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2043Nous publions ci-dessous le texte de la rubrique Analyse, de la Lettre d’Analyse de defensa, Vol4, n°02, du 25 septembre 1988. D’autre part, nous publions à nouveau, un texte extrait de la revue eurostratégie, pendant un temps publication-soeur de De defensa, publiée d’avril 1987 à janvier 1992, avant de fusionner avec de defensa (d’où le titre complet de de defensa & eurostratégie, ou dd&e). L’article est extrait du numéro 18, novembre 1988 de la revue et sa présentation résumée disait ceci : La stratégie est dans l'impasse. L'illusion dispersée, elle raisonne dans le vide. A côté, de nouveaux problèmes surgissent. Vite. La stratégie doit s'en aviser.
Ces deux textes examinent le nouveau contexte créé en 1988 par la publication du rapport Discriminate Deterrence, parrainé par le Pentagone. Le rapport (subdivisé en plusieurs sous-rapports) proposait une nouvelle approche de la question des menaces, au moment où la menace soviétique était en train de se réduire très rapidement.
L’intérêt de ce rappel est que Discriminate Deterrence faisait une large place aux menaces de chaos et de troubles, découlant notamment de nouvelles situations de déstabilisation créées par la crise climatique consécutive à l’effet de serre, qui commençait alors à être considéré avec le plus grand sérieux. Comme on le sait, cette préoccupation redevient très vite d’actualité aujourd’hui, jusqu’à la publication d’un rapport alarmiste parrainé par le Pentagone.
Cette préoccupation apparue en 1988, prolongée par une conférence internationale au niveau des chefs d’État et de gouvernement sur l’effet de serre et ses conséquences au printemps 1989, disparut rapidement dans les années suivantes. Les principaux éléments qui intervinrent pour cette disparition des alertes de 1988-89 furent, à notre sens, au nombre de trois :
• La guerre du Golfe (une guerre de type classique pour une “menace” soi-disant classique).
• La montée extrême de l’humanitarisme moralisant qui mit à nouveau en avant l’idéologie (la poussée pour la démocratisation, très évidente à partir de la crise yougoslave), dont la guerre irakienne actuelle est le dernier avatar.
• La globalisation, la privatisation à outrance de toutes les forces publiques de régulation et l’accent mis sur les nécessités économiques (finance, libre-échange, etc), jusqu’à la position extrémiste de l’administration GW Bush refusant l’accord de Kyoto, non pas à cause de ses imperfections mais par refus des régulations environnementales.
Aujourd’hui, 14 ans après Discriminate Deterrence, on retrouve, en beaucoup plus grave à cause de l’aggravation de la crise climatique, les mêmes problèmes soulevés par le rapport de 1988. Pour autant, on ne verra pas dans ce rapport de 1988 une position inhabituelle de l’establishment militaro-stratégique US, une préoccupation en faveur d’une cause universaliste, un abandon des réflexes guerriers du Pentagone, etc. Le rapport fut surtout applaudi parce qu’il ouvrait des perspectives de guerres multiples, dont se sont depuis inspirés les extrémistes américains. (Les néo-conservateurs américains, Paul Wolfowitz en tête, tiennent Discriminate Deterrence en très haute estime pour cette raison.) L’autre aspect essentiel du rapport, l’aspect essentiel selon nous, d’ailleurs involontairement développé pour parvenir à l’argument de pouvoir faire plus de guerres, était qu’il écartait les appréciations idéologiques pour considérer des accidents stratégiques de nature non politique, comme la dégradation de l’environnement.
Alors que la Guerre froide venait à son terme, c’était une possibilité exceptionnelle de se dégager de la gangue de la pensée idéologique, la pensée binaire type Bien contre Mal, réintroduite de façon éclatante et sous sa forme la plus simple dans notre arsenal de la pensée par le philosophe GW Bush. Nous avons été bien entendu privés de cette révolution de l’esprit qui, seule, aurait pu nous sortir du XXe siècle et de ses horreurs absurdes.
La cause principale de cet échec épouvantable de la libération de l’esprit, de son “déchaînement” selon le terme cartésien, est l’extension accélérée de l’humanitarisme moraliste occidental conduisant à ces diverses variantes nommées “impérialisme humanitariste“, “droit d’ingérence”, “interventionnisme démocratique”, etc, le tout d’origine, sinon d’obédience libérale et avec le soutien enthousiaste en général des intellectuels occidentaux. La néo-idéologisation des années 1990 a abouti à l’alliance, qu’un esprit simple pourrait qualifier de “monstrueuse” (mais pas nécessairement contre-nature ?), des libéraux intellectuels avec le Pentagone et l’impérialisme américain. (Pour le Pentagone, on comprend pourquoi et combien il a épousé l'évolution des années 1990 avec cette remarque d'un expert, dite en 1988, à propos de la réaction des généraux et des amiraux devant les conclusions de Discriminate Deterrence : «Ils ne savent pas comment réagir devant un ennemi qui n'est ni une nation ni une idéologie»)
Cette alliance est évidente dès la guerre du Kosovo, et, plus près de nous, elle se confirme dans le choix du terrorisme fortement “idéologisé” (“islamo-fascisme”) comme menace générale de préférence à la crise climatique. Nous allons regretter tout cela, au prix fort.
[Ci dessous, les deux articles datant de septembre et de novembre 1988, de De defensa et de eurostratégie.]
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L'année 1987 restera historiquement comme le grand tournant des relations internationales au niveau du contrôle des armements avec un Traité organisant pour la première fois dans l'histoire de l'après-guerre une réduction effective. L'année 1988 pourrait être celle de l'apparition d'une nécessité dont on commence à peine à mesurer l'urgence: la redéfinition fondamentale du concept de sécurité nationale. Il s'agit d'un changement de substance, une révolution plus qu'une évolution. La question posée est de savoir comment le monde des experts et spécialistes des problèmes de sécurité nationale va pouvoir l'appréhender. Le problème méthodologique est de déterminer si ce monde extrêmement fermé et spécialisé est capable d'effectuer une révolution méthodologique et sociologique telle qu'elle lui fasse considérer comme d'importance désormais relative, et peut-être relativement négligeable, des domaines jusqu'alors absolument impératifs et exclusifs: diplomatie, stratégie, contrôle des armements, technologie.
Le concept de sécurité nationale est défini par des facteurs nettement identifiés: volume d'armements, tensions dans les rapports Est-Ouest, capacités des forces armées, à commencer par le nucléaire, capacités industrielles et technologiques, conflits régionaux nettement suscités par l'une ou l'autre des puissances. Le phénomène qui caractérise 1988 est l'apparition de nouveaux facteurs. Ils sont caractéristiques d'une tendance qui invite à élargir considérablement le concept en lui adjoignant nécessairement et impérativement des domaines de société, d'environnement, voire des facteurs médicaux.
Ces remarques sont évidemment appuyées sur certains faits. Nous les mentionnons ici avant de les développer et de les situer dans la nouvelle problématique que nous évoquons:
• Le problème de la drogue aux Etats-Unis;
• Le problème du SIDA.
• Les problèmes de l'environnement, notamment ''l'effet de serre''.
La drogue est le problème de société prioritaire aux Etats-Unis. Il est généralement admis qu'au moins 10% des Américains ont consommé ou consomment de la drogue. Ce problème touche déjà, au niveau pratique, le monde de la sécurité nationale avec le débat de savoir si les forces armées doivent être engagées contre les trafiquants de drogue.
[Rappelons qu'une hypothèse sur le possible retrait de certaines forces américaines d'Europe était, au début des années quatre-vingts avec les événements du Nicaragua, la crainte que les conséquences de ceux-ci affectent le Mexique, la nécessité pour les Etats-Unis de contenir l'éventuelle migration que de tels événements provoqueraient sur ses frontières Sud et la nécessité de rappeler des troupes pour les verrouiller, - et, dans ce cas, le retrait de troupes américaines d'Europe avait été évoqué. La même hypothèse pourrait resurgir, cette fois pour la surveillance de toutes les frontières si le problème de la drogue s'aggrave encore].
A la fin juillet, le vice-Président et candidat à la président George Bush répondait à des questions d'un auditoire sur la question de la drogue. A une question précise, Bush a estimé que, dans certaines circonstances, il pourrait envisager comme Président d’ « ordonner des attaques aériennes » contre des points avérés de culture d'opium ou de distillation en territoire(s) étranger(s). De même, l'offensive politique américaine, parfois à la limite de l'ingérence, contre le général panaméen Noriega s'appuie essentiellement sur son implication supposée dans des trafics de drogue vers les Etats-Unis.
Depuis la période 1975-80, on observe une modification continuelle des motifs d'intervention armée locaux ou régionaux, de plus en plus indépendants des motifs théoriques (idéologiques) politiques. Ce phénomène explique le constat fait dans le rapport ''Discriminate Deterrence'' de janvier 1988 mettant en évidence la contradiction que les Etats-Unis concentrent des forces considérables dans un secteur (Centre-Europe) où la possibilité d'un conflit apparaît de plus en plus réduite, alors que des forces sont nécessaires dans d'autres zones où existe le risque de conflits.
On a assisté ces vingt dernières années à une remarquable évolution des motifs d'intervention extérieure des Etats-Unis:
• de l'idéologie pure (Vietnam par exemple, en 1965);
• ...à l'intervention anti-terroriste (Liban 1983, Libye 1986), motif semi-stratégique et semi-sociologique;
• ... à cette possibilité envisagée par Bush d'une intervention armée selon un motif strictement sociologique (drogue).
On a vu (voir de defensa, Vol4 n°1) que le SIDA est étiqueté dans un rapport du Pentagone datant du mois d'août comme l'une des grandes menaces à attendre dans les relations internationales dans les vingt prochaines années. Des informations publiées par International Defense Review indiquent que, d'ores et déjà, ce problème est devenu géostratégique et politique. On en aurait une indication avec l'attitude cubaine en Angola. Des cas de contamination de SIDA survenus dans les forces cubaines en Angola auraient amené les Cubains, au printemps 1987, à s'adresser exclusivement aux Allemands de l'Est, présents dans le pays, pour disposer de réserves de sang pour les transfusions. Celles-ci leur étaient jusqu'alors fournies par les Angolais. Ce problème du SIDA aurait joué un rôle non négligeable dans la décision de retrait des forces cubaines d'Angola. Les Soviétiques auraient pris des mesures pour isoler leurs conseillers militaires dans certains pays d'Afrique. Il n'est pas non plus exclu que cette question du SIDA joue un rôle, en la renforçant, dans la politique soviétique de retrait constatée dans certains pays du Tiers-Monde depuis deux ans.
On rejoint la forme de prévision dans le rapport mentionné, qui estime que le SIDA pourrait dissuader - par la crainte de la contagion - certaines puissances d'intervenir dans certains pays. De même le rapport fait mention d'une déstabilisation dans certains pays à cause des pertes humaines dues à la maladie. Cela est à rapprocher de prévisions tout à fait dramatiques publiées ici et là: le Washington Times donnait l'indication, en mai 1987, que près de 70% de la population d'Afrique pourrait avoir disparu d'ici 1995. L'Université John Hopkins et l'institut Panos avancent le chiffre de 50% de disparition dans les années quatre-vingt-dix. «Les gouvernements de plusieurs nations, écrit Al Venter de la Revue Internationale de défense, (...) suivent attentivement l'évolution de la dépopulation du continent africain en vue de combler le vide qui résulterait de la disparition de 80 à 150 millions de Noirs au cours de la prochaine décennie».
Une telle situation, s'accordant aux prévisions du rapport déjà cité, amènerait à des conditions exactement inverses à celles que prévoient ceux qui ne tiennent compte que des données économiques: au contraire d'une ''mondialisation'' au niveau humain, psychologique et culturel, la marche vers des politiques d'isolement sanitaire impliquant un isolement politique, psychologique et culturel, avec l'exacerbation des tensions stratégiques et politiques sous l'argument impératif de la survie. On mesure les conséquences de l'évolution de cette situation au niveau stratégique.
[Encore ne mentionne-t-on pas les caractères symboliques de la maladie, qui contredisent directement les aspects symboliques les plus forts du discours humaniste — baigné de symbolisme — sur lequel s'appuient nos sociétés (le fait que le SIDA s'attaque d'abord à certaines races, à certaines régions, à certains groupes sociologiques marginaux alors que le discours humaniste privilégie les thèmes anti-racistes et anti-exclusion, tant culturels que sociologiques). Le caractère déstabilisant de cette contradiction menace directement l'équilibre politique du monde occidental, avec de possibles bouleversements stratégiques et politiques].
Il est apparu de façon concrète en 1988 dans la mesure où la grande sécheresse du Middle West américain est considérée par certains scientifiques comme le premier effet de ''l'effet de serre'' en haute atmosphère (concentration de C02 d'origine industrielle amenant des modifications climatique). Cette sécheresse qui s'additionne à celle de la Chine a comme immédiate conséquence une diminution importante des réserves céréalières. Leur niveau est tombé à 54 jours, plus bas encore que le niveau de 57 jours de 1972, le plus bas de l'après-guerre (alors avec une population mondiale moindre). Lester R. Brown, président de World-watch Institute, estime d'ores et déjà que la famine et les prix très élevés des céréales vont être un élément déterminant des années quatre-vingt-dix. Là aussi, on imagine la possibilité des conséquences stratégiques.
Un autre exemple de l'influence des problèmes de l'environnement sur les politiques stratégiques est donné par le phénomène de déforestation dans les grandes régions boisées équatoriales (Indonésie, Zaïre, Brésil). A peu près 200.000 km2 de forêt disparaissent chaque année. Aux inquiétudes des environnementalistes et des scientifiques (rôle de la forêt dans le processus de régénération de l'atmosphère, 50% des espèces animales vivant dans les forêts qui ne couvrent que 2% de la surface du globe) s'ajoutent désormais l'inquiétude des politiques dans la mesure où ce phénomène acquiert une dimension politique. Ces forêts donnent les conditions ou des ingrédients pour le développement ou l'amélioration de certaines denrées alimentaires, notamment au niveau des céréales. Leur rôle dans la production de matières naturelles pour les médicaments est également essentiel (elles donnent 25% des médicaments prescrits aux Etats-Unis). Dans le futur des conflits ne sont pas à exclure, éventuellement contre des groupes d'intérêt privés, dans la mesure où il deviendrait impératif d'interrompre la destruction de forêts dans certains pays.
Un des principaux enseignements de cette évolution est que la défense de l'environnement, jusqu'alors cantonné à une attitude idéaliste anti-économique, acquiert très rapidement avec les nécessités de survie qu'elle implique un intérêt économique impératif.
Le phénomène le plus important de cette évolution potentielle hors du contrôle humain est le retour à une situation historique passée, — ironie : qu'on retrouverait essentiellement à cause de l'action de l'homme sur les conditions naturelles.
Depuis deux à trois siècles, avec l'apparition de l'industrie et du moteur à vapeur, l'homme s'est doté de moyens techniques dont l'effet a été décisif. Le moteur à vapeur constitue le progrès essentiel à cet égard. Il a fait tout basculer en libérant les moyens de production et de déplacement des contraintes naturelles (des moulins à eau et moulins à vent aux usines, du cheval à la voiture, du navire à voile au navire à moteur, etc). Cette libération des contraintes de l'environnement, les progrès de la médecine parallèlement, beaucoup plus au niveau des produits chimiques disponibles (médicaments) que du diagnostic lui-même, ont amené que les facteurs naturels ont constitué des éléments de plus en plus négligeables de la grande politique et de la stratégie.
Les perspectives appréhendées ci-dessus font soudain envisager qu'on soit obligé à revenir pour les conditions d'élaboration de la grande politique et de la stratégie à deux siècles en arrière et en-deçà. Si l'on prend le cas du SIDA: la situation envisagée fait plutôt penser aux situations politiques et stratégiques du Moyen-Age confronté à des phénomènes sanitaires tels que la peste noire qui impliquaient par exemple la rupture des liens commerciaux avec les pays où la maladie proliférait. A la simple évocation de ces références, on comprend quel bouleversement psychologique implique la situation ainsi envisagée. Les attitudes rationnelles qui ont jusqu'ici été la marque apparente du comportement de l'établissement politico-stratégique apparaissent totalement impuissantes à appréhender ces éventuels développements. Pour la première fois au XXe siècle (et pour l'entrée dans le XXIe) se profile une situation qui contredit fondamentalement et substantiellement la formation et l'éducation des élites dirigeantes dans les pays de notre hémisphère, dans les pays ayant adopté notre mode de traitement des affaires publiques, et qui contredit de la même manière tant la philosophie que la morale de ces élites. A terme, cette question de l'inadaptation probable des directions (des élites) des pays industrialisés devant les situations en formation potentielle induit la plus grave crise possible de notre civilisation à l'orée du XXIe siècle.
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L'Histoire, s'il en reste une, dira peut-être que nous connûmes dans les années soixante — pas ''golden sixties'' pour rien — le faîte d'une attitude et d'un raisonnement qui se heurtent aujourd'hui à une crise fatale. Cette période vit le triomphe des experts, et plus droitement dit, des experts-stratèges. En ce temps-là, le froid Robert McNamara, Secrétaire américain à la Défense, venait devant le Congrès énoncer, aussi froidement qu'on imagine, des hypothèses de guerre nucléaire: 30, 60 ou 120 millions de morts (ce goût de la symétrie!) selon qu'on adopterait tel ou tel système de défense. On l'écoutait, le mot n'est pas déplacé, religieusement. II fallait que nous fussions bien hors du temps, hors des réalités du monde, hors des réalités de la souffrance possible, pour jouer avec ces hypothèses qui représentaient les possibles d'une guerre nucléaire en affirmant que c'était justement la possibilité qu'elle eut lieu qui la rendait impossible.
Notre époque, elle, commence à perdre le goût de ces paradoxes de séminaire. Redescendue sur terre, elle découvre un spectacle qui n'est pas exaltant. On ne peut, on ne doit pas parler de crise. Ce qui affecte notre civilisation, et notre espèce à la limite, n'est pas une simple crise en ce qu'il s'agirait d'un déséquilibre accidentel, et limité dans le temps, mais un déséquilibre fondamental qui agresse sa substance même. On s'en est peu avisé mais l'année 1988 pourrait être celle où l'on commençât à mesurer les risques qui pèsent désormais sur notre tête: modification des climats, déforestation, etc. Mais plus que des risques, il s'agît de réalités dont les effets vont commencer à bouleverser les facteurs de vie de l'espèce dans le prochain demi-siècle. Les causes sont sans doute à la fois simples et profondes. Elles vont au fond de l'inconscient de l'être humain, jamais consolé de n'être pas Dieu et exerçant de fatales pressions sur son destin pour sembler l'être. On les résumera seulement en rappelant ce mythe immémorial: l'apprenti-sorcier. Nous y sommes. Et nous sommes devant ce phénomène colossal et jamais vu dans l'Histoire: ce moment où l'on découvre que des modifications naturelles, que nous avons provoquées par manque complet de sagesse et de lucidité, sont en voie d'affecter immédiatement, dès cette génération, l'histoire des hommes et leur organisation sociale.
Là où notre propos rejoint le cas des experts-stratèges est bien que dans ce tournant majeur, il n'existe plus de matériel pour leur réflexion. La stratégie se meurt de n'être plus réelle. Elle s'escrime sur les armes nucléaires et sur les armements conventionnels alors qu'il paraît non pas démontrable (ce qui serait inquiétant) mais évident que ces grandes querelles du dernier demi-siècle agonisent de n'être plus de leur temps. L'absurdité des discours sur l'équilibre nucléaire éclate dans la réalité qu'il faut sentir avant de l'expliquer: si jamais quelqu'un y songea, plus personne ne veut seulement entendre parler de cette hypothèse de fou débile que serait une guerre nucléaire. En fait de cataclysmes, nous sommes assez servis pour ne plus songer à celui-ci. Nous avons mal lu Nostradamus: le cataclysme final, l'Apocalypse n'est pas dans nos arsenaux nucléaires, elle est dans la voûte céleste qui se troue, dans la terre qui se gangrène, dans la mer qui pourrit, dans, les forêts qui sèchent, dans le désert qui gagne, dans la démographie qui explose, la pauvreté qui envahit, l'égoïsme social qui se développe, l'irréalité de l'argent par rapport au travail, les déséquilibres culturels, sociaux, raciaux, l'abrutissement de l'espèce, etc ... Les experts ne semblent pas daigner s'en apercevoir.
C'est dans ce tableau que vient l'idée d'une révolution culturelle. La science des experts-stratèges fait eau de toutes parts: la fin du ''monde nucléaire'' (le monde où le nucléaire avait une place absolue), l'absurdité du développement d'armements que plus personne ne peut acquérir, le déséquilibre accru et en accroissement exponentiel de nos systèmes — tous nos systèmes — en crise structurelle, les arrangements forcés auxquels sont conduits les uns et les autres parce qu'ils ont découvert qu'ils avaient chez eux bien assez de chats à fouetter, tout cela rend dérisoires les outils glacés de la stratégie des théoriciens en séminaires et symposiums qui apparaîtront au chroniqueur de bon sens comme la projection moderne et luxueuse du Café du Commerce. Les experts sont-ils devenus inutiles?
L'expertise n'est art qu'en une matière: le cloisonnement. La complication du langage et des concepts y poussent évidemment. L'expert s'est enfermé dans une réflexion hors du réel. Cela l'amène à un raisonnement absurde, basé sur la seule appréciation quantitative du monde. II le montre lorsqu'il considère le traité INF comme négligeable parce qu'il n'affecte que 2 à 4% des têtes nucléaires dans le monde. II rate ce fait essentiel qui est d'essence qualitative: le traité INF est historiquement le premier acte, donc acte historique, où deux partenaires, — les principaux —, jusqu'alors figés dans une hostilité mortelle impliquant évidemment le surarmement à perpétuité, acceptent une réduction mutuelle de ce qui faisait alors le credo, le nec plus ultra, la seule sauvegarde concevable de leur sécurité. Voilà qui devrait faire réfléchir, car là est le basculement qualitatif, qui fait du traité INF ni une étape, ni un espoir mais une rupture entre deux époques. A partir de lui, l'armement nucléaire, et partant l'armement tout court, n'est plus la seule condition de la sécurité puisqu'il a perdu son caractère absolu. Pourtant la question de la sécurité, d'une nation ou d'un groupe de nations aux intérêts propres ou aux convergences culturelles, est bien la matière essentielle d'étude de l'expert-stratège: Les experts n'embrassent donc plus, en s'intéressant aux seuls armements, tous les facteurs du thème qu'ils ont charge d'étudier. A terme, ils sont conduits à n'y comprendre plus rien. La révolution des esprits qui est aussi une révolution culturelle est à ce point et l'on osera penser qu'elle est urgente et impérative.
Quels sont les nouveaux thèmes de la sécurité? Nos journaux en sont pleins. L'Amérique, si attentive au moralisme et à l'utopie, peut se montrer d'un réalisme complet lorsqu'elle perçoit des dangers qui menacent le fondement de son existence: sa fibre sociale. Certains de ses experts, tournant le dos en cela à la tradition théologique de la profession, s'avisent des menaces qui pressent la Nation. On a vu mentionné dans ces colonnes (1), trois rapports d'experts dépendant de la Commission on Long-Term Integrated Strategy de Iklé définir les menaces les plus pressantes dans les deux prochaines décennies. On trouve une démarche assez proche chez certains officiels soviétiques, comme le montre cette remarque d'un officiel du ministère des Affaires Etrangères (2) affirmant qu'il y a au sein de la direction soviétique la compréhension que le face-à-face militaire européen était à la fois inutile et dangereux, et que, généralement parlant, le danger n'est pas l'attaque, mais le dérapage d'une crise, le développement des problèmes écologiques, l'impossibilité de nous intégrer au marché mondial en raison de la mentalité de camp et notre auto-épuisement par les dépenses militaires.
Ces ''nouvelles'' menaces sont totalement inattendues pour des experts habitués à mesurer la stratégie selon des termes militaires de destruction spécifique et selon les termes politiques d'idéologie, appréciés en général par une logique métaphysique. Bill Stuckey, un des directeurs de American Talks Security qui a récemment effectué une enquête où apparaît la préoccupation majeure des Américains pour la drogue, bien au-delà des menaces militaires, expliquait à propos d'amiraux et de généraux du Pentagone à qui il avait rapporté les résultats de l'étude: «Ils ne savent pas comment réagir devant un ennemi qui n'est ni une nation ni une idéologie». Une autre caractéristique pressante pour les experts-stratèges est que ces menaces existent d'ores et déjà. Elles ne sont ni hypothèse, ni supputation.
• Les menaces d'ordre socio-culturel. Elles naissent des déplacements voulus (mais en fait forcés, selon les pesanteurs économiques et politiques) de populations allogènes, souvent inassimilables à cause de leurs caractères très marqués. On n'a pas encore envisagé la grandeur des risques économiques, politiques, mais surtout culturels et psychologiques que de tels déplacements font peser sur les deux composants (les lieux et sociétés d'accueil d'une part, les populations déplacées d'autre part) dès lors qu'il manque ces deux facteurs essentiels qui assurèrent certaines réussites d'assimilation dans le passé et menacent celles-ci des plus graves échecs: le temps de l'assimilation et la cohérence psycho-sociologique des déplacements. Faire déplacer une famille d'un continent à l'autre, dans un milieu, une culture, une société qui lui sont étrangers, souvent avec une langue qui lui est inconnue, cela en douze heures de temps et par exemple pour le seul but de gagner 20 000 FB par mois au lieu de 2 000 FB, recèle des déséquilibres dont il est dérisoire de qualifier de raciste ou de xénophobe le jugement qu'on en fait si celui-ci est sévère (sévère pour tous, du reste: ceux qui laissent faire le déplacement, ceux qui le favorisent, ceux qui l'applaudissent, ceux qui en ont suscité les conditions, etc). Le problème existe, urgent et impératif. II touche à la substance, non d'une civilisation, mais de toutes les civilisations concernées. L'obstacle principal est l'incapacité des experts européens à l'appréhender d'une manière rationnelle. Eux qui montrent un si grand sang-froid à manier les hypothèses théologiques des millions de morts d'une guerre nucléaire totalement hypothétique se montrent incapables de débarrasser ces questions socio-culturelles de la gangue de moralisme qui interdit la réflexion. (Les Américains montrent à cet égard beaucoup plus de liberté en envisageant une telle question — notamment l'immigration — d'un point de vue extrêmement réaliste). Ce qu'on sait des participations d'experts à des travaux officiels sur ces questions montre leur incapacité d'envisager celles-ci, sinon en termes moraux répondant aux conventions et aux modes de l'époque (on a un exemple avec la participation d'Hélène Carrère d'Encausse aux travaux de la Commission (des Sages) sur la Nationalité, en France à l'automne 1987). Voilà un problème touchant à la sécurité de tous qui est laissé à la seule appréciation de la morale humaniste en vogue, c'est-à-dire de l'irresponsabilité qui caractérise le discours politique et le discours médiatique qui font la vogue.
• Les menaces d'ordre sanitaire. Le SIDA et la consommation de drogues sont le plus souvent mentionnés. Au premier s'attachent les mêmes pesanteurs qu'on a vues dans le cas des menaces d'ordre socioculturels, certaines définitions et/ou caractéristiques du SIDA étant interprétées d'un point de vue idéologique et moral plutôt qu'au niveau de la prévention simplement médicale. Dans le cas de la drogue, l'unanimité est faite pour dénoncer le fléau et recommander la lutte contre les trafiquants. Par contre, les causes fondamentales du phénomène sont moins souvent perçues et moins souvent, — beaucoup moins -, l'objet d'appréciations convergentes. Dans tous les cas, ces menaces sont laissées par les experts européens aux ''spécialistes'', qu'il s'agisse des moralistes de média, de médecins ou de psychologues, et éventuellement d'hommes politiques. En aucun cas la dimension de l'effet sur la sécurité n'est envisagée en tant que telle. Or, celle-ci est d'ores et déjà évidente. II est acquis que la politique d'intervention des Cubains en Angola est influencée en partie, dans le sens d'un retrait, par la crainte du SIDA. L'épisode du conflit entre le State Department et le général Noriega a montré les implications stratégiques réelles du phénomène de la drogue, dès maintenant.
• Les menaces d'ordre économico-physique. On assimile ici, parce qu'elles ont des effets synergiques, des phénomènes tels que la dette des pays du Tiers-Monde, les famines, etc (phénomènes économiques) et les déséquilibres physiques nés des dégradations de l'environnement. La sécheresse de 1988 dans le Middle West et en Chine, dont la première est attribuée par nombre d'experts à l'''effet de serre'' (accumulation de carbone dans l'atmosphère), a déséquilibré la production de céréales et réduit les stocks de telle façon que certains prévoient d'ores et déjà des années de famines pour la prochaine décennie (3). Les réserves céréalières sont tombées à 54 jours, le plus bas niveau de l'après-guerre (record précédent : 57 jours en 1972). Là encore, les experts -toujours et surtout les Européens — montrent peu d'intérêt pour ces phénomènes qu'ils laissent à d'autres spécialistes. Ils se sont intéressés pendant quelques mois à ''l'arme du blé'', lorsque Carter prétendit s'en servir politiquement, en 1980, pour faire pression sur l'URSS. L'échec de cette tentative ramena ta stratégie dans les domaines plus connus et plus convenables de la théologie nucléaire. Là encore, comme dans le cas de la drogue ou d'autres cas, les causes fondamentales ne sont pas envisagées par les experts-' stratèges dont ni la formation, ni les intérêts corporatistes, ni la forme d'esprit n'encouragent à de telles investigations. Leur absence complète empêche qu'on mesure la réalité de l'impact de ces phénomènes sur la sécurité des nations et sur leurs relations. Le blocage est évident.
Pendant quarante ans, les experts, les stratèges ont directement influé sur des événements considérables (la course aux armements, les relations Est-Ouest). Ils l'ont fait à l'aide d'une dialectique théorique qu'ils ont méthodiquement renforcée d'un discours où les concepts moraux ont la plus grande part. Le plus clair exemple de cette démarche est dans la démonstration constamment faite que l'accumulation d'armements, notamment nucléaires, est la meilleure garantie de la Paix. Ainsi en sont-ils venus à définir leur fonction non plus selon des termes rationnels ou des termes d'analyse, mais selon des termes moraux. La fonction des experts-stratèges est passée de la recherche de la meilleure sécurité possible (pour une nation, un ensemble de nations, etc) à la recherche de la Paix; — passage d'une notion rationnelle à une notion morale... Pour louable que paraisse à certains cette évolution, elle s'avère aussi absolue que les concepts qu'elle a introduits dans le discours stratégique et interdit une réflexion réaliste.
Aujourd'hui, il n'est plus question de Paix et il est de plus en plus question de survivance. Nous passons d'une nécessité morale, donc absolue (et théorique d'ailleurs), à une nécessité physique tout à fait relative. Les experts et les stratèges se trouvent désarmés devant cette perspective qu'ils n'escomptaient pas, — pour ceux qui se sont aperçus du changement de paysage. Les vrais problèmes qui surgissent aujourd'hui, — qui font s'interroger sur la validité des ''vrais'' problèmes d'hier -, sont laissés aux humanistes idéalistes. Ainsi est écartée la possibilité qu'on puisse seulement envisager d'en étudier sereinement les termes, les humanistes idéalistes ayant aujourd'hui pour habitude d'envisager un problème grave au rythme de pétitions ou de grandioses émissions charitables et sponsorisées en télévision, c'est-à-dire au rythme d'un mécanisme sacrifiant tout à l'apparence et à l'effet au dépens de la substance. Dans cette situation, les experts et les stratèges sacrifient l'essentiel de leur fonction qui est de conseiller le pouvoir. Nous voilà donc lancés dans une quête désenchantée alors qu'on découvre enfin combien la situation est en voie de devenir désespérée.
(1) Voir notamment dans ce numéro l'article ''Projection des forces ou protection des forces?''
(2) Le Monde, Octobre 1988
(3) Voir l'article de Lester R. Brown, 7 septembre 1988, International Herald Tribune. Brown est président de World Watch Institute.