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216017 février 2010 — L’expression est fameuse, donc on nous pardonnera de l’utiliser comme titre alors qu’elle paraît un peu leste. Il s’agit de saluer l’événement de la parution d’un article important dans un quotidien qui tient un rôle idéologique important à Washington, et un rôle idéologique plutôt dans le sens du conservatisme. Cet article important est, de plus, d’une plume prestigieuse, quoique émanant d’une de ces tendances minoritaires aux USA, sans représentation formelle, mais disposant d’une influence non négligeable.
• L’article est Robert Higgs, économiste de tendance libertarienne (plus exactement nommée “libertarienne anarchiste”) et esprit reconnu, dans le Washington Times du 15 février 2010.
• La fameuse “putain de bonne question”, c’est «After doomsday, what?». Traduisons approximativement: que se passera-t-il après l’effondrement? – ou bien encore, prolongeons la question en une affirmation: il serait temps de penser à préparer les lendemains de l’apocalypse.
D’abord le constat de la situation psychologique, non seulement de l’Amérique, dont on sait pourtant la colère et le désarroi, mais des élites américanistes, qui ne semblent pouvoir penser autre chose que l’attente, parfois frénétique de la catastrophe. Il y a, dans cette description un peu agacée et un peu ironique de Higgs, la perception d’un étrange besoin d’effondrement, – comme si tout le monde, jusqu’aux nantis du système, finissait par clamer qu’ils n’en peuvent plus d’attendre l’inévitable, – “que tout cela s’effondre et qu’on n’en parle plus”…
«We have good reasons to worry about the economy, with Washington running trillion-dollar-plus deficits and the baby-boomer entitlement bust looming ahead. But we shouldn't let our understandable worries degenerate into doomsaying.
»Some of my friends seem inclined toward such gloom and doom. It's almost as if they can't wait for the catastrophe to arrive – perhaps because it will prove their prescience or demonstrate that the existing political order is too corrupt, irrational and evil to survive.
»Others have more workaday motives. They're selling something – precious metals, investment advice, “survival” goods or bearish publications - and they expect sales to increase as consumer fears increase.
»Some doomsayers think the collapse will be triggered by runaway government spending, excessive taxation, oppressive regulation, food shortages, fuel shortages or natural disasters such as deadly pandemics or lethal changes in the world's climate. I have yet to encounter a claim that we are doomed because of an impending beer shortage, but I'm confident that sooner or later, such a scenario will be bruited about…»
La suite du propos est une appréciation plutôt optimiste, ou disons raisonnablement optimiste de ce qui pourrait se passer après l’apocalypse. Riggs cite divers cas de grandes catastrophes – économique certes, mais également sanitaires et humaines, comme la grande Peste Noire du Moyen Âge – pour avancer qu’il y aura nécessairement une réaction de bon sens et d’auto-organisation de la part des populations.
«Suppose we accept one of the horrifying doomsday forecasts at face value. Then what?
»Do the doomsayers really believe that when the government can't pay all of the pensions and medical bills it has promised to pay life will come to an end? Do they believe that when the government defaults on its debt, the economy will cease to function? Do they believe that when the U.S. dollar loses all of its purchasing power, people will not find a new medium of exchange for their transactions?
»We need to have a modicum of faith in people's common sense, creativity and will to survive and prosper even in the face of great difficulties and obstacles. If people could keep society running in the aftermath of the Black Death, they could keep it running after the U.S. government defaulted on its debt.»
@PAYANT Apprécions cet article en fonction de la notoriété grandissante de l’auteur – elle-même une indication alors que son engagement (libertarien anarchiste) est si minoritaire, voire hors-establishment; de la place qui est faite à sa tribune; de la tonalité, qui ne dépare pas d’autres interventions même a contrario (celle de Goure). Apprécions essentiellement qu’il parle de la catastrophe soi-disant finale (la faillite de Washington, l’effondrement de ceci ou de cela, une catastrophe naturelle tournant en crise majeure, bref l’Armageddon du système) en termes si courants, si quotidiens et familiers, qu’il nous confirme évidemment que le sujet est devenu une réflexion quotidienne sur une issue qui paraît évidente à une majorité des esprits. C’est d’ailleurs le thème même de l’intervention de Higgs, et il ne la fait pas sans refléter une réalité washingtonienne.
Aussi ne manquons-nous pas de nous attarder, à nouveau, à cette réalité psychologique, pour souligner, une fois de plus, combien elle est contraire à ce qu’on en attendait. On attendait le début de la reprise-bidon fabriquée par Bernanke & compagnie, la reprise des marchés, et, avec tout cela, le redressement des psychologies et des humeurs, et donc des jugements généraux. La reprise-bidon va cahin-caha, les marchés frétillent et continuent leur ronde, mais la psychologie et l’humeur sont devenues crépusculaires, – la psychologie-doomsayers semble être devenue le courant. Selon la phrase fameuse, la question n’est plus “si?”, – et même la question du “quand?” ne passionne guère; la seule question qui semble passionner est “comment?”, et bien entendu concernant les USA puisque l’apocalypse qui est par essence universelle concerne quasiment les USA naturellement, puisque pour ces esprits l’“universel” se ramène aux USA.
Il faut dire, par ailleurs, que les nouvelles considérées du point de vue général ne sont pas propres à combattre cette humeur. Outre la reprise-bidon qui s’avère effectivement bidon puisqu’elle ne concerne guère le fondement de la conception économique du système qui est que les troupes doivent rester en bon ordre grâce à l’emploi assuré à n’importe quels salaires, même les plus bas, alors qu’au contraire le chômage devient endémique, l’évolution politique semble aller vers une issue catastrophique en novembre prochain avec la perspective de la paralysie totale. On ne parle même pas, bien sûr, de la situation du gouvernement fédéral qui vit en survie artificielle, en situation de faillite potentielle qui pourrait devenir effective.
Par conséquent, l’état de la psychologie et de l’humeur se justifie et ne cesse de proliférer jusqu’à cette situation de l’acceptation de la catastrophe, voire même d’une sorte de “désir de catastrophe”. «Some of my friends seem inclined toward such gloom and doom. It's almost as if they can't wait for the catastrophe to arrive…», écrit Riggs; ce “désir de catastrophe”, comme nous l’avons décrit plus haut, est bien le plus préoccupant pour l’état de la psychologie. Il conduit effectivement à agir inconsciemment dans le sens du pire, activant, toujours inconsciemment, les conditions pour que cette attente soit satisfaite. L’effet inconscient des psychologies sur la situation générale est un très puissant facteur, à la fois non quantifiable et souvent irrésistible puisque dépendant de forces inconscientes, non régulées par la raison.
Comme observé plus haut, il y a ce fait de l’extension des idées de courants jusqu’ici minoritaires, ou bien non formellement représentatifs et mal identifiés (comme Tea Party). C’est l’indication d’un désordre psychologique grandissant, qui nous signifie que la narrative des structures classiques du système (le “parti unique” avec son aile républicaine et son aile démocrate) est d’une telle faiblesse, marquée d’une telle absence de substance, qu’elle est définitivement impuissante et que son action a désormais un effet contre-productif. La structure même du système, si complètement discréditée, agit objectivement contre la stabilité du système, en tentant de faire son piètre travail habituel. Plus ils parlent, ces démocrates et ces républicains, plus ils mettent en évidence l’état de délabrement et de pourriture de ce qu’ils prétendent défendre. Le signe le plus convaincant à cet égard est la désertion de plus en plus d’élus démocrates face au élections mid-term, en choisissant de se retirer de la vie politique.
Bien entendu, cette situation spécifique des USA est, aujourd’hui, commune à tous les composants du système américaniste et occidentaliste, donc à l’Europe. La crise américaniste est le cœur de la crise générale, et donc le reste est directement intéressé par ce qui se passe aux USA. Aussi, la question de Higgs nous concerne-t-elle tous.
…En effet, aux questions énumérées plus haut (le “comment?” ayant même remplacé le “quand?”, sans plus parler du “si”), Higgs ajoute donc un “et après?”. La question est à double signification; elle signifie bien “que se passera-t-il après Armageddon?”; elle a aussi son sens réducteur par ironie, du type, “Armageddon soit, et après?”, comme on dit “et alors?”. L’auteur se retourne vers l’Histoire pour nous dire que notre histoire en a vu d’autres et que nous nous en sommes toujours sortis.
Là, le “libertarien anarchiste” parle. C’est une curieuse catégorie, très caractéristique de l’esprit US spécifique, puisqu’elle mélange les thèses les plus radicales en matière d’économie hyper-libérale aux conceptions originelles de l’idée américaine (plutôt qu’américaniste dans ce cas), avec la quasi-suppression du gouvernement et une sorte de repli sur le localisme. Les “libertariens anarchistes” épousent certaines des conceptions économiques qui conduisent le système au désastre, mais ils sont des adversaires farouches de toute idée d’expansionnisme, d’interventionnisme, de bellicisme militariste, en un mot de globalisation dans le sens postmoderniste. (Higgs a été un adversaire farouche de la guerre en Irak, il est contre les dépenses militaires, etc.) C’est un état d’esprit très américain traditionnaliste, à cause de la forme spécifique du gouvernement US et du pouvoir fédéral, non régalien mais issu d’un “contrat”, et, dans ce cas, le jugement de cet état d’esprit considérant que le contrat est rompu à cause du caractère monstrueusement expansionniste du système. Si l’on veut, le “contrat” est rompu à cause de la monstrueuse politique de l’“idéal de puissance” (voir aussi notre F&C du 12 février 2010). Nous ne sommes pas loin de Ron Paul (autre “marginal” devenu si populaire, voire influent, involontairement d’ailleurs, à Washington).
Ainsi, l’espèce d’optimisme “post-Armageddon” de Higgs s’explique-t-il d’abord par ce qu’il perçoit principalement de ce que sera Armageddon: l’échec, c’est-à-dire l’effondrement d’un gouvernement, d’un système, qu’il juge comme une imposture par rapport aussi bien à l’idéal américain qu’à ses conceptions économiques. Les évocations qu’il fait, de telle ou telle occurrence où les populations se relevèrent de catastrophes immenses, relèvent d’une façon générale des références localistes qui se construisent nécessairement sur l’idée de l’hostilité au centre fédéral. C’est l’hostilité à Leviathan, qui a toujours caractérisé la conception localiste (et libertarienne, certes), qui tient sa place logique.
La question est certainement, dans notre propos, moins de savoir ce que valent les réflexions de Higgs, qui tiennent d’ailleurs plus des bons sentiments et de l’appel à un bon sens dont on pourrait obtenir, en le sollicitant à peine mais d’un autre point de vue, des réflexions infiniment plus pessimistes. Elle concerne plutôt l’évolution de l’état d’esprit que montrent ces réflexions. On perçoit en effet essentiellement que l’idée même de “crise finale”, d’Armageddon, devient de plus en plus, pour la réflexion américaniste (cette fois, les marges presque “dissidentes” rencontrant la pensée centrale), l’idée de l’effondrement du gouvernement fédéral, pour l’occasion sous le poids de la dette. Et l’“optimisme” de Higgs devient alors de dire: “mais qu’importe, nous pourrons continuer à vivre demain, sans gouvernement fédéral”, – presque sous-entendant: “…et peut-être vivrons-nous encore mieux”.
Si l’on oppose le texte de Higgs à celui de Goure, on s’aperçoit qu’ils ne s’opposent pas justement, mais qu’ils se complètent. Goure nous dit implicitement que le système est aux abois et qu’il n’y a rien d’autre à faire que tenir sur ses positions, sinon c’est une catastrophe “à la Gorbatchev”; Higgs nous dit, acceptant implicitement l’idée du système au bord de l’effondrement, qu’au contraire il faut penser après l’effondrement du système et qu’il se pourrait bien qu’il ne s’agisse pas d’une catastrophe. Ce qui se passe alors est que la notion de “crise” est en train de dépasser la notion de “système” (y compris “système en crise” ou “crise du système”). Il n’y a plus “crise du système” mais l’idée que le système est lui-même la crise; ainsi peut-on commencer à concevoir que Armageddon (la “crise finale”) que serait l’écroulement du système ne serait pas la “crise finale” engendrant la Fin de Tout, mais au contraire la façon la plus évidente de dépasser décisivement la crise.
L’intérêt de cette réflexion, aux USA, et plus encore lorsqu’elle vient de milieux inspirés par des mouvements comme celui de Higgs, est certainement qu’elle passe par des facteurs bien concrets. Si Higgs ne le dit pas concrètement, sa réflexion y conduit évidemment; la faillite du gouvernement fédéral conçue, perçue comme une “crise finale” impliquant l’effondrement du système, – tout cela n’a rien à voir avec les complexes réflexions des spécialistes des économistes sur le déficit mais avec une dimension politique fondamentale, – conduit à l’éclatement des Etats-Unis, d’une façon ou l’autre. De plus en plus se renforce, à nos yeux, l’hypothèse que la survivance des USA comme fédération centralisée telle qu’elle est, constitue le nœud gordien de la crise, et que la rompre constitue le fondement même de la fin de la crise, parce que le système américaniste lui-même constitue l'être fondamental de la crise. Tant que ce système, physiquement inscrit dans la configuration actuelle des USA, survit en l’état, la crise se poursuivra.
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