Une époque sans victoire, sans issue, sans rien...

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Une époque sans victoire, sans issue, sans rien...

23 mai 2013 – Nous parlions il y a quelques jours (voir le 11 mai 2013) d’une “phase dépressive” pour les USA vis-à-vis de la Syrie. Nous aurions pu écrire : “pour le bloc BAO”, ou, d’une façon plus générale, pour toutes les agitations, manigances et manœuvres qui, depuis l’été 2011, caractérisent la situation de la crise syrienne. Nous aurions pu faire encore plus tranchant et simplement constater une “phase dépressive” générale, qui n’épargne personne. Même les Russes, qui s’annoncent comme les grands vainqueurs de cette épreuve syrienne parce qu’ils tiennent sur des principes, même s’ils sortaient renforcés dans la situation générale du Moyen-Orient, comme nous commencions à le constater le 14 mai 2013, même les Russes ne “gagnent” rien parce qu’il s’agit d’une “époque sans victoire”, parce qu’il s’agit d’une “époque sans issue”.

Nous traversons une période singulière, faite à la fois des restes des fureurs et des emportements des narrative du bloc BAO, et des amertumes de plus en plus prégnantes du constat des illusions perdues et des ambitions déçues, – d’ailleurs comme si les unes et les autres, “illusions” et “ambitions”, se confondaient, les ambitions n’étant rien d’autre que de piètres illusions. Les marques de l’amertume qui nous envahit sont celles des catastrophes en cours, qui composent la crise d’effondrement du Système, et qui se signalent partout, – en Syrie certes, mais ailleurs aussi bien, dans une chaîne ininterrompue, dans un contexte impeccablement plaqué sur une infrastructure crisique qui nous tient dans ses griffes.

Nous ne disons pas qu’il s’agit d’un Moment définitif et donc décisif ; il l’est peut-être, il ne l’est peut-être pas... Nous disons que, dans tous les cas et s’il est effectif comme nous le croyons, c’est un moment significatif, qu’il soit ou non définitif et donc décisif. Nous évoquions ce Moment dans notre texte du 22 mai 2013, pourtant sur un tout autre sujet : «Ce sentiment d’un changement de “tonalité” de la crise ne concerne pas seulement le corps de ce message, il implique un jugement général de notre part et il devrait faire l’objet de l’un ou l’autre texte à cet égard, sur ce site. Il s’agit de l’observation que notre “crise d’effondrement“, crise générale par définition, est effectivement entrée dans une phase nouvelle, non pas spécifiquement d’elle-même mais dans la perception que nous en avons. (Le rapport entre les deux, rythme de la crise et notre perception, n’est pas direct ni proportionné parce que la dynamique de la première est constante mais dissimulée [les termites] et que la seconde n’y réagit que par saccades.) Nous pensons que les psychologies, la psychologie collective touchée par les effets des événements et les impressions des grands courants métahistoriques, et par conséquent les psychologies individuelles qui en recueillent elles-mêmes les effets secondaires par le biais du collectif, ont incubé un fait nouveau. Il s’agit bien entendu d’un “fait” méritant des guillemets par rapport au sens commun subverti par le Système et qui lui est hostile, puisque fait non exprimé consciemment, et encore moins répandu dans le système de la communication où les forces du Système ont leurs positions et leurs diktat. Il s’agit, à notre estime qui est de l’ordre de l’intuitif, du fait de l’inéluctabilité de cette crise...»

C’est un de ces moments où nous pouvons mesurer, toucher du doigt, physiquement sentir ce que cette crise a d’irrémédiable, et donc cet événement eschatologique dont nul vainqueur ne peut émerger, dont nulle issue ne peut être conçue par la raison seule et d’ailleurs discréditée par sa subversion par rapport au Système, et cet événement nous confrontant à notre destin. C’est, littéralement, un “Moment eschatologique”, où l’idée terrible s’inscrit brutalement dans nos psychologies qu’il nous faut attendre ce que le sort, ou la Providence, va décider, – et certains esprits acceptant cette confidence de perception de leurs psychologies, les autres (la plupart) la refusant ou la réfutant.

Nous relevons plusieurs signes physiques et politiques, matériels et conceptuels, qui marquent selon notre perception cette amertume. Tout se passe comme si les événements eux-mêmes avaient décidé de s’orienter d’eux-mêmes de telle façon qu’il ne puisse y avoir, dans notre psychologie et dans notre âme, rien d’autre que ce goût acre de l’amertume. Nous sommes littéralement eschatologisés, dans tous les sens, mais également et précisément pour accorder croyances et non-croyances, dans le sens le plus concret du cours des événements terrestres. C’est comme nous l’écrivions le 14 mai 2008 déjà : «[N]ous voulons dire, si nous nous référons à cette définition pratique et concrète, et excellente en tous points, que donne Roger Garaudy de l’eschatologie (à côté de la définition théorique : “Etude des fin dernières de l’homme et du monde”): “L’eschatologie ne consiste pas à dire: voilà où l’on va aboutir, mais à dire: demain peut être différent, c’est-à-dire: tout ne peut pas être réduit à ce qui existe aujourd’hui.”» Veut-on une revue de détail ?

• Aux USA, à Washington, on connaît l’état général du système. On voit également que des formes plus agressives de crises se développent (Scandalgate, dont l’affaire FBI/AP, le 16 mai 2013), qui fragilisent considérablement la position du président. Alors que son second mandat vient à peine de commencer, l’autorité et l’influence d’Obama sont en train de s’affaiblir, d’une façon désormais classique et du type-entropique mais pas plus lente pour autant, à partir d’une situation crisique du pouvoir à Washington déjà elle-même catastrophique. L’hypothèse qu’on nommerait Watergate-II, ou “watergatisation” de Scandalgate, n’est plus de la vaine spéculation mais une possibilité bien réelle. Bien entendu, tout cela se plaque sur la situation générale catastrophique des USA qu’on connaît, qui affecte tous les domaines constituant la structure désormais en voie de dissolution de cette puissance. Depuis au moins 2008, les tensions centrifuges à caractère déstructurant et dissolvant, rejoignant les problèmes de l’origine de ce projet américaniste qui furent brutalement écartés, d’abord par les législateurs de la Constitution puis par les canons du général Grant, se manifestent par toutes les issues possibles, de la haine du “centre” washingtonien à la question de la vente libre des armes. Les crises conjoncturelles de l’ensemble américaniste se concentrent dans cette structure crisique structurelle de la désunion.

• En Europe, le phénomène crisique est également général et touche tous les domaines possibles, dans toutes les dimensions possibles, y compris au niveau des composants du concept ; de la question de la souveraineté et de l’identité des nations devenant des références inexistantes engendrant des angoisses et des souffrances intolérables pour les peuples ; de la question de la paralysie et de l’impuissance bureaucratique grandissante des institutions à prétention supranationale et qui semblent se contracter en des non-actes significatifs à mesure que cette affirmation est de plus en plus proclamée. Les crises conjoncturelles (l’euro et la finance, les crises sociales et sociétales, la crise diplomatique illustré par la Syrie et par l’Iran, les crises culturelles et identitaires) se développent et s’additionnent sans qu’aucune solution pour aucune d’entre elles ne puisse être envisagée, et se connectent directement sur des processus d’effondrement structurels en une infrastructure crisique proprement européenne qui semble bien être la seule création solide du processus européen. L’Europe n’a jamais été aussi présente et étouffante et aussi profondément plongée dans l’impuissance et dans le rejet des populations. C’est toute une civilisation et toute une psychologie qui se trouvent plongées dans l’abîme de la dépression. La seule solution en vue pour les dirigeants-Système, qui font partie d’une sorte de “génération-zombie” d’une manufacture incontestablement européenne, est nécessairement “toujours plus d’Europe”. (Pour une référence raisonnable mais sans aucune illusion sur cette crise, voir William Pfaff sur son site, le 16 mai 2013 : «It is not simply the Eurozone, composed of the 17 European states that have the euro as currency, that is threatened... [...] Now it is the European Union itself that is in danger...» On peut également consulter l’article présenté en Ouverture libre, ce 21 mai 2013.)

• Autour de ce bloc BAO, concepteur, moteur et ordonnateur de la civilisation, qui semble se contracter en une infrastructure crisique, the Rest Of the World (ROW nouvelle formule, d’après-2008) cherche à comprendre une situation où on lui enjoint de suivre une conception générale maximaliste dont le résultat évident et direct est d’accélérer exponentiellement la course à l’effondrement. Lorsqu’il songe à une résistance, sinon à une révolte, ROW se réfère à des structures en formation telles que BRICS ou OCS, mais sans réelle conviction. Dans cet ensemble, la Russie domine conceptuellement par la puissance qualitative de sa démarche ; d’une certaine façon, on pourrait penser que la Russie sait bien qu’elle a raison mais qu’elle sait également que c’est trop tard. Elle développe la diplomatie la plus intelligente du moment, avec un esprit ferme pour concevoir les fondements et les orientations de son exécution (Poutine) et le meilleur ministre des affaires étrangères de son temps, de très loin, pour exécuter cette conception en la comprenant parfaitement (Lavrov), – l’inspirateur de tout cela étant simplement la présence irréfragable du fait national russe qui semble avoir gardé quelque transcendance. Mais ce déploiement opérationnel, qui vaut pour une situation classique où la raison non subvertie aurait encore sa place dans les relations internationales, n’a aucune chance de modifier fondamentalement l’irrésistible courant d’entropisation.

• La Syrie est, pour l’instant, le point de fusion central de ce que nous nommons crise haute, et c’est là que se mesure la différence abyssale entre la diplomatie russe et la pseudo-diplomatie du bloc BAO. Effectivement, les Russes dominent la scène mais, comme nous le constations plus haut et selon notre estimation, «Tout le brio des Russes ne peut rien sur l’essentiel, parce que personne ne peut rien sur l’essentiel.» La Syrie est effectivement un tourbillon de désordre et de chocs divers, où chacun croit disposer d’un plan sûr pour “la victoire” et agit dans un sens qui ne peut qu’accélérer le tourbillon. La méconnaissance des enjeux réels, chez la plupart des acteurs, est littéralement stupéfiante. Une conversation à bâtons rompus d’une heure avec un ministre des affaires étrangères d'un pays du bloc BAO, comme cela fut le cas très récemment, laisse confondu sur le degré d’ignorance de cette sorte de personnage («On a l’impression de parler à un idiot», dit, presque attendri, un participant actif de cette rencontre). En Syrie, à cause des circonstances, des combinaisons de puissance du système de la communication, des pressions diverses (dont celles, terrifiantes, du parti des salonnards), se trouve rassemblée la scène la plus expressive du naufrage intellectuel des directions politiques et des élites-Système de ce que nous nommons la “contre-civilisation”.

• Autour du monde globalisé mais avec des effets jusqu’au cœur de lui-même, les crises eschatologiques se poursuivent, que ce soit celle du simple désordre de nos politiques rendues nécessairement absurdes par des influences insaisissables (Libye), que ce soit celle des effets effrayants du Système sur la situation du monde (la crise climatique et tout ce qui va avec), voire à l’extrême la crise permanente qu’est le machinisme, transmuté décisivement en technologisme catastrophique, et cette crise proche d’arriver au point de rupture. Cela signifie que si, demain, par une sorte de miracle qu’on arriverait malgré tout à mettre à l’actif du Système, tous les affrontements, les mésententes, les coups fourrés cessaient, remplacés par une concorde universelle, nous nous trouverions tout de même devant un empilement de crises eschatologiques sans issue ni solutions.

• Nous terminons in extremis (le Guardian de ce 23 mai 2013) par une observation qui semblera plus anecdotique, moins universelle disons, voire people si l’on a l’esprit mal tourné, l’esprit “peuple-blingbling” de cette époque crépusculaire. Elle nous paraît significative, et pas moins fondamentale que les autres. Il s’agit des remarque d’un acteur-réalisateur, qui fit et continue à faire profession d’avoir une pensée progressiste, Robert Redford, qui est à Cannes pour le film All Is Lost, réalisé par le jeune JC Chandor que Redford a soutenu au travers de son institution (le festival de Sundance du film indépendant) pour la réalisation de Margin Call, – le film le plus profond réalisé sur la crise financière de l’automne 2008. Redford observe à propos de All Is Lost qui est une allégorie de la crise que nous traversons : «Certain things have got lost. Our belief system had holes punched in it by scandals that occurred, whether it was Watergate, the quiz show scandal, or Iran-Contra; it's still going on…Beneath all the propaganda is a big grey area, another America that doesn't get any attention; I decided to make that the subject of my films. [...] We are in a dire situation; the planet is speaking with a very loud voice. In the US we call it Manifest Destiny, where we keep pushing and developing, never mind what you destroy in your wake, whether its Native American culture or the natural environment. [...] I've also seen the relentless pace of technological increase. It's getting faster and faster; and it fascinates me to ask: how long will it go on before it burns out.» Nous observerons que, contrairement à ce qu’il laisse entendre, Redford a évolué : critique de son époque qu’il tendait à réduire à ce qu’il jugeait être la vertu perdue des USA, mais la jugeant réformable comme la vertu des USA elle-même (The President’s Men, sur le Watergate, en 1976), il tend plutôt à parler aujourd’hui du “système” et de “la planète” ; et l’on voit bien qu’il ne croit plus à sa réforme possible (du Système), et qu’il juge qu’il se développe de lui-même jusqu’à son effondrement venant comme un fait inéluctable de lui-même («... and it fascinates me to ask: how long will it go on before it burns out»). Sa psychologie a effectivement incubé, de manière inconsciente, l’inexorabilité de l’effondrement.

Un Moment eschatologique

L’image du Titanic pour figurer le Système est juste, mais l’on comprend évidemment qu'elle ne l’est que partiellement. Lorsque le Titanic sombra, on savait bien que tout continuait après lui, que la catastrophe, outre la cruauté des vies emportées, n’apporterait qu’une occasion de plus pour tel ou tel débat, notamment sur l’application et le bon usage du technologisme naval, et que le reste continuerait. Le Système-Titanic, lui, n’a pas d’après... Le Système-Titanic sombre et, parce qu’il est hermétique et qu’il a happé en lui la globalité du monde, il est assuré que nous ne pouvons savoir ce qui va suivre, et encore moins imaginer puisque l’autorisation de le tenter ne nous est pas parvenue. La cause directe et parfaitement compréhensible de notre ignorance est que ce qui va suivre n’a aucun rapport avec le Système, que l’affirmation et la construction de cette “succession” qui ignore complètement son légataire ne dépendent pas de nous, du sapiens et de ses prodiges, et de sa prodigieuse hubris, – parce que «tout ne peut [...] être réduit à ce qui existe aujourd’hui»... Le Système-Titanic sombre aux accents d’une sorte de “marche eschatologique” exécutée par l’orchestre bien connu, dont on attend qu’il reste à son poste jusqu’au bout.

Observant tout cela et déroulant ces remarques diverses sans fièvre particulière, nous n’avons nullement l’impression, ni d’être excessivement pessimiste, ni d’être disons “catastrophistes”. Nous avons plutôt le sentiment de rendre compte d’une situation qui est singulière, sinon peu ordinaire, essentiellement par l’identification instantanée que nous en avons, et par l’effet de l’accélération de l’Histoire et de la contraction du temps. (Il suffit à cet égard de se rappeler où nous en étions il y a dix ans, quand la plupart des commentateurs et observateurs pensaient précisément dans le sens de cette remarque désormais immortelle d’un “officiel” de l’administration Bush à l’été 2002 : «We're an empire now, and when we act, we create our own reality. And while you're studying that reality — judiciously, as you will – we'll act again, creating other new realities...» [voir notre Glosssaire.dde sur le “virtualisme”, le 27 octobre 2012].) Il faut admettre que la puissance d’un tel basculement de la perception répond à une dynamique des événements si extraordinaire qu’on doit parler de métahistoire, et bouleverse les psychologies à ce point du désordre qui permet d’assumer et de favoriser, la plupart du temps sans la moindre conscience de cela, des bouleversements aussi inouïs que ceux qu’on connaît. Nous voulons dire par là que la transformation et l’affolement des psychologies depuis dix ans font, singulièrement des directions politiques et des élites qui les soutiennent, de ces acteurs-Système qui sont plutôt et de plus en plus des figurants-Système, des outils très efficaces pour aller dans le sens de la dynamique de l’autodestruction et favoriser involontairement, et en croyant éventuellement l’inverse, la crise d’effondrement du Système.

Les commentaires généraux de ces événements nous paraissent manquer d’ampleur et d’audace à cet égard, simplement en n'acceptant pas de considérer des hypothèses que la raison rejette en général, et à cause de cela. (L’état de la raison étant aujourd’hui celui de la complète subversion d’elle-même, cet argument serait plutôt le contraire de ce qu’il veut prouver.) Ces commentaires se font principalement entre les partisans du Système (les figurants-Système, également négationnistes de la crise), qui répètent simplement, en guise d’incantation plus que de démonstration, que tout continue et que le Système est plus cohérent et nécessaire que jamais. Leurs adversaires, qu’on devrait qualifier d’antiSystème mais qui le sont de moins en moins d’un point de vue fondamental, continuent à développer une logique d’affrontement, à parler en termes de victoire-défaite, arguant que des forces se constituent avec de plus en plus de puissance pour inquiéter le Système tel qu’il est. Pour ceux-là et pour prendre le cas événementiel le plus intéressant, l’effondrement des USA dans le sens de l’effondrement du pouvoir central du Système constituerait une victoire décisive à partir de laquelle on pourrait entreprendre une reconstruction et une réforme radicale du Système. Dans cet exemple, nous pouvons dire que nous sommes décisivement d’un avis différent, si l’on veut effectivement développer une dynamique antiSystème. L’effondrement des USA per se ne nous intéresse pas dans le sens qu’il ne peut être considéré à lui seul comme un événement décisif, et que le considérer de la sorte lui enlève tout caractère de décision. (Nous n’avons certainement pas toujours pensé dans ce sens, mais la pensée évolue nécessairement au rythme de l’accélération de l’Histoire. Une évolution de la pensée, même et surtout radicale, est une chose inévitable et nécessaire. On notera que nous avançons cette idée nouvelle du caractère insuffisant du seul effondrement des USA, ou les prémisses de cette idée nouvelle, depuis au moins 2009, – une fois incubé l’événement pour nous rupturiel, et nécessitant un changement d’appréciation, de la crise de l’automne 2008. [C’est à partir de cette époque que nous avons observé la constitution du bloc BAO.] On peut apprécier les prémisses de ce changement conceptuel dans des textes du 3 janvier 2009 et du 14 octobre 2009, au moins.)

Pour poursuivre l’exemple, nous considérons que l’effondrement de l’Amérique ne nous apparaîtrait comme un événement décisif que dans la mesure où il entraînerait l’effondrement du Système. C’est la condition sine qua non pour faire passer l’événement de la catégorie des événements très importants à l’intérieur du Système, à la catégorie de l’événement antiSystème fondamental. (Cela dit, ajoutons cette précision essentielle que, pour nous, il est acquis, disons à 99,95%, que l’effondrement des USA amènerait nécessairement l’effondrement du Système. Mais il est essentiel de comprendre cette nécessité relationnelle entre les deux, pour mieux distinguer les caractères de l’événement, ses orientations, ses effets, etc.)

C’est-à-dire que, pour nous, le point de non-retour est non seulement atteint mais très largement dépassé. Subrepticement et nécessairement pour leur pauvre cause, les partisans du Système, mentionnés plus haut mais brièvement à cause de l’extrême pauvreté de leur pensée, sont passés de l’argument TINA (There Is No Alternative), qui impliquait une sorte de “volontarisme”, de la nécessité optimiste de se battre, d’innover, d’aménager, pour s’adapter à ce Système auquel, selon eux, il n’y avait pas d’alternative ; à l’argument qu’on résumerait sous le sigle TINNOA (There Is No Necessity Of Alternative), qui implique que tout est parfait telles que les choses sont, que le Système représente une sorte de perfection intangible, effectivement la Nécessité universelle réalisée. De ce point de vue, nous sommes au niveau d’une religion (cet exotérisme qui estime le débat clos) demandant à ses adeptes un complet aveuglement ; cette logique religieuse implique que rien d’autre d’humainement et même de “spirituellement” acceptable ne peut se concevoir, et qu’à l’extérieur de cela on ne trouve que la barbarie conceptuelle. Par cette position, et compte tenu de ce qu’est le Système, les partisans-Système représentent eux-mêmes un nihilisme totalement clos et même verrouillé, une sorte de barbarie eux-mêmes, justement selon leur démarche d’inversion, ici d’accuser les autres d’être ce qu’ils sont eux-mêmes en vérité. Il s’agit de la “barbarie postmoderniste” combinant le «barbare intérieur» selon Jean-François Mattéi, et le barbare augmenté de la barbarie faite de technologisme prédateur et de narrative dissimulatrice qui permet de faire avancer l’équation dd&e (déstructuration-dissolution-entropisation) que le Système lui-même exsude et d’accélérer la dissolution de la société produisant elle-même des caractères barbares supplémentaires.

Plus que jamais, le produit du Système, l’équation dd&e, est implicitement présenté selon la formule-narrative du “chaos créateur”. Mais ce chaos, qui est effectif, est désormais exclusivement producteur de nihilisme (sa forme opérationnelle est l’entropisation), c’est-à-dire un chaos producteur d’un chaos de lui-même. Il est indiscutable qu’un monde “organisé” selon de tels déséquilibres insensés en constante accélération, et par conséquent en constante aggravation de leur instructure de déséquilibre et de non-sens, et par conséquent ce monde de plus en plus condamné à se trouver enfermé dans ces déséquilibres, il est indiscutable qu’un tel monde ne peut survivre en aucune façon. Il s’oppose hermétiquement à toutes les lois concevables, qu’elles soient physiques ou métaphysiques. C’est la situation où nous nous trouvons présentement, qui nous apparaît effectivement, dans sa phase autodestructrice, comme la formule d’accélération ultime de la crise d’effondrement du Système. Pour autant, nous ne savons et ne pouvons savoir quand et comment s’accomplira cet événement dans sa finalité.

Ce n’est pas être particulièrement pessimiste qu’affirmer cela, mais simplement faire un constat réaliste d’une situation qui s’exprime de toutes les façons possibles. La question inévitable que l’“esprit de l’époque” nous conduit quasiment comme une obligation à poser est, non seulement d’envisager, mais de connaître ce qui va suivre : cette connaissance de l’avenir, même catastrophique et post-catastrophique, c’est-à-dire même eschatologique, est impossible, ce qui contrevient au diktat nécessaire de la modernité qui est la maîtrise, et donc la connaissance de l’avenir. La crise étant évidemment eschatologique, aucune réponse ne peut être apportée ; cela explique notre profond désarroi par rapport à l’“esprit de l’époque” et la réaction la plus marquée répondant au diktat de la modernité est de nier la vérité de cette crise, y compris ce que certains considèrent comme sa nécessité au sens métaphysique. (Cas du négationnisme de la crise.) Cet état d’esprit, qui fut considéré comme une immense victoire humaine, apparaît aujourd’hui comme un terrible handicap, par exemple par rapport aux sociétés anciennes qui ignoraient évidemment, et rejetaient in fine par leurs conceptions, le diktat moderniste de la maîtrise et de la connaissance de l’avenir. Dans son discours de réception à l’Académie d’Athènes, en 1997, consacré à La pensée grecque (dans L’homme qui riait avec les dieux, Albin Michel, 2013), Lucien Jerphagnon exposait ceci qui était à la gloire de cette “pensée grecque”: «Ainsi, cette dialectique de l’un et du multiple, de l’illimité et de la limite, de l’absolu et du relatif, de l’universel et du particulier, du parfait et de l’imparfait, exorcisait d’avance le mauvais démon de l’hybrys, de la démesure qui aimerait s’affranchir des limites du possible, et qui voudrait faire porter au discours humain une charge d’absolu qu’il ne peut contenir.»

Ces conceptions rejoignent en les nourrissant de l’antique sagesse notre propre approche de l’inconnaissance. Cela était exprimée d’une façon “opérationnelle” qui pourrait être proposée comme l’attitude à observer face au tumulte du temps présent et à l’énigme de l’après cette crise d’effondrement du Système, dans la Chronique du 19 courant... du 19 avril 2013 : «L’inconnaissance se dégage d’elle-même avec l’âge si l’élan de la pensée y pousse, et l’âge conduit effectivement à trouver, non comme une porte de sortie mais comme une fenêtre ouverte sur un nouvel élan, une activité qui avait pris comme mot d’ordre “le savoir” satisfait de lui-même et qui ne s’en satisfait plus. Il y a une certaine ironie, qui est, comme on dit aux jeunes gens irrespectueux, le “privilège de l’âge”, à pouvoir dire : “oui, oui, ‘je sais’, mais je sais aussi qu’il est préférable de ne pas s’attacher à ce savoir et de lui préférer ‘je sais que je ne sais pas’” ; et, disant cela (“je sais que je ne sais pas”), poursuivre en constatant que “ce savoir-là vaut bien plus que le savoir tout court”...» Nous sommes dans un temps qui nous impose nécessairement le constat que nous ne pouvons pas savoir (que nous ne savons pas), et l’occasion est belle, et liquidant ainsi définitivement le diktat (l’hybrys) de la modernité, d’en faire une gloire de l’esprit sous la forme de l’inconnaissance («la métaphysique et la spiritualité les plus hautes qu’on puisse imaginer», selon le texte référencé).