year and a half of slaughter, it is far past time for the United States to begin to lead and put an end to the Assad regime. President Obama can no longer ignore calls from congressional leaders in both parties to take more assertive steps,” he said.»
• A la lumière de ce qui précède, on admirera la grâce de la courbe à 180° que représente la déclaration du porte-parole de la Maison-Blanche concernant l’hypothèse d’une intervention militaire en Syrie, ce 30 mai 2012 (dans Russia Today), deux jours après l’intervention de Dempsey. Une “militarisation” du conflit ? Hypothèse absurde, à rejeter… Ce qui est finalement assez ironique, c’est que cette déclaration commence, comme un écho précisément ironique, par la même idée précisément que la déclaration du général Dempsey (“Il y a toujours une option militaire”, “L’intervention militaire est toujours une option”), – pour arriver à nous dire le contraire.
«Military intervention in Syria “is always an option” but at this time it is not the right course as it “would lead to greater chaos, greater carnage,” U.S. White House spokesman Jay Carney said. “We do not believe that militarization, further militarization of the situation in Syria at this point is the right course of action,” Carney told a daily press briefing.
»President Barack Obama administration’s top spokesman said the United States intends to keep working with the UN Security Council and UN peace envoy Kofi Annan to find ways to pressure Syrian leader Bashar al-Assad to end his military crackdown on citizens and resign from his post. Carney also called this weekend’s massacre in the Syrian town of Houla “a horrifying testament to this regime's depravity.”»
• On ajoutera à ce morceau de choix l’intervention du département d’État, avec une déclaration de Victoria Nuland, la porte-parole. Manifestement, le département d’État a pour mission, sur la même ligne que la Maison-Blanche (pas d’intervention étrangère, soutien du plan Annan), d’amener la Russie dans le camp du bloc BAO. (Ou bien de lui rappeler son “accord secret” selon DEBKAFiles ?) Son raisonnement est simple : les Russes veulent une enquête circonstanciée sur le massacre, bravo ; ils nous rejoindront donc, parce que cette enquête montrera la responsabilité d’Assad… («We are appreciative of the fact that the Russians are willing to have a full investigation, because we think it's undisputable what that investigation is going to show… It's going to show that these were regime-sponsored thugs who went into villages, went into homes and killed children at point-blank range and their parents, and that they - responsibility goes right back to the Assad regime. So you know, from that perspective, is this going to be a turning point in Russian thinking? We hope so.»)
Ce don de double vue (résultat de l’enquête connu par avance) est intéressant autant que troublant. On fait cette observation en rappelant que les USA soutenaient la première version anti-Assad du massacre, en provenance des rebelles (les victimes tuées par les obus des chars d’Assad), avant de s’en remettre à la seconde version (des milices d’Assad massacrant des villageois dans leurs villages, les égorgeant, tirant à bout portant par balles, etc.). A chaque fois, ils savent à l’avance le résultat d’une hypothétique enquête…
• Il n’empêche, – les vœux de Noland sur un rapprochement de la Russie des pays du bloc BAO rencontrent un certain flottement du côté russe, là aussi dans les interprétations de certaines déclarations russes, faites par le côté russe. On en entend l’écho, même dans un texte de Russia Today, du 30 mai 2012, qui met en évidence un possible changement radical de la position russe («The weekend massacre in Houla seems to have become a turning point for Russia’s rhetoric on the Syrian crisis»), en citant une déclaration de Lavrov après sa rencontre avec l’Anglais Hague, – déclaration qu’on ne trouve pas dans le rapport de Tass du 28 mai 2012, – malgré son aspect sensationnel quoique également curieux… («The government bears the main responsibility for what is going on… Any government in any country bears responsibility for the security of its citizens», aurait donc dit Lavrov : comment le gouvernement syrien peut-il assurer la sécurité de ses citoyens s’il ne peut intervenir là où il veut et comme il veut, lorsqu’il juge cette sécurité menacée, alors que de tels mouvements lui sont interdits ?). D’ailleurs, en conclusion de sa dépêche, RT rend compte de l’incertitude complète où l’on se trouve dans la détermination de la responsabilité du massacre, malgré le don de double vue de Noland, ce qui rend d’autant plus étrange ce qui est dit précédemment de l’attitude de la Russie.
La même attitude russe est mise en évidence par DEBKAFiles, – drôle de rencontre avec RT, – dans un rapport du 29 mai 2012, plein d’imprécations inhabituelles (pour DEBKAFiles) contre “le plus grand tyran de tous les temps” du moment. Pour DEBKAFiles, du moins en début de texte, la partie est jouée, et Poutine manœuvre pour se désengager. «Lavrov tried to save his government’s reputation by declaring out of the blue that Moscow no longer backs Bashar Assad and his regime and fully endorses the UN envoy Kofi Annan’s mission.» Bon, DEBKAFiles brode un peu en présentant cela comme un événement extraordinaire : Lavrov a dit que la première priorité était de rétablir l’ordre plutôt que de soutenir l’un ou l’autre, ce qui a toujours été la politique officielle russe, et qu’il soutenait le plan Annan, ce que la Russie a fait dès l’origine, ayant été un des premiers pays à susciter, – contre le bloc BAO au départ, – la mission Annan. D’ailleurs, la fin du rapport de DEBKAFiles, qui cite le cas d’un bateau russe plein d’armes pour la Syrie qui les garde à bord pour l’instant, montre plutôt un Poutine en attente qu’un Poutine lâchant Assad.
• … Et d’ailleurs, parlant de la mission Annan que tout le monde soutient, alors que presque tout le monde condamne la Syrie de Assad, que penser du citoyen international Kofi Annan qui déclare (PressTV.com, le 29 mai 2012), après avoir rencontré “‘le plus grand tyran de tous les temps’ du moment”, – rien de moins que ceci, enfer et damnation : «In my meeting with the president, I expressed appreciation for the cooperation that the Syrian government had extended to the UN, enabling us to deploy the military observers quickly… […] The Security Council has made clear the need for these killings to be investigated and for those responsible to be held accountable. I also note that the government of Syria is organizing its own investigation and that is very encouraging.»
• Il y a aussi les compères européens de la tragi-comédie, ou tragédie-bouffe, qu’est la Syrie. Un rapport de EUObserver du 29 mai 2012 annonce que rien, absolument rien n’a changé dans la politique européenne vis-à-vis de la Syrie, qui reste dans une prudente expectative, après comme avant le massacre. Le rapport RT cité plus haut parle au contraire d’une volonté quasi-générale des Européens d’en découdre, – “Saber-rattling in Europe” ; d’accord, mais où est précisément le sabre ? Quelles forces la puissante Europe prétend-elle aligner pour débarquer au Levant et rétablir l’ordre au profit des islamistes qui se sont révélés comme des anges démocrates ? Fort intelligemment pour ses débuts de type “normal”, Hollande cite Bernard-Henry Levy ; nous voilà rassurés, la France ne perdra pas si vite sa posture exceptionnellement exceptionnelle. Le ministre belge des affaires étrangères, l’excellent Didier Randers, de Liège la cité ardente, annonce que la Belgique participera à toute expéditions contre la Syrie ; touchante Belgique, qui n’aime rien tant que les expéditions de la “communauté internationale” déjà bien formées et assurées, auxquelles elle pourrait se joindre résolument. Mais où se trouve cette “communauté internationale” armée jusqu’aux dents ? Ont-ils donc entendu le porte-parole du président Obama ?
…Ainsi sommes-nous au fond du shaker agité vigoureusement pour nous donner un cocktail de divers désordres rehaussés d’un zeste considérable de chaos. Il n’y a plus aucune cohérence ni la moindre cohésion, ni la moindre ligne directrice dans ce tourbillon. Les “relations internationales” et la “diplomatie” qui prétend aller avec se trouvent aujourd’hui dans un instant magique où le désordre dans lequel elles sont plongées parvient enfin à atteindre le degré de désordre qu’on observe en Syrie, “sur le terrain”.
On s’abstiendra donc de toute considération politique, encore moins d’hypothèses stratégiques et de prospective géostratégique. Nous nous contenterons plutôt d’observer qu’on se trouve à un point où les pressions du Système pour conduire une politique de surpuissance nihiliste assortie de son prolongement autodestructeur donnent un résultat exceptionnel de clarté : la clarté du désordre qui se révèle en cet instant comme la règle universelle de ce monde en chute accélérée. Bien entendu, tout cela évoluera dans les prochains jours, et l’affaire se décantera évidemment, et l’on aura l’impression de se rétablir. Mais là, en cet instant, nous avons la révélation de la paradoxale structure de désordre (“structure” et “désordre“ ensemble, miracle-Système) qui est aujourd’hui la substance même des relations internationales. Fixons cet instant magique dans notre mémoire, avant qu’une certaine dynamique de contrôle et de cohérence semble reprendre le dessus, car ce n’est rien d’autre qu’un instant de vérité, – en ce sens que cet instant nous révèle, l’espace d’un instant, la vérité de la situation du monde.
Mis en ligne le 30 mai 2012 à 12H26
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