Une Guerre de Sécession postmoderne?

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Une Guerre de Sécession postmoderne?

15 décembre 2008 — L’Amérique étant la terre de tous les possibles, c’est bien connu, nous aurons également cette surprise extraordinaire : comment la Guerre de Sécession, Civil War pour la catéchisme américaniste, revient parmi nous par le biais de la crise US en général et de la crise de l’industrie automobile US en particulier. Le rejet par le Sénat du plan de sauvetage des Big Three ($15 milliards pour General Motors, Ford et Chrysler, à Detroit, dans le Michigan, Etat industriel du Nord), essentiellement à cause de l’opposition de sénateurs républicains du Sud, fait effectivement renaître, dans l’amertume de la crise, les dissentiments qui, dans la décennie 1850, opposèrent le Sud au Nord et débouchèrent sur la Guerre de Sécession. L’affection affichée du President-elect pour Abraham Lincoln se colore à cette lumière d’une étrange saveur…

Tout cela n’a rien d’une plaisanterie, notamment lorsqu’on entend Brian Fredline, qui dirige le syndicat UAW (United Automobile Workes) à Lansing, dans le Michigan, qui est la principale organisation exigeant le plan d’aide pour Detroit, – dire ceci: “C’est presque comme si les sénateurs confédérés se battaient contre l’Armée de l’Union du Nord. Le parallèle est effrayant, et c’est presque la mentalité du Sud qui renaît…” («This is almost like Confederate senators fighting against the Union Army of the North. The parallels are frightening, and it’s almost this mentality that the South will rise again. They hold hostage the economic recovery of anyone who lives north of the Mason-Dixon line.»)

Que se passe-t-il? La chose est simple et vous fait savourer une autre amertume: comment la globalisation réintroduit le virus de la division fondamentale aux USA, la fragilité même, originelle, de cette nation. Les sénateurs républicains du Sud qui s’opposent au plan représentent des Etats où des firmes non-US, essentiellement allemandes et japonaises, ont implanté des usines d’automobiles, et ces firmes ne bénéficiant pas de la même aide qu’on projette de donner aux Big Three (c’est le Times de Londres qui publie ce matin un article sur le sujet).

«Those opposing the bailout included Richard Shelby of Alabama, which has benefited from investment by Honda, Hyundai and Mercedes-Benz; Senate Republican leader Mitch McConnell, who has a big Toyota plant in his state of Kentucky, and Bob Corker of Tennessee where Nissan and Volkswagen have provided thousands of new jobs in recent years.

»Jim DeMint of South Carolina, where a new BMW factory has been built, even gave warning that “we’re going to have riots” if more money was spent rescuing the carmakers in the North. “There are very few companies that aren’t hurting and they’re going to hurt. We don’t have enough money to bail everyone,” he said.

»The UAW says that a double standard has operated by which the South has attracted investment from foreign car companies, with more than $3 billion of state subsidies since 1992 — while denying help for the North.»

Les horions qui s’échangent à propos de ce plan qui n’a pas été voté, – alors que l’administration Bush, qui existe encore, en préparerait un, mais sans trop se presser, – ont d’ores et déjà cette coloration Nord-Sud, avec les interférences dramatiques de la tension et de l’urgence de la crise économique. Cette affaire rassemble effectivement toutes les oppositions sous-jacentes d’un pays profondément divisé, et par conséquent déchiré par les intérêts particuliers et les intérêts locaux. La bataille s’étend…

«Reprisals have already begun. Kentucky’s Republican Senator Jim Bunning, who was once a baseball star in Detroit, was abruptly uninvited from appearing at an event for fans in Michigan at the weekend as punishment for voting against the bailout. And a retired GM engineer last week started a website urging a consumer boycott of Alabama until Mr Shelby is replaced by a senator “who has America’s best interest in mind”.

»Michigan’s Democratic Governor, Jennifer Granholm — who is an economic adviser to Barack Obama’s transition team — has joined the clamour against Southern Republicans. “The Republicans in the Senate have been protecting the Republicans within their borders,” she said. “They are not acting as Americans.”

»Mr Shelby has denied wanting to destroy industry in the Yankee North to help foreign-owned plants in his state. “No, no, no — failure is never a good thing for anybody,” he said. “If I had five GM or Ford plants in my state, I would oppose this bailout.”»

Etre yankee en plus d’être Africain-Américain, – pour être Lincoln?

Rarement le symbolisme et des occurrences historiques d’une puissance extraordinaire se seront manifestés avec autant de force, avec des dimensions aussi grandioses.

• Barack Obama est le premier président Africain-Américain et son modèle est Abraham Lincoln qui mena le Nord dans la Guerre de Sécession. Pour l’emporter, alors que les armées du Nord étaient partout en déroute en 1862, Lincoln transforma cette “guerre civile” sur la question des droits des Etats en une croisade morale mettant le Sud en accusation avec, à partir de la fin 1862, le but avéré de l’émancipation des esclaves noirs du Sud (Emancipation Act d’avril 1862 suivie de l’Emancipation Proclamation du 1er janvier 1863, proclamant in fine l’émancipation des esclaves comme but de la guerre). Cette transformation du but de la guerre transforma le conflit lui-même en une guerre totale, sans compromis possible, et en une guerre d’anéantissement selon les conceptions “yankees” (américanistes) de la guerre. Les Armées du Nord, avec Grant et Sherman, appliquèrent au Sud un traitement de déstructuration de la société sudiste par le fer et par le feu. Cette Guerre de Sécession place les idéologues face à un rude dilemme: dénoncer le Sud esclavagiste ou (et?) dénoncer le Nord qui mit en place et activa tous les facteurs matériels et idéologiques de la politique et de la guerre industrielle d’anéantissement des armées et des populations civiles, voire des ethnies, qui devint la norme du XXème siècle?

• Le Sud était essentiellement, en 1861, dans une situation économique d’ouverture sur l’étranger, essentiellement le Royaume-Uni (qui soutint le Sud jusqu’en 1863-64) et l’Europe, avec le commerce du coton qui exigeait le libre-échange. Le Nord voulait imposer le protectionnisme à tout le territoire pour que le capitalisme US se développât sans concurrence. Aujourd’hui, dans cette querelle de l’automobile, le Sud défend les citoyens US travaillant pour des intérêts étrangers implantés dans ses Etats, tandis que le sauvetage des Big Three de Detroit est présenté comme un acte “purement américain” répondant à l’intérêt national. (Ce mot de la gouverneur du Michigan Jennifer Granholm, proche d’Obama, accusant les républicains du Sud de n’être pas de bons Américains, – d’être l’équivalent des “Un-Americans”, cette expression caractérisant le maccarthysme? «The Republicans in the Senate have been protecting the Republicans within their borders. They are not acting as Americans.”)

• Depuis plusieurs semaines, l’interprétation de la situation aux USA est que les USA se trouvent dans une situation équivalente, ou dans tous les cas une situation psychologique proche de celle de la Grande Dépression. C’est faire un parallèle avec l’une des deux grandes crises historiques de l’histoire des USA. L’autre grande crise de cette histoire? La Guerre de Sécession… Allons-nous vers une situation où nous aurions les deux crises psychologiques en même temps, la psychologie de la catastrophe économique et la psychologique de la crise de désunion nationale?

La charge explosive de cette querelle se trouve dans la façon dont elle propose un saisissant raccourci entre les affrontements du passé et ceux des temps postmodernes présents. A cette occasion, on mesure la fragilité paradoxale de l’immense puissance américaniste. Les USA apparaissent aujourd’hui chargés des fragilités présentes, – la crise économique courante, d’une gravité exceptionnelle, mais aussi bien la perte du sens de l’unité nationale après le déchaînement des intérêts particuliers et de l’individualisme du capitalisme postmoderne sous la présidence Bush. En même temps, les USA risquent de retrouver, exacerbés par la crise présente, la charge de la crise nationale de l’origine, avec l’affrontement entre les Etats et le pouvoir fédéral central que les fédéralistes imposèrent comme ciment de l’Union, en deux phases complémentaires, et l’affrontement entre les Etats eux-mêmes (la Constitution de 1788-89, modifiant la statut originel, très confédéral, des USA de 1783; puis la Guerre de Sécession de 1861-1865 qui rendit pratiquement caduc par le fer et par le feu le droit de faire sécession des Etats, – mais non formellement, puisque ce droit existe toujours dans la Constitution).

L’ironie de ce destin est complète quand l’on observe que cette querelle fondamentale, qui se greffe sur la tragédie de la crise générale en la complétant, est directement le rejeton de la globalisation, avec l’ouverture des frontières aux investissements étrangers et la “désindustrialisation” de l’apport spécifiquement US dans la structure américaniste. Elle est encore plus complète si l’on considère que cette globalisation est la marque fondamentale de l’esprit yankee qui s'est affirmé décisivement contre le Sud, avec la transformation économique vers l’industrialisation à outrance, puis l’expansion de la puissance économique US globalisée au-delà de ses frontières, une fois que le capitalisme US eut acquis toute sa puissance à l’abri du protectionnisme de la période dite du Gilded Age du “capitalisme sauvage”, à peu près entre 1865 et 1890. Ajoutez-y un zeste supplémentaire, d’ironie amère, en considérant que tout cela se fait autour d’un acte qui met en cause la doctrine idéologique ultra-libérale adversaire de l’interventionnisme public, que les républicains sudistes, habituellement proches de cette doctrine, réclament dans ce cas un supplément d’interventionnisme public pour leurs propres Etats…

Cette situation est une complication extraordinaire de plus pour Barack Obama. Sa condition d’Africain-Américain devient, dans cette occurrence un handicap potentiel d’une extraordinaire puissance après qu’elle ait été présentée comme un atout exceptionnel pour les USA. Qui ne réalise, dans des situations potentielles de conflit exacerbées à partir de la querelle qui se développe aujourd’hui, le symbolisme catastrophique de ce président Africain-Américain, qui a pour modèle Abraham Lincoln, qui pourrait apparaître pour les Sudistes comme un homme favorisant le Nord contre les intérêts du Sud, y compris les “petits Blancs” qui travaillent dans les usines Honda ou BMW de l’Alabama ou du Tennessee?

D’autre part, ne faut-il pas créditer Obama d’une surprenante prémonition en prenant Lincoln pour modèle? Mais alors, ce serait le vrai Lincoln, pas celui qui fait pâmer nos salons germanopratins; ce serait d’abord le Lincoln garant de l’unité nationale par tous les moyens, et non le Lincoln de l’émancipation des esclaves. Avec le regard de l’importance historique des événements placés dans la perspective historique, l’émancipation apparaît plus comme un outil du maintien de l’unité nationale en rassemblant le Nord défaillant contre le Sud sécessionniste, que comme un acte fondateur en lui-même…

La vitesse des événements est tout simplement stupéfiante, nous ne cessons de le répéter, alors que le President-elect est encore à un gros mois de son entrée en fonction. La crise économique s’est affreusement aggravée durant les dernières semaines jusqu’à approcher la possibilité d’une dépression, voire d’une seconde “Grande Dépression”. Soudain apparaît le spectre fondamental de l’histoire des USA: la crise de l’unité nationale, toujours latente depuis les origines. Les USA sont dans une bien mauvaise situation intérieure pour conjurer ce spectre.

L’Histoire au grand galop déchaîné…