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131129 novembre 2010 — Une fois de plus, mettons bien en évidence que ce n’est pas vraiment le contenu des “fuites” massives de Wikileaks (les cables diplomatiques du département d’Etat par centaines de mille) qui nous importe. Parmi les centaines de milliers de documents, on ne fait en général que retrouver ce qui s’est chuchoté dans les cocktails diplomatiques depuis des années, et ce qui s’est écrit dans la presse anti-Pravda, alternative, libérée des contraintes conformistes du virtualisme, – notamment sur Internet, bien entendu. (Il y a même le cas extraordinaire, à conserver pour d’autres réflexions, de conformisme des opinions, analyses, jugements, projets et marchandages les plus secrets de ces gens du système avec ce qui est couramment et ouvertement dit, spéculé,objets d'hypothèses et d'affirmations, depuis des années dans la presse et l’information antisystèmes, – là aussi, virtualisme oblige, qui emprisonne les pensées, leurs pensées conformes jusqu’aux ragots et aux actes les plus sordides que leurs adversaires leur prêtent.)
“Virtualisme”, le mot est dit, et c’est autour de lui que va s’articuler notre commentaire, et bien entendu le virtualisme dans son “deuxième âge”. Wikileaks et Assange ne nous révèlent pas des secrets d’Etat extraordinaire, mais ils font voler en éclat pour le temps de ces fuites massives la carapace du virtualisme, qui sert de “bulle” dans laquelle vivotent fastueusement nos directions politiques. C’est pourquoi, tout en conseillant une fois de plus de consulter le Guardian (un texte central du 28 novembre 2010, et le reste), ou Le Monde si l’on veut rester franco-français, nous allons essentiellement nous attacher à un commentaire d’un expert britannique de l’International Institute for Strategic Studies (IISS), Hilary Synott, dans The Independent du 29 novembre 2010.
Alors que le Guardian parle d’une “crise diplomatique globale” (ce qui nous étonnerait fort, car il faudrait que la diplomatie existât encore pour qu’elle entrât en crise), Synott parle, peut-être plus justement malgré la naïveté du propos car l’auteur doit y croire en partie, de “la confiance globale” (entre les dirigeants politiques) qui est ainsi menacée d’être rompue (The Independent, le 29 novembre 2010). L’article est court et pose bien le problème, dans des termes fort modernistes : oui, tout ce qui est révélé n’apporte que peu de surprises, car on parle franc entre soi, dans des cables secrets, et ce sont donc des réalités, mieux encore, des vérités du jugement et de l’estime qui sont ainsi révélées ; mais que cela soit révélé en public de cette façon, voilà qui va porter un coup terrible à la confiance… Gardons à l’esprit ces deux termes, “vérité” et “confiance”, ils nous serviront.
Un extrait, pour goûter l’esprit du propos, et pour signaler qu’apparaît, d’une façon intéressante, le nom de Talleyrand, – pour dénigrer implicitement le “style” de la diplomatie que le même Talleyrand honora de son intelligence.
«Does it really matter whether a former British foreign secretary should air their view that the Prime Minister of Italy was unfit to govern? Or that the British press over the past weekend should be full of stories of alleged murky dealings by the President of France? Not really, because the relationships between the countries concerned encompass much wider issues than the personalities involved.
»Real damage can, however, be caused when personal trust, honour or national security are involved. When yet another former foreign secretary was reported in the aftermath of 9/11 to have described a head of government with whom he had been negotiating as being incapable of opening his mouth without lying, he was frozen out, at a time when Britain had important interests to pursue.
»What will be damaging in the Wikileaks, then, will be revelations about views on the part of senior political figures about individuals or nations who may be able to retaliate, or when the cultivation of personal trust is essential in progressing whatever interests may be in play. This will apply particularly in relation to states which have an elevated sense of national honour and, more generally, to the Muslim world. Afghanistan, Iran and Pakistan spring immediately to mind.
»The proliferation of the right of freedom of information has already caused ambassadors to damp down the fires in their bellies, at the cost of the value which they can add to their political masters. The increasing practice of wholesale leakages may extinguish them altogether. Or perhaps, sadly, diplomacy will revert to the Talleyrand-like practice of dissimulation and secret personal emissaries.»
@PAYANT “Gardons à l’esprit ces deux termes, ‘vérité’ et ‘confiance’, ils nous serviront”, écrivons-nous plus haut. C’est-à-dire, pour traduire plus crûment le propos général : si l’on rend public la vérité des jugements des uns sur les autres, des actes et des marchés sordides, c’est la confiance entre les uns et les autres qui pourrait être détruite. Raisonnement révélateur, fort britannique au demeurant, mais surtout fort moderniste, qui fonde a contrario la confiance sur la dissimulation systématique de la vérité ; et qui, pour aller plus loin en qualifiant cette fois le propos de moderniste et de virtualiste, nous invite à penser qu’aujourd’hui, ou plutôt le jour d’avant aujourd’hui, avant les fuites de Wikileaks, la confiance existait entre les directions politiques d’à peu près le monde entier (ceux du bloc occidentaliste-américaniste et ceux du reste bien entendu, puisque le reste ne peut rien sans le bloc occidentaliste-américaniste) à partir de la dissimulation systématique de la vérité. Dans ce cas, que signifie le mot “confiance”, sur quoi est-il basé, qu’apporte-t-il comme avantages psychologique, humain, et même politique tout simplement ? “Confiance”, comme artefact virtualiste de convenance, certes, et rien d’autre.
Ce jugement “réaliste”, comme on dit, l’est faussement. C’est d’ailleurs le cas de tout jugement dit “réaliste” dans cette étrange époque, qui n’indique qu’une abdication devant des conditions extérieures qu’on accepte comme telles, qu’on ne tente même pas de modifier, d’orienter, dont on ne songe pas une seconde à tirer enseignements et enrichissement pour plus tard, et qui sont évidemment de plus en plus perverses et faussaires puisqu’imposées par le système à des directions politiques de plus en plus faibles, de plus en plus soumises par simple défaut et bassesse de caractère, – sans pour cela qu’on doive les considérer comme mauvaises en soi, ce qui impliquerait une force de caractère, même maléfique, que tous ces gens n’ont manifestement pas. (Voir notre Note d’analyse du 10 septembre 2010 : «Si l’on y ajoute l’approche qui ne fait de l’homme qu’une annexe épisodique du mal selon les degrés de ses faiblesses qui le rapprochent des errements et des déchaînements de puissance de la matière, la compréhension des événements est encore plus vaste. En d’autres termes, la bonne compréhension de l’ambigüité du comportement humain, [est qu’il] n’est pas la source du mal mais […] la faiblesse et l’ivresse devant l’attraction du mal...»)
On appréciera simplement que ce jugement “réaliste” de Synott est d’abord un jugement bas ; c’est ensuite un jugement faussaire. Il relève, en s’en faisant le relais zélé, de la mystification constante qu’est le virtualisme, non comme technique de dissimulation ou de transformation de la réalité, mais comme expression naturelle de la modernité gouvernée par le système général que nous caractérisons comme le système du “déchaînement de la matière”.
Ce qui inquiète (et même scandalise) l’analyste de l’IISS Synott, c’est qu’on puisse interférer sur un système qu’il qualifie implicitement de “système de la confiance”, qui est désormais notoirement et indubitablement basé sur la dissimulation systématique de la vérité. Et il s’exclame : faudra-t-il en revenir au “système (secret) de Talleyrand” ? Voyez-vous cela, un système qui ne respecterait pas la transparence brumeuse prônée par la Commission européenne, la vertu translucide et presque huileuse des communiqués de l’OTAN, la grandeur claire et édifiante comme des montagnes de chantilly vertueuse des discours de Blair et de Sarkozy, la démarche apurée chantant la gloire de l’armée israélienne des sénateurs corrompus du majestueux Congrès des Etats-Unis, et tout le diable moderniste et son train ? (Manifestement, exclamation angoissée et scandalisée de monsieur Synott, – «Talleyrand-like practice of dissimulation and secret personal emissaries»… Pourquoi Monsieur Synott ne nous dit-il pas “Gladstone-llike practice”, ou “Discraeli-like practice”, – voire, “Churchill-like pratice”?) Au reste, c’est un hommage, certainement fort involontaire, au très grand diplomate européen, en plus d'être français…
Mister Synott n’a sans doute pas lu les Mémoires de Talleyrand, notamment sur la période du Congrès de Vienne (1814-1815), où le texte n’est fait que de l’échange de dépêches diplomatiques entre Talleyrand, le roi Louis XVIII et le ministère français des affaires étrangères. Wikileaks aurait pu mettre en ligne toutes ces dépêches, qu’il n’y aurait eu qu’à s’en féliciter, qu’à féliciter nos dirigeants (y compris Louis XVIII que l’historiographie officielle du système s’est employé à réduire et abaisser, comme Talleyrand), ne les prenant en aucune façon et dans aucun sens coupables de grossièreté, de mensonges, de bassesses du jugement. Les portraits critiques que Talleyrand fait de ses interlocuteurs des puissances sont pleins de grâce, de finesse, de justesse, et de reconnaissance loyale de leurs qualités, où l’on peine à retrouver l’écho des gros sabots modernistes et bureaucratiques des diplomates-flics du département d’Etat.
Mais n’allons pas plus loin. Synott ne donne aucune opinion spécifique, ni puissamment originale, ni particulièrement scandaleuse. C’est grande pitié et injustice flagrante de continuer à le sabrer de la sorte. En tant que délégué de l’IISS, ce n’est qu’un perroquet parfumé et cravaté, et very british, du système. Il enfonce donc joyeusement les portes ouvertes des sophismes écrasants qui caractérisent le comportement de nos directions politiques, de nos experts, de nos stratèges, de nos intellectuels, toutes ces créatures devenues marionnettes d’un système et rien de plus, – absolument rien de plus ! Ces arguments, – il faut dissimuler la vérité pour ne pas saper la confiance, – sont d’une telle grossièreté barbare qu’on en est un peu gêné pour lui, lorsqu’on a donné par inadvertance un coup de pied dans le pot aux roses. Monsieur Synott est sans doute un excellent homme, et il ne faudrait pas qu’on laissât se développer l’impression d’un quelconque acharnement contre lui. Créature du système, comme des milliers d’autres, il réagit au quart de tour, comme Pavlov nous a appris que les choses faisaient sous l’empire de la matière, – laquelle matière était déjà celle qui animait le système du temps de Pavlov, là aussi aucune surprise à avoir. Simplement et tout de même, les choses ne se sont pas arrangées, – même Orwell prêtait à ses personnages une autre allure que la bande globalisée, cravatée et parfumée, dont nous avons hérité.
Notre emportement était simplement du type du réflexe de l’intuition, de lire sous la plume d’une marionnette du système, des termes tels que “confiance personnelle, honneur, sécurité nationale” (“personal trust, honour or national security”)… “Honneur” ?! Mordiou ! comme dirait Porthos, que l’on nous pardonne l’emportement…
Poursuivons, dans un sens plus apaisé, en élargissant l’analyse et en montrant qu’à partir du commentaire spécifique de monsieur Synott, on touche aux caractères généraux du système… L’incohérence du propos moderniste et virtualiste, mettant en évidence essentiellement le virtualisme plus que la modernité (cette dernière, faux nez sans véritable intérêt et de toutes les façons sans spécificité), est encore plus mise en évidence par la contradiction entre cette menace (attention, nous serons peut-être obligé d’en revenir à la diplomatie du secret type-Talleyrand) et ce que révèle les fuites que dénonce Synott (il faut garder secret ce qu’on pense et dit des autres) ; donc, pour ne pas revenir à la diplomatie du secret, il faut continuer la diplomatie secrète de ne rien dire de ce qu’on pense et dit des autres…
Mais non, ce n’est pas le propos. Ce qui est ainsi signifié c’est qu’il existe une “diplomatie” qui véhicule des conceptions, des sentiments, des jugements, des relations, qui renvoient tous au système du virtualisme, qui est la progéniture du système de la communication. Même si le virtualisme dit du “deuxième âge” voit les constructions des uns et des autres, dans le cadre de ce même virtualisme pris comme doctrine général de fonctionnement du robot-politique, partir dans des directions diverses et confuses, parfois antagonistes et contradictoires, il reste la ligne de conduite centrale qui est de présenter le front uni de l’estime soudée, de l’amitié décontractée et presque “populo” (“Nicolas, comment vas-tu ? – Pas mal, Barack, et toi ? Et Michelle, ça boume ?). C’est cela, la représentation virtualiste de la “confiance”, de l’“honneur” du système et ainsi de suite. Il s’ensuit que, dans un tel cadre, toute appréciation franche et loyale d’un désaccord est impensable, et se traduit par des allusions, des fuites (pas de Wikileaks dans ce cas, mais au contraire vers la presse-Pravda, toujours bien alignée) qui constituent autant d’allusions édulcorées de ces désaccords, et aussi par les masses de documents qui étaient secrets jusqu'à ce que Wikileaks nous les donne en pâture, – tout cela, édulcoration, fuites, secret, pour ne rien entacher de l’union stupéfiante pour notre époque étonnante de la “confiance” et de l’“honneur” comme caractères principaux de nos directions politiques.
C’est à ce niveau que subsistent les derniers restes de virtualisme sur lequel reposent les relations quasi mondaines, de sommet en sommet, de ces directions politiques, qui sont, contrairement au premier jugement qu’on en pourrait avoir en ne s’en tenant qu’à la seule caractéristique de l’apparence et du montage flagrant, d’une importance capitale. C’est ainsi, en effet, par cette manifestation virtualiste d’unité bidon des directions politiques que peut être sauvegardée la narrative de la vertu intouchable et intangible du système et de ses diverses émanations (les structures financières faites pour s’effondrer dans la corruption et le gangstérisme, les structures économiques pour réduire les esprits, propager l’inégalité des conditions, mettre en musique la destruction de l’univers, etc.) ; et l’on sait bien que cette narrative doit être protégée à tout prix, elle que la crise générale dont elle est par l’intermédiaire de tous les attributs qu’elle recouvre du manteau de la vertu la cause directe et indubitable, met en grand danger d’implosion tout aussi générale, de discrédit capital, d’effondrement conceptuel. Le cas est loin d’être anodin.
C’est donc là, au cœur de cette situation mondaine et de copinage, de ce dernier soap opéra de l’entente parfaite des directions politiques, que se tient la dernière ligne de défense du système que Wikileaks a frappé, cette fois, d’une façon infiniment plus dévastatrice que dans ses dernières interventions. Pour cela, il ne lui sera rien pardonné, et cet Assange va bientôt être couvert de plaintes en viols diverses et variées, à l’image de celle qui a été réactivée en Suède, dans une intention et selon une manipulation politiques désormais évidentes.
…Car Wikileaks a frappé de plein fouet et au cœur le virtualisme, leur bulle, leur carapace, ce par quoi ils se croyaient encore protégés des embruns et des rafales de la tempête qui souffle. (Qu’il l’ait voulu ainsi ou pas, qu’il connaisse ou pas le virtualisme, Wikileajks, ne nous importe pas. L’essentiel est l’acte dans ses effets.) Le virtualisme n’est pas détruit mais, vraiment, il cahote de plus en plus, fendillé, plein de sparadraps de circonstances, de points de suture hâtivement posés, d’yeux au beurre noir et d’un “honneur” qui sent son beurre rance … Quoi qu’il soit du sort de l’héroïque Assange, – il faut objectivement de l’héroïsme pour faire ce qu’il fait, quels que soient ses motifs, ses connexions et le reste, y compris les complots qu’on lui mettra sur le dos, – il a déjà fait son travail aux yeux de l’Histoire.
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