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132324 novembre 2008 — Les choses pressent… Paul Krugman nous en a informés dans sa chronique du 21 novembre, comme nous le relevions déjà le 22 novembre. Robert Reich, autre expert économiste de la gauche du cercle de conseillers d’Obama, en rajoute là-dessus le 22 novembre sur son blog personnel, texte repris le 23 novembre sur Truthout.org.
Dans ce texte très court, manifestement écrit pour signaler l’urgence du moment et des événements («…and the national economy is imploding right now»), Reich signale:
«Obama's immediate challenge is to fill the leadership vacuum created by a lame-duck president with historically-low approval ratings who seems to have lost interest in his job (at this writing, he's out of the country) and who's disappeared from the media, and a Treasury chief who has all but punted on coming up with any workable solution to the crisis. But Obama doesn't become president until 12 noon eastern standard time on January 20 – and the national economy is imploding right now.
»How does Obama manage this feat? Two ways: (1) appointing a highly-capable economic team, and (2) telling the nation what he plans to do starting the afternoon of January 20…»
D’une façon très caractéristique, Reich s’emploie à nous convaincre qu’il n’écrit pas à partir d’informations exclusives, “du-dedans” («I have no inside knowledge»… «Again, I have no inside knowledge»), comme s’il voulait nous convaincre qu’il ne fait pas une démarche partisane, pour l’intérêt de l’administration Obama. Nous le croyons volontiers. Nous croyons aussi qu’il exprime une préoccupation très grande dans le camp d’Obama, et là, nous croyons que Reich a “an inside knowledge”.
D’ailleurs, la nouvelle se répand, ou, dans tous les cas, l’interprétation et l'affirmation qu'il faut agir vite et fort. Ce 24 novembre, le Times de Londres détaille l’urgence de la situation, et la pression de cette situation sur Obama (le titre : «Crisis of “historic proportions” forces Barack Obama to name his economic team»). En même temps, le Times apporte de nouvelles précisions sur la rapidité de la dégradation de la situation aux USA, ou la perception qu’on en a (et l’on sait l’importance de la perception), avec la prévision que le chômage pourrait atteindre 10% en 2009 (la semaine dernière, on situait encore cette prévision à 8%-8,5%). Cela indique que nous sommes, dans les prévisions, sur la transition terrible entre une “profonde récession” (10% de chômage) et la dépression (15% de chômage). Encore ne sommes-nous que dans les chiffres officiels d’un système faussaire par essence, qu’il faut majorer, pour approcher ce qu’on pourrait nommer le “chômage réel” (comme on parle de l’“économie réelle”) d’un bon 5%.
Le Times écrit :
«Mr Obama’s economic advisers express fears privately that the US economy is not just heading for a deep and painful recession, but a calamitous one. Unemployment is rising rapidly – it soared by 240,000 in October – the stock market is heading for its worst year in terms of percentage losses since 1931, the car industry is on the verge of collapse and President Bush’s $700 billion rescue package has proved ineffective in freeing up the credit markets.
»Ken Rogoff, the former chief economist at the International Monetary Fund, told The Times that he expected the unemployment rate to continue soaring – it is currently 6.5 per cent – and that there is a good chance that it could hit 10 per cent next year. “Unemployment is a measure of how deep a recession is. And the US is in for a very, very deep recession,” he said.
»Mr Obama called it “an economic crisis of historic proportions”, and spoke of the need for a “plan big enough to meet the challenges we face”. He gave warning of the loss of “millions of jobs next year” and the risk of the US falling into a destructive deflationary spiral.
»The President-elect called for a stimulus package of $175 billion last month, but the economic situation is now so dire that he wants to pass a plan of far greater scope and magnitude. Charles Schumer, the Democratic senator who sits on the chamber’s banking and finance committees, proposed a plan of up to $700 billion.
»Mr Summers has been a particularly vocal proponent of the need for huge and bold stimulus efforts to tackle the crisis, arguing that the massive federal deficit that will ensue can be dealt with later. It is clearly the course Mr Obama now intends to pursue as he sees the deepening recession as an opportunity to fulfil a broad sweep of campaign promises.
»He has started negotiations with congressional Democrats that will create myriad road and infrastructure building projects, new schools, and – as he said on Saturday – the “building of wind farms and solar panels, fuel-efficient cars and the alternative energy technologies that can free us from our dependence on foreign oil”. He called for a prolonged, two-year plan to create or save 2.5 million jobs.»
L’alarme sonne partout, on le constate à la lecture de ces différents textes. On est maintenant dans le très sérieux, le tragique de la crise, – loin des mirobolantes crises nerveuses des Bourses et des défilés grotesques des dirigeants, aux émoluments colossaux, de banques s’écroulant comme des châteaux de carte. Nous entrons dans la tragédie et la répétition de l’histoire tragique (et non l’histoire économique) de la Grande Dépression est frappante; avec une contraction du temps, comme si octobre 1929 avait été transféré à septembre-octobre 2008 et novembre 1932-mars 1933 à novembre 2008-janvier 2009. Encore une fois, nous parlons du cheminement psychologique de la perception, soutenant et accélérant, voire grossissant la réalité économique et sociologique de faits catastrophiques, pour faire de cette crise une tragédie historique. Il semble qu’Obama éprouve la perception de la chose, lui parlant d’une crise “de proportions historiques”.
La situation est d’autant plus pathétique, exposant dans la lumière les manquements structurels extraordinaires du pouvoir US. Il y a ce hiatus de la transition, qui prend le risque historique de placer ce pays littéralement sans pouvoir pour une période de trois mois (cinq mois du temps de Roosevelt). Outre les conditions naturelles qui conduisirent à choisir un tel délai lorsque la Constitution fut écrite (immensité du territoire US et fractionnement du pays en Etats initialement très autonomes, avec les dispositions politiques à prendre après l’élection d’un nouveau président, la nomination du personnel amené par la nouvelle administration, chiffré aujourd’hui à plusieurs milliers de personnes à Washington, tout cela demandant du temps), il y a au départ de l’Amérique cette même certitude de l’exceptionnalité; dans ce cas, une sorte de certitude qui aurait été: “ce pays est si exceptionnel que rien des avatars extérieurs habituels ne peut l’atteindre”. C’est la vision naturellement anhistorique de l’Amérique par l’américanisme, affirmant que l’Amérique n’est pas comptable des avatars de l’histoire des hommes et peut donc se passer des précautions habituelles, comme celle de limiter la transition entre deux présidents au minimum (dix jours dans le cas de la France).
Il est donc pathétique, mais aussi significatif de la gravité de la situation, de voir Obama faire des messages hebdomadaires comme s’il était déjà président, ou bien comme les “causeries au coin du feu” de Roosevelt à partir de mars 1933. Mais Obama ne fait qu’annoncer des mesures pour fin janvier 2009, – qui, d’ailleurs, s’apparentent toutes dans l’esprit à certaines des initiatives du New Deal (grands travaux publics d’infrastructure); en effet, toutes les rigidités doctrinales sont en train d’être fortement secouées, lorsqu’on nous signale qu’un homme aussi proche de Wall Street et de la doctrine économique courante de l’américanisme que Lawrence Summers, nommé président du Conseil National de l’Economie, conseille de tout concentrer sur ce qui devient la tentative de contenir le chômage («Mr Summers has been a particularly vocal proponent of the need for huge and bold stimulus efforts to tackle the crisis, arguing that the massive federal deficit that will ensue can be dealt with later»). Obama fait ce qu’il peut mais cela reste bien peu, au regard de la situation du pays qui semble s’effriter comme du sable entre les doigts.
Cette transition présente, on l’a déjà évoqué, un cas particulier qui est de plus en plus caractéristique comme étant l’inverse politique de la fameuse transition de 1932-1933. En 1932-33, c’est FDR qui refusa de prendre les affaires en main, c’est-à-dire de collaborer avec Hoover comme ce dernier le lui demandait expressément. FDR voulait se réserver pour sa prise de pouvoir, ce qui était particulièrement risqué au regard de l’effondrement du pays durant cette période (cf. par exemple Maurois, dans Chantiers américains, publié en septembre 1933: «Si vous aviez fait le voyage vers la fin de l'hiver (1932-33), vous auriez trouvé un peuple complètement désespéré. Pendant quelques semaines, l'Amérique a cru que la fin d'un système, d'une civilisation, était tout proche.»). FDR gagna finalement son pari; en s’étant tenu à l’écart, il donna à son intervention en mars 1933 une puissance psychologique extraordinaire, qui permit de briser le cycle de l’atonie psychologique menant à l’effondrement où semblait être plongée l’Amérique.
Au contraire, cette transition 2008-2009 voit l’effacement complet de l’administration Bush (Robert Reich: «...the leadership vacuum created by a lame-duck president with historically-low approval ratings who seems to have lost interest in his job (at this writing, he's out of the country) and who's disappeared from the media»); cet homme (GW) aura été jusqu’au bout le pantin grotesque du destin, sacrifiant tout au monde virtualiste qu’il a créé pour sa présidence, se donnant à lui-même de grandes claques de satisfaction dans le dos devant cet admirable réussite qu’est sa guerre irakienne (Message de GW hier: «US President George W. Bush believes the Iraq war was a success and is “very pleased” with what is happening there. […] “I think the decision to remove Saddam Hussein was right”»). Les dirigeants du monde entier et les cadres du système peuvent méditer devant ce spectacle grotesque, dont ils ont cautionné l’existence pendant huit ans, pendant que l’économie s’effondre, notamment sous les coups ardents et zélés que lui a portés le même Bush.
Obama se précipite donc pour construire son administration, pour annoncer des mesures, pour sembler exercer le pouvoir, – mais “sembler” seulement, car la Constitution, cette admirable construction législative taillée dans le marbre du Droit, lui interdit plus. Les deux seules mesures qu’il peut prendre, détaillées par Reich, sont de constituer et de mettre au travail son équipe économique, et d’annoncer des mesures d’urgence pour le 20 janvier 2009 en fin d’après-midi («starting the afternoon of January 20…»). Pour l’instant, c’est pathétiquement court, – mais pour l’instant, que faire d’autre, alors que règne le Droit dont ils sont si fiers, dans une situation qui défie toutes les contraintes de l’Histoire et de la responsabilité politique? Bel exemple de la contradiction in vitro et in vivo, sans distinction, que nous offrent les conceptions idéologiques de la modernité dont les USA sont le champ d’application privilégié.
C’est dire combien toutes les prévisions qu’on a faites, qu’on fait et qu’on continuera à faire les jours et les semaines prochaines sur l’administration Obama, ses intentions, ses buts, sa politique extérieure, etc., sont désormais soumis à une formidable hypothèque. Nous nous précipitons à grande vitesse, mais pas assez vite aux normes de la transition, vers l’inconnu, vers la terra incognita de la crise. «It's going to be a very interesting period» observe l’historien Harold Holzer, parlant de l’administration Obama à venir, et d’un nouveau président qui se réfère à Abraham Lincoln. Sans aucun doute, à commencer d’ailleurs par la cérémonie d’inauguration du 20 janvier 2009, avec la poignée de mains Bush-Obama qui vaudra son pesant d’invectives rentrées. Obama a certainement ceci de commun avec Lincoln qu’il va prendre le pouvoir alors que son pays se trouve plongé au cœur d’une des deux ou trois plus graves crises de son histoire. La crise ouverte en 2008 vaut désormais, en potentialités déstabilisantes, voire même déstructurantes pour l’hypothétique nation américaniste, celles de la Guerre de Sécession et de la Grande Dépression.
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