Washington à nouveau dans l’urgence cool

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Washington à nouveau dans l’urgence cool

A la fin du mois, l’on a appris, au vu des résultats de l’économie US au quatrième trimestre 2012, qu’il semblait raisonnable d’annoncer officiellement que les USA retombaient “techniquement” en récession. Les circonstances étant ce qu’elles sont, et notamment les circonstances de la crise en cours de l’effondrement du Système, on pourrait plus justement dire que les chiffres finissent par dire que les USA en reviennent “techniquement” aux conditions de la Grande Récession, telle qu’on a nommé la période qui a immédiatement suivi l’effondrement financier de l’automne 2008 ; l’on pourrait poursuivre en admettant qu’il ne s’agit là que d’un ajustement statistique à une situation réelle qui est la poursuite constante de la dégradation depuis l’automne 2008, si l’on prend cette référence ; enfin l’on ajouterait que cette “Grande Récession”-là, qui évitait le terme angoissant pour les USA de “dépression”, est évidemment un événement bien pire que la Grande Dépression dont tout le monde à Washington cherche à écarter le spectre.

Quelques mots de Russia Today, du 30 janvier 2013… «The US economy unexpectedly took its biggest plunge in more than three years last quarter, contracting at an annual rate of 0.1 percent and indicating a new level of vulnerability for the economy. The plummet marks the first time the economy contracted since the Great Recession ended and is causing concern that the US could be headed further downhill. The economy shrank from October through December, which economists attribute to a large cut in spending, fewer exports and lagging growth in company stockpiles.»

Il faut ajouter que l’évolution catastrophique des dépenses du Pentagone constitue un des facteurs principaux qui ont alimenté la contraction de l’économie US au quatrième trimestre 2012 (« Defense spending contracted at a 22 percent annual rate in the fourth quarter and saw its biggest cut in 40 years»). Les dépenses et les investissements de défense aux USA reposent sur un budget colossal officiel de $645 milliards et un budget réel, au travers de diverses dépenses connectées et d’autres camouflées, qui doit se situer entre $1.100 et $1.200 milliards (ce budget représente largement la moitié de toutes les dépenses militaires du monde). Cela ne compte plus guère…

Ces diverses conditions catastrophiques sont intervenues avant le psychodrame de la séquestration (voir le 27 décembre 2012) qui a évité de justesse la réduction automatique en un seul coup du budget du gouvernement de $1.500 milliards, prévue pour le 1er janvier 2013 pour réduire la dette de ce même gouvernement. Le résultat a été une formule d’une sorte de “saucissonnage” des divers types de réductions, réparties sur les mois à venir, avec l’espoir qu’entretemps des compromis adéquats seront trouvés. La première de ces tranches du “saucissonnage” donne ses effets le 1er mars et elle affecte notablement la défense, – justement, le secteur qui a le plus contribué à la contraction de l’économie US. Cela a conduit le président Obama à intervenir, une fois de plus dans l’urgence tranquille et très cool qui le caractérise, pour en appeler à la sagesse du Congrès… On croit rêver, puisque la même scène se reproduit désormais depuis plus de quatre ans, mais on ne rêve pas. Russia Today, à nouveau, détaille cette intervention, (le 5 février 2013).

«United States President Barack Obama insisted on Tuesday that the triggering of automated spending cuts slated to begin next month could pose grave consequences for the country’s economy. Pres. Obama spoke to reporters in the White House Tuesday afternoon to make a brief address regarding sequestration, the planned automatic spending cuts that are expected to save around $1 trillion instantly starting March 1.

»With the Defense Department and private sector slated to be hit the hardest by the sequester, Pres. Obama urged his colleagues in Congress to intervene before the deadline in order to avoid any impending problems. According to the president, the answer could come by way of a compromise worked out in Capitol Hill that would involve sacrificing some scheduled cuts in exchange for others. “If Congress can’t act immediately on a bigger package, if they can’t get a bigger package done by the time the sequester is scheduled to go into effect,” Pres. Obama said, “then I believe that they should at least pass a smaller package of spending cuts and tax reforms that would delay the economically damaging effects of the sequester for a few more months until Congress finds a way to replace these cuts with a smarter solution.”»

En même temps que ce président-là livrait son message en appelant à la sagesse du Congrès version Obama, le Speaker Boehner (président de la Chambre des Représentants à majorité républicaine) répondait en exposant la sagesse du Congrès version parti républicain, qui offre une autre solution, beaucoup plus prometteuse selon Boehner, mais dont, paraît-il, les citoyens des USA ne veulent pas («We believe there is a better way to reduce the deficit, but Americans do not support sacrificing real spending cuts for more tax hikes»)… C’est dire combien la sagesse du Congrès, du côté de la Chambre, accueillera avec faveur la demande pressante et urgente du président cool.

Au reste, à chacun sa sagesse… Puisqu’il est question du Pentagone, dont le comportement économique affecte si profondément l’équilibre économique général des USA, voici donc le chef d’état-major de l’U.S. Army, le général Odierno qui publie un article dans Foreign Policy, où il expose sa conception de l’U.S. Army pour la décennie qui vient… Remarquable article, grand travail de professionnel, avec de la vision, le sens des réalités tactiques et stratégiques, – et également, aucun, mais aucun intérêt pour la réalité et par rapport à la réalité. C’est ce qu’expose, en termes aimables et choisis Sydney J. Freedberg Jr., de AOL Defense.com, le 5 février 2013.

«This week, in the prestigious journal Foreign Policy, the Army Chief of Staff published an essay on “The Force of Tomorrow” that is long, thoughtful, a little bland –- and completely overtaken by events. It hit the Pentagon's Early Bird news digest, for example, on Tuesday, when Washington policymakers were riveted by the back-and-forth between the White House and Republicans over how to fix sequestration and the continuing resolution, which the Army's own (leaked) documents show could cripple training and readiness, making them by far the most urgent issue facing the service.

»“The word 'sequestration' doesn't even appear in this piece,” said one Congressional staffer. “If anyone is talking Army issues right now, they are talking about the CR [continuing résolution]/Sequestration and what it means for the Army today, next year, and ten years from now.” “The Chief deserves credit for pushing the Army to think beyond Afghanistan, but the timing of this piece means it will fall on deaf ears up here,” continued the staffer, one of four Congressional aides interviewed by AOL Defense –- representing both chambers and both parties –- who responded to Odierno's essay with a resounding “meh.” […]

»In fact, the only reference to budgetary realities in the 3,000-word article is the second half of a single sentence: “We remain the only nation with global reach, but our resources are not unlimited – and, in fact, are decreasing.” It's a truism to say that budgets shouldn't dictate strategy, but it's equally true that a strategy made without reference to the resources available to execute it is no strategy at all…»

Cela n’est qu’un exemple de l’inconséquence générale, mais exemple judicieux puisqu’il concerne le Pentagone qui tient le rôle qu’on a vu, et dans la situation économique des USA, et dans le psychodrame de la séquestration. Pour le général Odierno, la vie continue comme avant, au son de l’hyperpuissance restant ce qu’elle est, de l’U.S. Army qui est, avec ses consœurs de l’aviation et de la marine, la seule force militaire au monde disposant de cette fameuse capacité du Global Reach. Le message du président Obama n’est après tout “qu’un exemple de l’inconséquence générale, mais un exemple judicieux…”, puisqu’il concerne la date du 1er mars et l’urgence qui s’y rattache avec la perspective de réductions automatiques, notamment au Pentagone… Car quand nous écrivons “ce n'est qu’un exemple de l’inconséquence générale, mais un exemple judicieux…”, nous voulons parler d’un exemple de plus du refus absolu de la réalité qu’on trouve aujourd’hui à Washington, au cœur du Système. Odierno planifie son armée chérie et favorite sans éprouver le moindre intérêt pour la question de la séquestration, alors que déjà le Pentagone sombre sans que la moindre restriction due à la séquestration ait été activée ; Obama fait appel à “la sagesse du Congrès” qui s’est manifestée depuis trois ans par autant de bras d’honneur qu’il y a eu d’appels du président, chaque appel se perdant en effet dans l’accouchement d’un compromis boiteux qui ne fait que repousser le problème de quelques mois, voire quelques semaines… La chose étant au point, d’ailleurs, où la proposition d’Obama au Congrès est finalement elle-même “un compromis boiteux qui ne fait que repousser le problème” qu’on atteignait avant au bout de pénibles et de furieuses négociations, et qui va donc constituer le point de départ de deux ou trois semaines de “pénibles et de furieuses négociations” aboutissant à un compromis boiteux sur la proposition de compromis boiteux, – ou bien, enfin, pas de compromis du tout et vogue la galère, – ou bien, coule le Titanic (Moby Dick en l’occurrence).

On notera combien nous nous citons nous-mêmes d’une phrase sur l’autre, répétant les mêmes membres de phrase, parce que tout cela n’est que la répétition de la répétition de situations déjà rencontrées et recyclées à l’identique, de problèmes déjà posés et jamais résolus en aucune façon, avec le résultat général d’une dégradation accélérée. Nous parlions des “USA et [de] leur marche vers l’effondrement par dissolution”, le 31 janvier 2013, à partir d’un texte de commentaire de Harlan K. Ullman. On a sous les yeux le mécanisme de cette dynamique, avec le caractère de l’individualisme porté à l’extrême et touchant les centres de pouvoir comme les individus (le général Odierno se fiche du tiers comme du quart des convulsions de la dette et se prépare à demander autant de $milliards qu’il pourra) ; avec le caractère de l’extrémisme qui vise à la destruction de l’autre et interdit tout compromis, même et surtout à l’intérieur du parti qui gère les intérêts du Système (Ullman : « [B]oth political parties have allowed compromise to become overwhelmed by partisan ideology and have turned U.S. politics into a zero sum game in which the objective is to destroy the opposition at virtually any cost…») ; avec l’irresponsabilité et la tendance presque pathologique au refus de l’autorité qui rend impopulaire du gestionnaire-en-chef, le très cool président Obama.

Il est remarquable, d’autre part, de constater combien la perspective de la séquestration, dont tout le monde s’entendait évidemment à dire qu’elle n’aurait guère d’effets tant le monstre (les USA) est habitué à gérer avec brio ses propres monstruosités (éventuellement en tirant des tonnes de $milliards à la discrétion de Ben Bernanke), combien cette perspective a eu pour effet de freiner considérablement les activités économiques, notamment du Pentagone. Cette attitude relève beaucoup plus, à notre sens, de la psychologie que des moyens disponibles. Le Pentagone, comme l’administration Obama elle-même selon la situation décrite de confrontation par Ullman, a refusé de se préparer à une possible séquestration et de planifier sa gestion et ses projets en conséquence (voir le 22 mai 2012) ; il n’a pu empêcher pour autant une contraction de ses propres investissements, des investissements de ses fournisseurs, y compris des mesures préventives de licenciements influant directement sur l’état de l’économie. De ce point de vue, la situation actuelle et le jeu des divers acteurs qui défendent chacun leurs propres intérêts conduisent effectivement à des situations d’absence de décision, de compromis boiteux qui sont le contraire du vrai compromis, pour repousser de quelques semaines l’échéance, et produisent un formidable sentiment d’incertitude qui affecte la psychologie, avec les conséquences économiques… Parlant au Wall Street Journal, Tim Hopper, chef économiste à la banque TIAA-CRED expliquait à propos de l’incertitude budgétaire à long terme : “Imaginez une main géante qui plaque l’économie au sol” («Think of it as a giant hand holding down the economy»). La psychologie est une chose essentielle et dévastatrice : l’Amérique ayant cessé de croire en elle-même pour se raccrocher à quelques illusions, elle se trouve confrontée lorsque la réalité impose toute sa force aux chiffres et aux perspectives et balaie les illusions, à l’effondrement de sa psychologie. Le reste suit, en rang d’oignons.


Mis en ligne le 6 février 2013 à 10H48