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27304Nous donnons ci-dessous un extrait du dernier chapitre de la dernière (sixième) partie du texte de l’album photographique Les âmes de Verdun. (Nous proposons ce livre en vente, sur le site edde.eu.)
L’album , qui fait 280 pages et est illustré d’une centaine de photographies de Bernard Plossu et Michel Castermans, comprend un texte de Philippe Grasset avec une introduction et six Parties :
• Introductions: “Voyages à Verdun, 2006-2007”
• Premier Partie: “Visions et horizons de l’Ossuaire”.
• Deuxième Partie: “Hommes et orages de ferraille”.
• Troisième Partie: “Sur le chemin de Froideterre”.
• Quatrième Partie: “D’une mémoire l’autre”.
• Cinquième Partie: “Ces villages “morts pour la France””.
• Sixième Parie: “Le sens de cette bataille”
Avec cet extrait de la Sixième Partie que nous mettons à la disposition de nos lecteurs, nous voulons mettre en évidence combien nous avons conçu et embrassé la bataille de Verdun en complète correspondance avec la crise essentielle de notre temps. Pour nous, Verdun n’est pas une bataille sans signification, enfouie dans l’horreur et la souffrance d’un passé émouvant mais anachronique. Au contraire, dans cet amas insensé d’horreur et de souffrances qu’est la Grande Guerre, Verdun, qui en eut sa part terrible, nous apparaît comme l’événement guerrier qui a le plus de sens.
C’est ce qui est mis en évidence, en partie certes, dans l’extrait que nous donnons ci-dessous. Notre enquête et notre quête à Verdun, durant deux séjours en 2006 et en 2007, ont nourri cette évocation poignante et cette réflexion qui marquent combien nous nous sentons si proches, aujourd’hui, des jeunes hommes martyrs de la bataille de Verdun.
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[…] Avec la bataille de Verdun, en vérité, ils entrèrent, secoués par un fracas épouvantable, accablés de souffrances indescriptibles, dans le vrai conflit de nos temps historiques et modernistes. Est-ce donc cela, cette bataille qui n’a pas de sens ?
Paul Valéry, dans son discours de réception du maréchal Pétain à l’Académie française, en 1931, marqua son extrême compréhension de ce que fut la bataille, lorsqu’il parla d’«une guerre toute entière insérée dans la Grande Guerre». En avril 1919, il avait conceptualisé par avance son propos, dans sa Crise de l’esprit, que tous nous retenons pour sa première phrase fameuse («Nous, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles»), qui nous dit que «nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie». Ne paraît-il pas écrire pour notre Verdun lorsqu’il écrit encore : «Ainsi la Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse matérielle. Tout n’est pas perdu, mais tout s’est senti périr.» De la crise de l’esprit, il disait qu’elle «prend les apparences les plus trompeuses, [...elle] laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase» ; ainsi ce conflit terrible, avec Verdun en son cœur, marque-t-il un point de rupture où «[u]n frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe».
Le débat était ouvert et il se poursuivrait tout au long des années 1920. Il n’a pas pour thème la politique du temps ni l’idéologie mais le fondement de la civilisation. La France est au premier rang, face aux Etats-Unis. Elle s’était tournée, pour la jauger et la juger, vers cette puissante nouvelle recrue de la modernité, qui affirmait partout son hégémonie depuis que la Grande Guerre lui en avait laissé l’opportunité. En 1931, dans un livre qui recueillait l’avis de plus de 250 intellectuels, en majorité français, réunis sur la question de l’américanisme, Gérard de Catalogne écrivit en préface de son Dialogue entre deux mondes : «Nous avons eu l'époque romaine et grecque ; nous vivons aujourd'hui l'époque américaine et il n'est pas téméraire d'écrire que les principes de la vie sont changés depuis la guerre par l'emprise des États-Unis. Nous traversons une période de transformations historiques, de déséquilibre mondial qui s'accentue au détriment de ceux qui n'ont pas assez d'énergie pour se défendre...»
La modernité avait choisi un nouveau champion, après avoir usé et abusé de la puissance allemande. Au fracas des canons succédait le fracas des chaînes de production dont Charlot allait tirer son chef d’œuvre des Temps Modernes. Deux jeunes historiens français nommèrent cela “De Descartes à Ford”, ou “Descartes descendu dans la rue”, pour désigner cette perversion de la raison par la machine, ou la manipulation de la rationalité cartésienne par “l’économie de force”. Arnaud Dandieu et Robert Aron écrivirent, dans Décadence de la nation française, en 1931 encore : «Enfin Descartes est descendu dans la rue avec l'avènement de l'industrialisme et du taylorisme. Ainsi par un lent avilissement, la méthode cartésienne, perdant de plus en plus sa valeur individuelle et sa force révolutionnaire, séparée de tout germe vivant, a pris un nom particulier. Elle s'appelle Etats-Unis. Tant il est vrai que les conflits les plus profonds et les plus métaphysiques doivent tôt ou tard s'exprimer dans l'immédiat et le quotidien…»
Cet affrontement des conceptions forme le cœur de notre crise de civilisation, celle que désigne Valéry. Dans le sens métaphysique que définissent Dandieu-Aron, il prolonge Verdun perçu dans sa véritable dimension, au-delà des seuls antagonismes nationaux, au-delà de la brutalité des armes, au-delà de la Grande Guerre. Il porte les mises en cause les plus fondamentales, les plus décisives, il rythme l’éveil terrible des consciences, il se fait miroir d’une civilisation saisie d’une angoisse ontologique. Il s’interrompra rapidement, disons autour de 1934-1935, avec la brutale irruption sur la scène du monde des affrontements idéologiques. Nous débattrons alors, sous le couvert des préoccupations de vertu, de la façon la plus rapide d’accélérer notre décadence et notre chute dans le désordre. Nous ferons une nouvelle Guerre mondiale, encore plus sanglante, plus tueuse que la Grande Guerre. Nous ferons la Guerre froide, où nous croirons avoir trouvé la formule étrange de nous imposer à nous-mêmes la paix sous la menace de l’anéantissement total et réciproque. Avec la chute fantomatique du communisme, les hommes croiront à la “fin de l’Histoire”, selon le mot aussi mal compris que vite popularisé du philosophe du département d’Etat américain Francis Fukuyama. Les événements se précipiteront, des plus grandes ivresses aux plus extrêmes violences, – et nous voici entrant dans le XXIème siècle, dans le troisième millénaire. C’est alors que nous découvrons que ces événements eux-mêmes, les “crises systémiques” comme nous commençons à nommer ces choses incontrôlables, avec la plus redoutable d’entre toutes, la plus incontrôlable, la plus eschatologique, la “crise climatique” née du réchauffement climatique dû aux activités industrielles de notre civilisation et à son “choix du feu”, nous découvrons que ces événements nous ramènent au débat du “Descartes descendu dans la rue”, à la Crise de l’esprit de Valéry en remontant dans le temps, enfin à Verdun qui fut l’origine de notre périple et qui en est le terme.
Une époque plus tard, c’est-à-dire presque un siècle en vérité, les mêmes angoisses nous saisissent. Le sentiment est si pressant que nous irions jusqu’à croire, et même jusqu’à penser qu’il s’agit d’un sentiment similaire, équivalent en tension et en substance, à celui de vide affreux et d’effondrement des références et des lignes d’horizon qui a saisi le soldat de Verdun au milieu de son univers bouleversé par la mitraille. Peut-être certains d’entre nous réalisent-ils qu’ils ressentirent cette proximité improbable et pourtant si évidente à y penser, lorsqu’ils découvrirent Verdun et son vaste domaine, sa sérénité retrouvée et les échos lointains du désordre entropique et déstructurant de la bataille. En ce sens retrouvé des urgences qui nous pressent, notre époque est une bataille à l’image de celle de Verdun. D’une bataille l’autre, un pont s’est érigé fermement entre la bataille et nous, dans notre début de millénaire, pour nous instruire d’une continuité qui se joue des âges, des modes et des convenances. Il n’y a rien de plus moderne, au sens si enrichi de l’antimoderne comme nous l’avons rencontré, que la bataille de Verdun, rien de plus actuel, rien de plus présent.
C’est une étrange conclusion qui, lorsqu’elle vous a effleuré, vous devient rapidement si chère et ne vous quitte plus. Le caractère essentiel de cette bataille, c’est l’agression du désordre de la modernité déchaînée concentrée en un espace si délimité mais si fortement diversifié, comme si le désordre attaquait un monde en soi, formé et accompli, fermement et harmonieusement appuyé sur son passé et ses traditions, sur son labeur, sur son horizon d’espérance, – et ce monde-là, au prix de souffrances si affreuses qu’elles conduiraient au désespoir si les âmes ne veillaient, ce monde a résisté. C’est un précédent qui habille soudain d’une substance exceptionnelle cette phrase étrange et très belle de Jean Anouilh, que j’avais trouvée en citation dans mon agenda, cette année-là, qui pourrait s’appliquer à Verdun visité et revisité : «Vous ne le savez pas, vous autres, mais tout au bout du désespoir il y a une blanche clairière où l’on est presque heureux.»
Aujourd’hui, nous subissons des attaques et des agressions dont la substance, au fond, est semblable à celles que subirent les soldats de Verdun. Comme eux, nous sommes menacés des plus terribles destinées, et leur sacrifice nous en avertit jusqu’au bout de leur martyre. Comme eux, nous regardons au fond des yeux le monstre qui pèse sur nous, cette mécanique terrible qui brise les structures de notre monde et de notre civilisation. Aujourd’hui, nous savons que la tempête de ferraille qui écrase le champ de la bataille a quelque chose de commun avec cette tempête de désordre qui écrase notre époque, la violence du fer et du feu passant du champ de la bataille au champ de l’univers. A Verdun, sur le champ de la bataille, pénétré du murmure des âmes désormais apaisées, vous vient l’image qui transcende l’enquête sans but de nos pauvres mémoires d’une bataille de Verdun devenue bataille désincarnée, bataille symbolique dépassant son âge. Vous comprenez alors que, dans cette bataille, dans ces terribles trois cents jours, l’ouragan de mitraille et de feu avait échappé aux hommes; comme la folie vous prive de votre conscience de soi en lui donnant le loisir terrible de s’échapper de vous; et, aussitôt réalisée cette vision de Verdun, de même aujourd’hui nous éprouvons cette sensation des événements et de leur folie qui semblent nous échapper, qui nous échappent pour soumettre notre destin à un Dieu de la machine, à un Dieu usurpateur que nous avons nous-mêmes machiné.» (…)