Un nouveau 9/10 pour Rumsfeld?

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Un nouveau 9/10 pour Rumsfeld?

20 février 2006 — On a dit et répété dans ces colonnes l’intérêt que nous portons au glorieux et ignoré discours de Rumsfeld du 10 septembre 2001. Le secrétaire à la défense y désignait la bureaucratie du Pentagone comme Ennemi fondamental des Etats-Unis… Pour rappel de ce pur chef d’œuvre : « Perhaps this adversary sounds like the former Soviet Union, but that enemy is gone: our foes are more subtle and implacable today. You may think I'm describing one of the last decrepit dictators of the world. But their day, too, is almost past, and they cannot match the strength and size of this adversary.

» The adversary's closer to home. It's the Pentagon bureaucracy. Not the people, but the processes. Not the civilians, but the systems. Not the men and women in uniform, but the uniformity of thought and action that we too often impose on them. »

Rumsfeld a-t-il renouvelé son coup d’éclat? Son discours du 17 février 2006, devant le Council of Foreign Relations, (r)établit une autre de ces vérités premières, simple et puissante. Il s’agit de la guerre de la communication, que, selon Rumsfeld, les Etats-Unis sont en train de perdre ; il s’agit de l’impuissance extraordinaire en matière de communication de ce soi-disant empire de la modernité (donc de la communication) qu’est l’Amérique…

Exemple frappant du début du discours : « Consider this statement: “More than half of this battle is taking place in the battlefield of the media... we are in a media battle in a race for the hearts and minds of [Muslims].” The speaker was not some modern-day image consultant in a public relations firm in New York City. It was Osama bin Laden’s chief lieutenant Ayman al-Zawahiri. »

Le reste du discours tourne autour de ce thème fondamental: ils sont en train de gagner la guerre de la communication et des médias, nous de la perdre («  Our enemies have skillfully adapted to fighting wars in today’s media age, but for the most part we — our country — has not — whether our government, the media or our society generally. »).

Sur la fin, Rumsfeld retrouve un peu de verdeur pour annoncer quelque progrès du côté US. La conviction ne paraît pas considérable et il s’agit d’espoirs bien-pensants pour ne pas décourager la piétaille bureaucratique et américaniste bien plus que de faits avérés, et de résultats probants moins encore. Ce n’est pas la première fois que cette alerte est sonnée, notamment concernant l’inefficacité de l’action de communication des USA. On se rappelle la diffusion publique, en novembre 2004 (voir le 28 novembre 2004), du rapport du Defense Science Board du Pentagone. La critique était acérée, vive, constructive. Les résultats sont à l’aune des constats que fait le secrétaire à la défense, seize mois plus tard, près de 5 ans après le début de notre “Grande guerre” dont tout le monde savait qu’elle se mènerait dans le domaine de la communication.

Ce qui est frappant et remarquable dans le discours de Rumsfeld, et qui lui vaut à nouveau une place à part, c’est la description contrasté des succès supposés de l’“ennemi”, et des faiblesses catastrophiques des Américains. Cette description induit de façon indirecte une critique radicale de l’américanisme dont le secrétaire à la défense n’a peut-être pas vraiment idée.

Rumsfeld : « Consider that the violent extremist have established “media relations committees” — and have proven to be highly successful at manipulating opinion elites. They plan and design their headline-grabbing attacks using every means of communications to intimidate and break the collective will of free people.

» They know that communications transcend borders — and that a single news story, handled skillfully, can be as damaging to our cause and as helpful to theirs, as any other method of military attack. And they are doing it. They are able to act quickly with relatively few people, and with modest resources compared to the vast — and expensive — bureaucracies of western governments.

» Our federal government is only beginning to adapt our operations for the 21st Century. For the most part, the U.S. Government still functions as a “five and dime” store in an E-Bay world. »

Un peu d'humilité ne ferait pas de mal

Bravo à Rumsfeld pour cette candeur, pour cette lucidité sur soi-même, — bravo pour ses exhortations à l’humilité (« And I suggest that some humility is in order, because there is no guide book — no roadmap — to tell our hard working folks what to do to meet these new challenges. »). Venant de lui (Rumsfeld), tout cela, cette humilité notamment, a de quoi rafraîchir la mémoire et nous mettre du baume au cœur, — c’est l’orfèvre qui nous parle.

Le plus extraordinaire est certainement la peinture d’une réalité (car tout cela est bel et bien réel) où la puissance moderniste, progressiste, reine de la communication et ainsi de suite, apparaît en pleine lumière pour ce qu’elle est, — un géant poussif, sclérosé et sans imagination, paralysé et archaïque. Ce n’est pas le fait de n’en rien savoir : depuis des années, des décennies, — oserons-nous ajouter : depuis la naissance de la République? — l’Amérique affirme l’importance de la communication comme une véritable “révolution permanente” et affirme d’un même souffle être la matrice, la porteuse et la dispensatrice de cette révolution. Le résultat, au bout des siècles, est significatif pour ceux qui savent voir.

Face à cela, depuis 9/11, il y a un déluge de “communication” pour affirmer la vétusté d’esprit, l’archaïsme, l’inadaptation des islamistes, des musulmans, des “terroristes”, et du reste d’ailleurs, y compris la “old Europe”, — tous ces gens dépassés qui n’ont rien compris au credo du modernisme américaniste passant par la communication. Et voilà que Rumsfeld, dans un tour de passe-passe dont il a le secret, nous assène ces vérités qui sont l’exact contraire de ce qu’on nous répète. « And I suggest that some humility is in order... » nous dit Rumsfeld... On ne peut mieux dire, et au moment qu’il faut.

Tout cela ressemble, dans un domaine assez proche, au mea culpa qui n’en est pas un dans le chef du discoureur mais qui en est un dans la réalité, de notre “Barbare qui ne jubilait plus du tout”, le colonel Ralph Peters vitupérant contre les technologies américanistes (dont celles de la communication) qu’il portait au pinacle dix ans plus tôt.

S’il faut reconnaître quelque vertu suprême aux américanistes, c’est cette étrange capacité de la mémoire très, très courte, — si courte qu’elle induit l’impudence la plus complète en affirmant de jour en jour des choses totalement contraires, avec la même assurance pédagogique, comme si ce qu’on était soi-même hier n’a rien à voir, aucune parenté, aucune responsabilité, avec ce qu’on est soi-même aujourd’hui. Demain, nous les verrons à nouveau sur le sentier de la guerre de la dénonciation de l’archaïsme islamiste, sous les applaudissements de leurs admirateurs transatlantiques et européens, sur fond de chœur admiratif pour la modernité américaniste. En attendant, merci à Rumsfeld, l’homme qui remet les choses en place par mégarde. Ce discours restera dans nos archives.

(Un conseil tout de même, sorte de post-scriptum: il ne faut pas trop s’attarder, dans ce discours, sur la description rumsfeldienne des mensonges de l’adversaires par rapport à la vertueuse vérité émanant des rangs américanistes. Il y a là un côté jérémiades, outre qu’on sait ce qu’il en est en vérité [?]. Mais peut-être est-ce là l’une des clefs des maux que dénonce Rumsfeld : et si l’impuissance US en matière de communication était fondée sur le fait que, dans cette communication, l’américanisme décrit un monde qui n’existe que dans son délire virtualiste?)