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19217 septembre 2013 – Après le G20 et avant de nous tourner vers les théâtre américaniste où se jouent dans l’immédiat les principaux événements, avec le formidable affrontement qui se dessine entre l’administration Obama et la Chambre des Représentants, il est bon d’apprécier la position de la Russie dans cette dynamique. En effet, le G20 marque nécessairement un tournant pour la politique russe, en confirmant de façon décisive la position antagoniste que les USA et le bloc BAO (avec des degrés divers d’activisme au sein du bloc) ont adoptée, pat l’intermédiaire de la crise syrienne.
Pour cette analyse, nous nous tournons vers un texte de l’analyste Fédor Loukianov, que nous avons souvent sollicité, et surtout récemment. (La dernière fois, voir le 4 septembre 2013, auquel ce F&C renvoie nécessairement.) Loukianov publie, en marge du G20, le 5 septembre 2013, un texte d’analyse original pour Al-Monitor.pulse. Le thème en est la situation et la position des USA selon la Russie, avec titre et sous-titre révélateurs : «Putin: US on Dangerous Course In Syria, – Russia may no longer consider the US a reliable partner.»
Nous allons citer largement le texte, en présentant nos commentaires pour les diverses parties citées. Nous considérons l’analyse de Loukianov comme particulièrement significative de l’état d’esprit de la direction russe, et de la pensée politique russe, vis-à-vis de ce qu’on doit nommer de ce point de vue “le phénomène américaniste”, c’est-à-dire l’évolution erratique des USA. Ensuite, à cette lumière faite de l’analyse et de son commentaire, nous proposerons notre propre analyse concernant ce que nous croyons devoir être l’orientation générale de la politique russe, vis-à-vis des USA et du bloc BAO certes, mais plus fondamentalement vis-à-vis du Système.
• En première analyse, à partir des premières manifestations de l’actuelle phase paroxystique, la position des USA et la “politique” du président Obama en Syrie apparaissent comme incompréhensibles aux Russes. La phrase de Loukianov soulignée en gras, – “une grandiose campagne de propagande pour un objectif incompréhensible”, – indique un jugement qui identifie parfaitement les moyens mais ne distingue aucune fin rationnelle pour un tel déploiement d’énergie et de puissance (dans le domaine de la communication, d’ores et déjà). C’est parfaitement décrire et saisir, même si c’est sans l’expliciter comme tel, le fonctionnement machiniste de la chose, c’est-à-dire une émanation d’un Système déployant sa surpuissance sans avoir la moindre préoccupation pour l’objectif auquel doit faire parvenir cette puissance. Et d’en revenir à la position d’Obama, dont nul n’ignore son extrême réticence pour un engagement, non seulement en Syrie mais au Moyen-Orient tout autant, et d’une façon plus générale sa réticence extrême pour toute action belliciste organisée et coûteuse, sinon risquée ; Obama qui, pourtant, s’engage dans une voie belliciste, se trouve très rapidement enfermé dans une position extrémiste, sans concession, appuyée sur une rhétorique idéologique et morale comme on en est le prisonnier, et renvoyant évidemment aux positions de GW Bush, mais par défaut, selon une mécanique irrésistible. Comme on l’a déjà constaté, Obama est “prisonnier” d’une formule quasiment publicitaire, dans tous les cas de pures relations publiques (la “ligne rouge”), et toute la logique de son action en découle. Le constat concerne l’incapacité humaine de se dégager d’un tel enfermement sémantique, avec là aussi l’hypothèse d’une puissance mécaniste qui fait du président des USA un figurant, un comparse d’une politique se développant d’elle-même sous l'impulsion et l'inspiration du Système.
«... From Russia’s perspective, everything happening around Syria today is a grandiose propaganda campaign with an incomprehensible purpose, because anyone can tell by looking at Obama how much he does not want to get drawn into another military action in the Middle East. Concepts are being blatantly manipulated: Chemical weapons were used in Syria (which is probably true), so the “red line” has been crossed and therefore a strike must be launched against the regime. It is taken for granted that only the government side could use chemical weapons.»
• Loukianov présente ce que sera, selon lui, l’évolution probable de la Russie vis-à-vis des USA dans cette affaire syrienne. La chose est présentée de facto comme si le G20 aurait pu être un tournant où un accord aurait été trouvé in extremis, mais la première partie du texte dément par avance cette hypothèse en présentant l’impossibilité du moindre échange puisque les USA arrivaient à ce sommet avec leur décision d’ores et déjà prise, – savoir, que l’attaque aurait lieu ... Quoi qu’il en soit, le G20 perçu comme un tournant, dans tous les cas pour la politique russe. Désormais, cette politique va devoir entrer dans le mode de la confrontation puisqu’elle s’oppose radicalement à une attaque contre la Syrie dans les conditions présentes, et que les USA sont en principe complètement engagés dans ce choix de l’attaque. On entrerait dans cette époque nouvelle, dont nous observions la possibilité le 4 juin 2012, où la Russie n’a plus “aucun désir de travailler avec Washington” à la recherche d’une stabilisation de la situation («...because Moscow’s desire to work with Washington will rapidly cool»).
«Until the last few days, Russia’s reaction to the growing American campaign was relatively soft, much softer than was to be expected given the general state of the relationship. In an interview on the eve of the summit, Putin spoke calmly and even positively about Obama, and with regard to the plans in Syria, he said that Russia might even support strong measures if there is incontrovertible evidence of the Syrian army’s guilt. Of course, this means nothing, because almost any evidence can be seen as controvertible, but still. However, the more the conflict intensifies and moves closer to a war that clearly raises doubts even among many US allies, the more the American political machine will operate in a straightforward and linear way. Public opinion in America and the world must be quickly prepared for the campaign, so the propaganda push will intensify, including accusations that Russia cynically supports the bloody dictator. An explanation is needed for bypassing the UN Security Council.
»For its part, Russia will likely turn up the heat of criticism and attacks on the US policy, trying to mobilize important countries – its BRICS and SCO, Shanghai Cooperation Organization, counterparts — that share its view. After the US attack, the political process to organize the Geneva II conference will probably stop, first, because its consequences are unclear and time is needed to evaluate the situation, and second, because Moscow’s desire to work with Washington will rapidly cool.»
• Un point intéressant est mis en évidence par Loukianov, lorsqu’il constate que la situation a évolué de facto comme si Obama exigeait la légitimation de son action qui est internationale en essence, de sa propre législature alors qu’elle devrait venir d’une organisation internationale (l’ONU, certes). Il juge justement que l’administration Obama, qui s’est toujours présentée comme internationaliste et libérale, se pose ainsi comme encore plus unilatéraliste que l’administration GW Bush : «In other words, [Obama] is treating international and domestic legitimacy as equal, and the vote of the Congress will be seen as an absolutely lawful basis for action.» Ce que Loukianov ne souligne pas assez, c’est que cet “unilatéralisme triomphant” aux yeux du monde extérieur est un unilatéralisme totalement défensif, par défaut si l’on veut, celui d’un Obama extrêmement faible, embarqué dans une aventure invraisemblable, n’ayant aucune chance d’obtenir une légalité internationale dans ce cas et ayant finalement besoin d’une “légalité intérieure” parce que cette faiblesse est générale et particulièrement forte aux USA même. Le paradoxe qui enchaîne sur nombre d’autres remarques est bien que ce recours à la force invraisemblable et incompréhensible, révèle également une extrême faiblesse politique, à la fois des USA et du président lui-même.
«In Russia, many people are pointing out the surprising shift in the dispute over the legitimacy of using force. Moscow is taking the traditional position — without sanctions imposed by the UN Security Council, it is an aggression. Ten years ago, the United States had bypassed the Security Council in putting together its “coalition of the willing,” but the George W. Bush administration did not pretend that the Iraq War was legal from the perspective of international law.
»Now Obama is announcing to the world that he will seek legitimacy for military action not from the international institution, but from his own country’s legislature. In other words, he is treating international and domestic legitimacy as equal, and the vote of the Congress will be seen as an absolutely lawful basis for action. This triumph of unilateralism will happen not under the neo-conservative Bush, but under the liberal left Obama, who has always insisted on the need for joint action in the world arena.
• La fin de l’analyse de Loukianov restitue le sentiment russe vis-à-vis de l’attitude des USA, en se référant évidemment au constat initial de l’attitude et du comportement d’Obama (voir ci-dessus). Le cas général et maintenant bien admis en Russie est l’incompréhension totale du comportement et de la politique des USA, et par conséquent le désir de “ni coopérer ni résister” à cette politique, mais de “l’éviter” dans ses effets et dans les risques qu’elle suscite. Le point intéressant que nous propose Loukianov concerne ce qu’il juge être l’évolution récente du jugement russe sur cette politique. Il dépasse le mot du ministre des affaires étrangères Lavrov, accusant les USA (le bloc BAO) de poursuivre une politique visant à susciter un “chaos contrôlé” (en Syrie, au Moyen-Orient, etc.), pour arriver au jugement que, tout simplement, les USA ne “savent pas quoi faire” (ni ce qu’ils font, au reste) et agissent simplement par l’usage de la force sans en connaître les conséquences, – et, en un sens, sans même chercher à savoir ce que seront les conséquences de cet usage. Cela rejoint bien entendu nos constats sur le “‘chaos contrôlé’-devenant-incontrôlable” et le “‘chaos contrôlé’-devenu-incontrôlé”, et cela affectant la situation des USA et du bloc BAO eux-mêmes. Nous parlons même [le 4 septembre 2013, en citant le jugement de Lavrov] d’une “concurrence” : «[L]’idée considérée ici est qu’il existe une concurrence potentielle entre deux “chaos contrôlés”-devenant-“incontrôlés”, – entre la situation syrienne sous la menace du bloc BAO, et la situation à l’intérieur du bloc BAO menaçant la Syrie...» Il n’est évidemment pas étonnant que cette référence concerne ce F&C déjà cité qui se référait lui-même à un autre article de Loukianov sur l’étrange parcours politique des USA/du bloc BAO dans la crise syrienne. Cette persistance et ce développement de l’analyse, chez un commentateur proche des sphères et des analyses du pouvoir en Russie, tendent à confirmer qu’il s’agit bien là du sentiment général qui caractérise le jugement de la direction russe sur la politique du bloc BAO.
«What does all this mean for US-Russian relations? The relationship is going through a strange phase. It is not hostility in the classical sense of a military or political rivalry or an ideological conflict. There is, instead, a growing alienation, a gulf in mutual understanding. In the United States, it seems that almost no one can understand why Russia and President Vladimir Putin have latched on to Syrian President Bashar al-Assad and thus have tried to find rational explanations, like arms contracts. Explanations involving principles of international relations, noninterference and concerns about making things worse are treated with skepticism. Such can’t be taken seriously.
»In Russia, in turn, many people sincerely cannot understand what exactly the United States is doing in the Middle East. What does it hope to achieve? Its actions look contradictory and inconsistent. Obama comes across as either a befuddled simpleton or a cynical manipulator. As the discussions in Mexico and Northern Ireland have demonstrated, personal meetings between leaders do not clarify the situation, but quite the opposite.
»In Russia, the United States is seen more and more as a source of global instability, made even more dangerous by the fact that its actions are dictated mainly by domestic political considerations and the alignment of forces between the parties in Congress. This is the reason for the desire to neither cooperate with nor resist the United States, but rather to try somehow to avoid it and minimize the risks from its policy. Until recently, the dominant viewpoint among the Russian public was that the United States always knows what it wants and pursues its goals. The aggrandizement of the American strategy found its apotheosis in the popular notion of “manageable chaos” promoted by conservatives in Russia. Supposedly, the United States is intentionally creating total chaos and turmoil in the Middle East so it will be easier to control everything in the muddy waters of never-ending crisis.
»Now, of course, a different opinion is more often heard. The Americans are confused. They do not understand what to do, but they see the use of force as the solution to every problem, even when the consequences are unknown. Russia does not know how to work with such a partner. In any case, Putin seems inclined to this point of view.»
Il y a une sorte de retenue, de pudeur pourrait-on dire, dans le jugement russe sur les USA. Cela se voit dans le texte de Loukianov, comme dans les analyses politiques rationnelles venues des cercles de réflexion stratégique et politique. (Le cas est encore plus vrai pour la politique officielle et pour les officiels russes, malgré qu’un Lavrov ou un Rogozine se laisse aller parfois à des jugements radicaux sur la politique US/bloc BAO, – mais justement, sans aller jusqu’au cœur du sujet. Bien entendu, pour ce cas “officiel”, cette retenue est compréhensible d’un point de vue diplomatique, même si l’on n’observe du côté US et du bloc BAO aucune retenue de cette sorte vis-à-vis de la situation intérieure de la Russie, mais au contraire une ingérence continuelle de communication et d’influence.)
Tout se passe comme si le respect du principe de souveraineté, qui est la colonne vertébrale de la politique russe, influençait jusqu’à la forme du jugement en s’interdisant de trop s’ingérer dans les affaires intérieures des autres, – y compris des USA, bien entendu. Loukianov évoque à peine l’aspect intérieur, et encore par des phrases de convenance («[I]ts actions [of the USA] are dictated mainly by domestic political considerations and the alignment of forces between the parties in Congress»). Pourtant, l’on sait l’importance capitale de cet aspect intérieur, qui est celui d’une crise profonde, et interférant directement dans l’actuelle crise syrienne.
Cette absence de jugement de la situation intérieure US peut surprendre de la part des Russes, qui ne manquent pas dans leurs rangs de “politologues-futurologues” fort diserts sur l’avenir catastrophique des USA. Ils ont même l’expérience analogique pour cela (la chute de l’URSS et la dissolution du communisme), et d’ailleurs un Gorbatchev ne se prive pas, à l’une ou l’autre occasion, de prédire aux USA un sort similaire à celui de l’URSS, – mais qui écoute encore Gorbatchev, surtout en Russie, et malheureusement à un moment où le vieil homme perd peu à peu de sa lucidité sur les événements passés pour se réfugier dans le “droitdel’hommisme”. On dira alors que les Russes réfléchissent beaucoup et en savent beaucoup sur la situation intérieure US, naturellement, mais qu’ils sont retenus d’en dire, justement, à cause de ce sentiment qu’on a mentionné plus haut (“retenue”, “pudeur”, etc.). On pourrait objecter qu’il s’agit d’une politique délibérée, respectueuse du principe ; même si l’explication est évidemment acceptable, nous ne la tenons pas pour essentielle et répétons qu’il y a vraiment un “réflexe russe” de non-ingérence, dans le domaine de la communication. En effet, notre propos est de dire que la rationalité elle-même, la “politique délibérée”, devrait être à ce stade, justement, de vouloir parler à haute et forte voix de la crise intérieure des USA, c’est-à-dire de la crise intérieure du Système. C’est une autre façon, beaucoup plus efficace et nécessaire d’être respectueux du principe, en dénonçant ce qui, aujourd’hui, y attente directement, c’est-à-dire le Système dans son activité de surpuissance devenant crise d'autodestruction.
Ce que nous annonce Loukianov, c’est que la politique russe va changer. Le G20 est un tournant symbolique, l’actuelle phase de la crise syrienne avec la possible attaque US est un “tournant profond”, et à partir de là la politique russe ne peut plus être la même. («For its part, Russia will likely turn up the heat of criticism and attacks on the US policy...», etc.) C’est à ce point qu’un choix décisif se présente pour la Russie. Un simple “durcissement” de la politique russe, quoique absolument justifié du point de vue russe comme du point de vue objectif de la situation, n’est pas suffisant. Une telle évolution nourrira évidemment du côté du Système et du bloc BAO un déferlement de lieux communs sur le “retour de la Guerre froide” accolés aux habituelles critiques antirusse du parti des salonards. D’un certain point de vue, très important parce que c’est celui de la communication, donc de la psychologie et de la perception, c’est un piège pour la Russie parce que la simple mention du “retour de la Guerre froide” provoque un réflexe pavlovien de la pensée dans le bloc BAO, réflexe pavlovien où les USA sont installés fermement dans l’histoire constamment tenue à jour par le Système comme “les défenseurs du monde libre”. Pour les Russes, il devrait être prioritaire de briser cet énorme cliché de tous les conformismes, qui suscite tous les regroupements, qui interdit les initiatives constructives, les contacts enrichissants, les liens avec les oppositions d’autres pays qui suivent la même ligne qu’eux, etc.
Cela signifie que, pour être efficaces, les Russes doivent développer leur opposition en d’autres termes que ceux auxquels ils sont habitués. La politique étrangère russe est en effet strictement composée à partir de la rationalité géopolitique et géostratégique, avec bien entendu la référence à des principes essentiels qui sont censés concerner tous les acteurs et figurants des relations internationales. Mais nous ne sommes plus dans un temps géopolitique ou/et géostratégique, et la raison réduite à ces références ne comprend rien à la situation présente, – comme Loukianov le reconnaît et le comprend d’ailleurs, lorsqu’il rapporte l’incapacité russe à établir le diagnostic de la pathologie américaniste. En effet, s’il ne dit pas l’expression (“pathologie américaniste“), il n’est pas loin d’y penser précisément, et y penser c’est reconnaître cette spécificité américaniste.
On sait que, pour nous, les USA qui n’ont jamais été une nation principielle, sont aujourd’hui l’instrument principal du Système. Leur comportement et leur dessein tendent de plus en plus à s’aligner sur le Système et la politique-Système, sinon à en être le principal interprète. Il n’est pas question pour eux de “principes”, ni de “règle du jeu”, non plus d’ailleurs que d’un dessein cohérent et compréhensible. Il se trouve d’ailleurs que les Russes sont en général les plus proches de comprendre cette spécificité, ou dans tous les cas de la relever, comme on le constate au travers de multiples interventions. (L’analyse que fait Loukianov du comportement des USA, “incompréhensible” pour les dirigeants russes, et les Russes en général, est elle-même la preuve qu’il perçoit cette spécificité américaniste, – d’ailleurs étendue de plus en plus assurément au bloc BAO.) Par conséquent, les USA ne peuvent pas être considérés, dans les relations qu’on veut ou qu’on doit avoir avec eux, selon les références courantes de la politique extérieure.
D’autre part, la Russie ne peut pas certainement pas se contenter d’avoir comme politique “ni de coopérer, ni de résister” à l’Amérique, mais de “tenter de l’éviter”. La raison est simplement qu’elle ne peut pas “l’éviter”, comme elle s’en aperçoit en Syrie, parce que l’Amérique et sa folie sont partout, que c’est justement la marque principale de cette folie que d’être partout, avec des prétentions extravagantes et des actes absolument nihilistes, déstructurants et dissolvants où la communication joue un rôle de plus en plus important ... «Russia does not know how to work with such a partner...», observe Loukianov : justement, “elle ne sait pas comment travailler avec un tel partenaire”, parce qu’elle pense encore à l’Amérique comme à “un partenaire”, – c’est-à-dire une entité qui “joue le jeu”, qui se réfère aux principes généraux qui sont la référence courante des relations internationales, ce qu’elle n’est manifestement pas puisqu’elle est le Système, ou dans tous les cas une partie importante du Système, et agissant et réagissant comme telle. L’Amérique n’est plus un “partenaire”, si elle l’a jamais été vraiment d’ailleurs. Le réalisme politique, dont les Russes se targuent avec juste raison d’être des praticiens émérites, fait nécessité que l’on reconnaisse cette réalité-là, comme l’on doit reconnaître que la puissance s’exprime aujourd’hui beaucoup plus dans le champ très varié et très mal délimité de la communication que dans celui de la puissance brute (exprimée en général pat le système du technologisme) liée aux exigences géopolitiques et géostratégiques. Ainsi le même réalisme implique-t-il à la fois de traiter les USA comme un danger mortel menaçant l’équilibre du monde, c’est-à-dire comme l’expression la plus nihiliste du Système, et comme une entité dans laquelle on peut également trouver des alliés de circonstance qui peuvent devenir des alliés antiSystème sûrs lorsqu’ils se retournent eux-mêmes contre l’entité qui les abrite. (Aujourd’hui, la Chambre des Représentants du Congrès des États-Unis dans la voie qu’elle semble avoir prise à l’encontre de la politique syrienne d’Obama est objectivement une alliée antiSystème de la Russie du plus grand poids possible. Nul n’a besoin de le clamer ni de le proclamer pour le comprendre.)
Les Russes sont pourtant les mieux “équipés”, intellectuellement (au sens large) et spirituellement pour justement appréhender cette pathologie américaniste, ou cette expression opérationnelle du Système que sont l'Amérique et sa politique. Nous avons déjà souvent développé ce thème qui nous paraît absolument essentiel, parce qu’il implique l’élévation du jugement politique au niveau métahistorique que réclament absolument les événements aujourd’hui ; et nous l’avons fait en citant des cas “opérationnels”, c’est-à-dire le transfert de la référence à des valeurs spirituelles notamment, dans des cas opérationnels de la politique d’ores et déjà réalisée. (Voir respectivement le 3 mars 2012, le 23 avril 2012, le 13 décembre 2012, le 8 juillet 2013...) Ce 8 juillet 2013 justement, appréhendant cette question de l’évolution de la politique russe sans la citer comme telle, nous écrivions ceci :
«La Russie, selon l’évolution qui nous est décrite et qui semble correspondre sans nul doute à une vérité de situation, tendrait à représenter le “modèle” de l’antiSystème. (La question sur la possibilité qu’elle soit un “modèle alternatif” nous semble sans objet. Le cataclysme structurel qui interviendrait si son “modèle“ “triomphait“ en un sens, qui serait le sens d’accélérer l’effondrement du “modèle”-Système, serait d’une telle ampleur que tout ce qui existerait serait nécessairement revu de fond en comble, y compris les facteurs antiSystème ayant contribué à l’effondrement.)
»L’élément original de la Russie dans la situation qu’on décrit est dans le fait, que nous avons déjà souligné, de réintroduire dans la situation du monde, dans l’évaluation politique, dans l’appréciation opérationnelle de la stratégie, enfin dans la communication elle-même, des facteurs tels que la spiritualité, le sacré, par conséquent la Tradition, l’élément de la transcendance, etc. Nous n’insistons nullement sur le facteur de la religion parce que, dans le cas russe, la religion orthodoxe se place elle-même en position d’être un outil de l’État et de la nation russes... [...]
»Nous allons un pas plus loin en observant que l’originalité de la Russie, telle qu’observée plus haut, devient une vertu remarquable, et une occurrence où elle semble dépasser le seul rôle de “modèle antiSystème”. Non seulement elle tend à modifier les données du débat comme on l’a vu, mais elle impose peu à peu dans les esprits des éléments qui sont complètement absents des débats courants, tels qu’ils se développent par rapport au Système et à l’intérieur du Système, y compris contre le Système. Des facteurs tels que la spiritualité et tout ce qui en dépend, voire l’appel implicite à la Tradition dans sa dimension philosophique primale, outre de jouer un rôle antiSystème, ont toutes les chances de figurer dans l’arsenal des concepts qui seront à considérer dans une époque post-Système. Le fait très remarquable des considérations qu’on découvre à cet égard est que ces facteurs sont aussi bien considérés par des esprits au nom de la foi, que par des intelligences au nom de la raison et de l’“esprit critique”.»
Les Russes ne peuvent effectivement plus se contenter de poursuivre une politique normale avec les USA, simplement en considérant les USA plus comme un “partenaire“-adversaire que comme un partenaire sûr. Ils doivent considérer les USA, le phénomène américaniste si l’on veut, pour ce qu’il est, c’est-à-dire tout sauf un élément actif et référencé de relations internationales “normales”. Ils doivent nécessairement se poser comme des activistes “résistants” et antiSystème, en se plaçant dans les domaines qu’il faut, y compris et surtout le spirituel, et en agissant dans le domaine de prédilection de la puissance qu’est aujourd’hui la communication. Il existe d’ores et déjà des exemples concrets, opérationnels, de la sorte d’arrangements et de rapprochements qui poussent à cette nouvelle posture, et qui émaneront de plus en plus de cette nouvelle posture. Ainsi, lorsque des groupes conservateurs US prônant les valeurs familiales et dénonçant la politique-Système officielle (US et du bloc BAO) vis-à-vis de la question des homosexuels considérée d’un point de vue “communautariste” déstructurant cherchent des soutiens, ils en viennent à se référer à la Russie comme “base de référence traditionnaliste” pour leurs conceptions ; pourtant et pour faire mesurer le changement des positions, on doit avoir à l'esprit que “la tradition” politique de ces groupes est l'anticommunisme viscéral, et donc une position antirusse qui ne l'était pas moins. (Ainsi la Russie se sort-elle du piège de la référence à la Guerre froide.) On peut voir une analyse de ce phénomène dans RIA Novosti le 2 août 2013 :
« Russia could be a great ally for conservatives, on issues like defending the family, abortions, even strengthening marriage and promoting more children,” said Larry Jacobs, managing director the World Congress of Families, an Illinois-based organization that promotes traditional family values in the US and abroad, in an interview with RIA Novosti. Next year the group plans to hold its eighth annual International Congress in Moscow, a move Jacobs said was “absolutely” an indication of support for Russia’s growing conservative stance on a number of social issues...»
La Russie a hérité par la force des choses et par les arrangements que les soubresauts du Système imposent, d’une place centrale de type antiSystème. C’est ce qui fait d’elle, inévitablement, l’ennemi principal des USA en tant que représentation opérationnelle du Système. La Russie ne peut échapper à ce destin, qui est inextricablement imbriqué dans le déroulement général des événements. Elle ne peut continuer à penser sa politique en termes de référence nationale puisqu’elle est partie prenante d’un affrontement collectif dont la puissance la dépasse et auquel elle ne peut échapper. Réalisme pour réalisme, elle doit s’adapter à cette situation.
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