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17019 septembre 2009 — Le cas de l’avion de combat français Rafale et du Brésil présente une situation particulièrement impressionnante dans ses implications, s’il est placé dans le contexte politique et historique le plus large – et il doit l’être, sans aucun doute. Il doit être aussitôt précisé que le Rafale n’est considéré à cette place centrale qu’en raison de l’importance stratégique fondamentale – beaucoup plus politique et symbolique que militaire – qu’on accorde au phénomène de l’avion de combat aujourd’hui, et que l’accord entre la France et le Brésil porte sur bien plus que sur cet avion de combat.
Giovanni de Brigandi, sur son site défense-aerospace.com, donnait hier 8 septembre 2009 de nombreuses précisions sur l’accord. Nous nous référons à ce texte pour les caractéristiques de cet accord, qui vont susciter notre commentaire. En ce qui concerne le “package deal”, comme il est dit généralement, voici les précisions – en ayant à l’esprit qu’il y a des perspectives d’achat brésilien du Rafale de 36 à 120 avions, d’autre part un engagement français pour dix avions de transport brésilien KC-390 en développement (qui est lui-même un cas intéressant, comme nous l’indique avec des détails tout aussi intéressants notre lecteur “Steph Steph”, dans le courrier “Une BRIC dans la mare”, le 8 septembre 2009):
«The Rafale deal is valued by French government sources at 4.5 to 5 billion euros, excluding the aircraft’s weapons which will add another billion euros or so. When added to contracts for the licence-production of 50 Eurocopter EC-725 helicopters (1.85 billion euros), of four Scorpene diesel-electric submarines, of a nuclear-powered attack submarine (4.9 billion euros) and of related infrastructure projects, the Rafale deal boosts the value of French weapons ordered by Brazil to over 12 billion euros (approx. $17.1 billion).»
Les conditions du contrat, à la lumière de sa propre spécificité et des autres contrats qui accompagnent celui de Rafale, contredisent ce que la notion de “contrat” peut avoir de restrictivement commercial, voire économique, y compris dans le domaine de l’armement. Dire qu’il s’agit d’un “accord stratégique” n’est pas faux, mais c’est insuffisant pour décrire la dynamique de l’accord et spéculer sur son développement. Cette dynamique, ou cette “stratégie” dans le sens le plus large, est suffisamment spécifique pour qu’elle contienne de puissants caractères autosuffisants et, surtout, auto-évolutifs. (“Auto-évolutif”, des mots “auto-évoluer” et “auto-évolution” employés à propos de la pensée de Pierre Teilhardt de Chardin à partir de 1961, impliquant pour le cas qui nous occupe un phénomène qui dispose “en soi” de tous les caractères pour évoluer sans sollicitation fondamentale de l’extérieur, qui, de ce fait, devient un facteur qui influence le reste par sa propre dynamique.) Il s’agit d’une situation qui est aussi un événement dynamique, impliquant, en raison des facteurs qui la constituent, la mise en place d’un mécanisme stratégique dont les dimensions politiques doivent être appréciées à la lumière de la situation générale, elle-même en pleine évolution dynamique, qui prévaut.
Voici les précisions de Brigandi qui suggèrent le caractère très spécifique de la chose:
«Brazil’s announcement that it had selected the Rafale was in doubt until the last minute, as the air force has still not concluded its final report to the government on its evaluation of the three aircraft it had short-listed for the contract: Saab’s Gripen NG and Boeing’s F-18E Super Hornet, in addition to Rafale.
»Brazilian officials declined to discuss the legal implications of breaking off the tender at such a late stage, according to local media. “The decision was taken to negotiate with one supplier, and not to open negotiations with the others,” Brazilian Foreign Minister Celso Amorim told reporters in Brasilia Sept. 7. He declined to elaborate.
»As currently envisioned, the final contract for the sale of the Rafale should be concluded in 2010, leading to initial deliveries in 2013. France will deliver the first six aircraft from its own factory, but the remaining 30 will be locally-assembled by Embraer over a period of six years. The contract will also include options for as many as 84 additional aircraft, which would bring Brazil’s total Rafale buy to 120.
»The contract includes a politically significant concession which gives Brazil the right to sell the Rafale in South America. While such sales are extremely unlikely, because Brazil would not give away the military edge provided by Rafale, this concession shows this is a partnership, not a simple sale, and makes it easier for Brazilian President Lula to push it through despite its high cost.»
Il semble bien y avoir eu un changement d’orientation, ou bien une évolution décisive d’une orientation fondamentale ces dernières semaines, dans le chef des Brésiliens (de Lula). Cela correspond à un avis que nous avions recueilli la semaine dernière, de source industrielle française, d’une source que nous qualifierions comme “très réaliste”, c’est-à-dire très prudente, sinon habituellement pessimiste: «Cela fait seulement quelques semaines que je commence à croire un accord possible. Jusqu’ici, j’étais persuadé que l’aspect politique de l’accord, surtout en fonction des pressions US, l’empêcherait.» Sollicitée par nous de placer cette évolution en regard de l’évolution hypothétique, tout aussi récente, de Lula, la source a reconnu que cela avait «un rapport incontestable, sans aucun doute».
Quelle évolution? Nous serions tentés de la définir par les deux textes que nous avons publiés successivement, les 31 août 2009 et 1er septembre 2009, où nous faisons effectivement l’hypothèse d’une évolution personnelle de Lula, en plus, ou en complément décisif sinon inspirateur, de l’évolution du continent sud-américain. Il nous semble que cette évolution doit être, elle-même, placée dans le cadre plus large de l’importance prise par Lula, avec des prises de position révélatrices, voire polémiques – assez pour révéler ce que peuvent être une politique et une stratégie dans ce cadre. Il est temps alors de rappeler que le Brésil fait partie du BRIC, dont nous avons récemment parlé à l’une et l’autre reprises, dans le même sens fondamental, et dont on a vu également que la France pouvait partager certaines des options qu’il (le BRIC) esquissait. (“Esquisser”, parce que là aussi, comme dans l’accord qui nous occupe, il s’agit de situations stratégiques “autosuffisantes et auto-évolutives”.)
Certes, nous raisonnons à partir de conditions encore hypothétiques, y compris l’accord de vente de 36 chasseurs Rafale. Mais les éléments sont désormais bien assez précis pour justifier cette spéculation hypothétique. Concrètement, la spéculation s’appuie sur un constat: Brigandi observe que “c’est un partenariat, pas une simple vente”; nous irions plus loin: c’est un engagement stratégique commun, dans une stratégie qui est justement “auto-évolutive”, c’est-à-dire capable d’évoluer d’elle-même, sans impulsions extérieures mais en fonction d’éléments extérieurs, et capable d’influer fortement sur ces éléments extérieurs. Le fait qu’il s’agisse d’armements, dont l’un (l’avion de combat de haute technologie) est le symbole à la fois politique et mythique de la puissance militaire, rend encore plus pertinentes ces observations sur la “stratégie auto-évolutrice”.
Maintenant, détaillons les “facteurs extérieurs” qui, d’une part ont joué leur rôle dans la situation en train de naître, d’autre part risquent fort, très fortement même, d’être influencés par cette “stratégie auto-évolutrice”. Il y en a trois, selon une appréciation qui va de soi, très simple et de pure logique.
• Le premier, c’est la crise générale du système. Dans ce cas, c’est directement “le centre”, la puissance même du complexe militaro-industriel US qui est en cause. C’est retrouver notre idée exprimée hier d’une “déclaration de guerre” (au système de l’américanisme). Le système, qui connaît les capacités technologiques exceptionnelles de la France (cela, au moins depuis une étude admirative de la RAND Corporation sur Dassault, en 1969), tient la France comme son plus grand adversaire dans ce domaine, parce qu’il connaît les capacités intégratrices françaises, les capacités structurantes françaises – donc les moyens que la France donne aux autres d’affirmer leur souveraineté et leur identité. Que cette puissance-là, la France, s’allie par le biais d’abord de la capacité technologique avec cette autre puissance qu’est le Brésil, puissance d’un autre type, qui “tient” tout le continent sud-américain, c’est une menace stratégique majeure pour le système. (Cela, sans envisager les conséquence éventuellement favorables sur la dissémination du Rafale et donc de cette présence française structurante vers d’autres marchés.) Pour qui sait lire à livre ouvert, selon les propres codes de cette presse-Pravda qu’est la presse anglo-saxonne, sa discrétion à propos de la chose est un signe indubitable que cet accord l’inquiète et un signe, a contrario, que cet accord est potentiellement très important.
• Le cas brésilien. Pour des raisons conjoncturelles diverses qui se rassemblent dans la question générale de la crise, dans l’activisme du Brésil au sein du BRIC et la position de leadership de ce pays exercé sur un continent lui-même contestataire du centre du système (Washington), l’intention du Brésil de se constituer une base technologique (fondement technique de l’accord avec la France) aboutit moins à un renforcement national qu’à donner un outil supplémentaire à cet activisme du Brésil. Ainsi aurions-nous sur ce cas une appréciation exactement contraire à celle de Brigandi («The contract includes a politically significant concession which gives Brazil the right to sell the Rafale in South America. While such sales are extremely unlikely, because Brazil would not give away the military edge provided by Rafale…»). Au contraire, comme toute puissance technologique, ou puissance technologique-en-devenir avec une dynamique stratégique très spécifique qui lui donne son impulsion, le Brésil voudra exporter ce produit de puissance franco-brésilien, et il le fera d’abord pour assurer et orienter son leadership sur son espace vital (le continent). De ce point de vue, l’accord devient un facteur actif du mouvement anti-système, également en accélérant l’évolution du continent sud-américain dans un sens anti-US. Cette hypothèse est un exemple type de l’aspect “auto-évolutif” de la stratégie: la stratégie évolue d’elle-même et entraîne ceux qui en dépendent.
• Le cas français. Comme nous l’avons noté, la France a une capacité intégratrice unique, qui joue à tous les échelons, ici à l’échelon du partenariat. Seule la France, grâce à sa psychologie historique et à l’évolution de sa pensée à cet égard, a une tradition antiaméricaniste fondamentale (c’est-à-dire portant sur le système et non sur le pays, et élaborée durant les années 1919-1933, particulièrement fécondes dans la critique de l’américanisme); paradoxalement, on trouve, à côté, en France, une tradition pro-américaine, plutôt que pro-américaniste bien sûr, — mais d’une façon originelle (et originale), très contradictoire aujourd’hui, qui portait sur le projet utopique américain originel qui fut aussitôt trahi (dès 1787-1788 et la rédaction de la Constitution) par le système de l’américanisme. (Bien sûr, on laisse de côté les actuelles sornettes courantes pro-US des dirigeants français, y compris celle du Président dans ses jours “pour”, sans la moindre consistance ni du moindre réel effet stratégique.) Ainsi, de ce point de vue également, la France est-elle à la fois en-dedans et en-dehors par rapport au système, mais fondamentalement dans une perception anti-système. C’est le cheval de Troie psychologique et historique dans le système, et le relais fondamental, absolument nécessaire, de la stratégie anti-système extérieure et naturelle qui est à l’œuvre comme une poussée historique fondamentale, et dont le Brésil est devenu un des moteurs également par fatalité naturelle. Puisqu’on cherche à être sérieux, on ne dit pas que Sarko sait et cherche tout cela; mais l’accord n’est pas entre Lula et Sarko ni même entre le Brésil et Sarko, contrairement aux apparences, mais entre le Brésil et la France. Ce que donnera l’accord concrètement et dans les faits, tout le monde l’ignore, mais Sarko encore plus que tout le monde. Au contraire, la présence de la France comme un des acteurs principaux dans cette affaire nous donne, par rapport à ce que nous savons de son histoire et de sa psychologie, des indications importantes et quasiment catégoriques sur la puissance et l’orientation anti-système et structurante de ce courant stratégique “auto-évolutif”.
Ainsi doit-on nécessairement donner sa vraie dimension à cet événement, pour mieux expliquer le retentissement qu’on lui voit… Il y a 20 ans, c’eût été un marché France-Brésil, important certes, mais surtout économique et portant sur la “quincaillerie”, avec l’espoir d’un éventuel prolongement politique. Aujourd’hui, c’est la France avec un pays du BRIC et de l’Amérique Latine dont on sait les tendances dans la partie fondamentale en cours, un pays très puissant et dont la puissance est conduite, voire contrainte à suivre une dynamique naturellement contestataire de l’ordre américaniste établi. C’est par cela et à propos de cela que nous parlons d’une ”stratégie auto-évolutive” qui, comme si elle suscitait elle-même sa propre dynamique, sera conduite à jouer un grand rôle. Il s’agit de placer l’événement dans le contexte qui importe, qui est celui de la grande crise générale du système.
Au bout du compte, il est essentiel de considérer l’événement d’un point de vue absolument dégagé des habituelles tirades sur les marchands de canon, des “marchands de mort”, voire sur l’exportation des armements. Ce qui est en jeu aujourd’hui est à un tout autre niveau que la dialectique qui va du sarcasme anarchisant fin XIXème au soupir pacifiste et médiatique début XXIème; c’est la survie ou la mort d’un système absolument destructeur d’une civilisation, parce que complètement déstructurant; c’est la survie ou la mort d’un système qui tient tous les outils de la puissance. Pour l’attaquer on ne peut faire, puisque rien d’autre n’est disponible à cause de son omniprésence, qu’utiliser certains de ses outils pour les retourner contre lui. C’est au reste la meilleure stratégie qui soit et une stratégie complètement de type G4G, ou guerre de la quatrième génération. (Voir Sun-zi: «L'idée principale de son œuvre est que l’objectif de la guerre est de contraindre l’ennemi à abandonner la lutte, y compris sans combat, grâce à la ruse, l'espionnage et une grande mobilité: il s’agit donc de s’adapter à la stratégie de l’adversaire, pour s'assurer la victoire à moindre coût.»)
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