Une question souveraine

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Une question souveraine

6 avril 2006 — La publication Jane’s Defence Weekly datée du 3 avril 2006 rend compte d’une intervention particulièrement intéressante du professeur Trevor Taylor, de la Defence Academy britannique, présenté comme « one of the pre-eminent authorities on acquisition » au Royaume-Uni. Cela se passe le 30 mars, lors d’un symposium du RUSI (Royal United Service institute) sur les acquisitions de défense. Taylor parle notamment de la nouvelle DIS (Defense Industrial Strategy), qui vient d’être mise en place à Londres à la fin de l’année 2005, et qui prétend désormais régler la gestion et le contrôle de l’industrie de l’armement britannique, dans le cadre gouvernemental et dans le cadre des intérêts de sécurité nationale du Royaume-Uni.

L’intervention est résumée de cette façon : «  An eminent UK academic has said the expectations and aspirations of the Defence Industrial Strategy (DIS) are “incompatible with US policy and practice on military equipment sales”. Professor Trevor Taylor said that the DIS “only makes sense in enhanced co-operation with Europeans” as a result of US policy and that the various financial and political costs involved could cause it “to sink without trace”. »

Voici les extraits que nous jugeons les plus significatifs.

• Taylor explique que le DIS rend la coopération avec les USA impossible, essentiellement à cause du comportement américain: « [T]he US [expects] to be able to keep “sovereign control over the equipment it sells” and [it does] not “implicitly recognise Europeans as reliable and judicious customers or exporters”. »

• En un sens, la DIS implique que le Royaume-Uni a le même comportement que les USA dans certains domaines, mais avec des limites essentielles comme on verra plus loin. La véritable analogie est ailleurs, géographiquement plus proche : Taylor « suggested that the terminology used in the DIS white paper was “the language of France” in that it sought to safeguard UK defence industrial autonomy. He said the term ‘appropriate sovereignty’ — often used in the Joint Strike Fighter technology transfer issue – was the “another word for autonomy”. »

• A noter: c’est la première fois que nous lisons, dans le cas du JSF, l’expression “appropriate sovereignty”, au lieu de “operational sovereignty” employée jusqu’ici. Peu importe, le sens est similaire bien sûr. Le cas semble très compliqué : Taylor « argued that such a phrase was a paradox. “Being sovereign is a legal status you cannot be one or the other. It is like being pregnant or not pregnant,” he said. » Mais non, le cas n’est pas si compliqué ni paradoxal. Il est au contraire fort simple et il est fondamental (voir plus loin). Les deux vont ensemble, bien sûr : ce qui est fondamental est simple.

• Il y a d’autres cas qui tombent dans le même imbroglio en réalité si simple. Taylor «  argued that if one were to look at the demands over technology in the DIS, one might consider the UK’s Astor airborne stand-off radar system (procured through Raytheon) not to be compatible as it required “US involvement and control”. »

• De la difficulté extrême d’être indépendant et souverain lorsque les habitudes contraires ont été prises : « Yet he argued that the feasibility and costs, and not purely financial costs, of implementing the DIS might be too great. He said that “lobbying” from interested parties who fear the DIS will “offend” the US, thereby impacting on their “export chances and investment chances”, might be an issue. In conclusion, Taylor said that the DIS was “potentially hugely important” but argued that because of the costs, be they financial, UK capability or indeed political, “it could disappear without trace”. »

Mise au point sur un demi-siècle de non-dits

Il faut rendre grâce au JSF, même si cette affaire est la fameuse goutte d’eau (mais quelle goutte d’eau! Une cataracte). Par son aspect pressant et spectaculaire (décision de commande cette année), elle conduit les Britanniques, pour la première fois depuis 1941 et l’alliance UK-USA établie avec la Charte de l’Atlantique, à débattre publiquement du problème fondamental que leur pose cette alliance. (La DIS pose ce problème, certes, mais le cas est beaucoup moins pressant et il peut être dilué, comme l’explique Taylor, et le débat escamoté ; le JSF ne permet pas d’escamoter le débat.)

Taylor aborde d’une façon générale, quoiqu’à partir d’événements techniques où le JSF tient la place principale, la question de la souveraineté nationale. Cette question étant fort simple, il en arrive très vite à l’essentiel. Le paradoxe signalé ne l’est qu’en apparence parce qu’on se trouve en réalité dans la simplicité du “tout ou rien” (« Being sovereign is a legal status you cannot be one or the other. It is like being pregnant or not pregnant »).

Taylor va donc jusqu’au bout de sa logique en ce qui concerne l’expression “appropriate sovereignty”, (ou “operational sovereignty”), largement répandue à propos du JSF. Composée pour ne pas trop effrayer les Américains (résultat garanti) et pour leur dire : “nous ne voulons la souveraineté sur nos JSF que lorsque nous les utilisons”, elle est en fait inappropriée. On dispose de sa souveraineté ou pas, point final. Finalement, cette étrange expression (l’une ou l’autre version), bien loin de faciliter les choses, a augmenté les ambiguïtés entre Américains et Britanniques et rendu encore plus sévère l’affrontement entre les deux.

Sur le plan pratique, Taylor tire des conclusions qui sont complètement bouleversantes.

• On ne peut pas coopérer avec les Américains. (Taylor n’explore pas trop ce territoire : pourquoi ne peut-on pas coopérer avec les Américains ? Non pas parce qu’ils affirment leur souveraineté mais parce qu’ils refusent leur souveraineté aux autres. C’est un point complètement essentiel.) Ce constat fait pour les armements à la lumière de l’exigence de souveraineté nationale vaut pour tous les rapports avec les USA. Effectivement, les special relationships sont en jeu.

• Par contre, on peut coopérer avec les Européens, — c’est-à-dire, soyons clairs, avec les Français. L’expression est magnifique : le langage utilisé pour la DIS est “the language of France”. (Pas mal pour un pays en plein déclin : que la fréquentation des Français au niveau militaire, effective depuis 1990-91, ait inspiré aux Britanniques un tel langage totalement révolutionnaire dans le cadre de leur alliance vassale avec les USA, — d’ailleurs, le seul langage possible si l’on veut être souverain.) Pourquoi peut-on coopérer avec la France et pas avec les USA ? Parce que la France souveraine ne dénie aucunement leur souveraineté aux autres. C’est même le fondement de l’approche gaulliste, qui est une approche spécifiquement française, appuyée sur une identité historique très forte : pour renforcer sa propre souveraineté il faut renforcer le principe même de la souveraineté, donc respecter absolument la souveraineté des autres. Les Américains sont incapables de cela parce qu’ils ne sont que des américanistes, les enfants d’une idéologie humaine et nullement de l’Histoire. Leur véritable mal, leur mal profond est leur absence d’identité historique ; d’où une affirmation prédatrice d’une souveraineté qu’ils n’ont pas naturellement, qui les amène à dénier leur souveraineté aux autres.

L’intervention du professeur Taylor confirme qu’il se passe, outre-Manche, des choses réellement importantes. Le JSF les symbolise et les synthétise d’une façon spectaculaire, — ce pourquoi il est essentiel de suivre cette affaire ; mais il s’agit naturellement de tout l’enjeu des relations spéciales avec les USA. Cet enjeu-là est posé de façon de plus en plus tranchante. Si ces relations spéciales se poursuivent, ce sera au prix de la souveraineté nationale de l’Angleterre. Désormais, les Anglais le savent. Leur proverbiale habileté et leur extraordinaire “hypocrisie utile” ne suffiront plus à dissimuler le fondamental. Il va falloir trancher et le JSF est le principal champ d’action de ce dilemme.