Les reliefs du désastre

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Les reliefs du désastre


26 février 2004 — Aujourd’hui, toutes les vraies mauvaises nouvelles pour le Royaume-Uni sont d’origine américaine. Elles mettent en évidence combien la crise de la guerre irakienne n’est pas spécifiquement celle d’une circonstance politique comme une autre mais celle d’une stratégie d’alignement sur les USA depuis plus d’un demi-siècle.

On retient ici deux affaires qui éclairent le cas anglo-américain :

• L’abandon des poursuites contre Katharine Gun, l’employée du GCHQ. Il s’agit d’un cas qui a bien peu de précédent : le gouvernement britannique abandonne des poursuites contre une de ses employées dont il sait pourtant qu’elle a accompli un acte qui relève stricto sensu des plus graves atteintes à la sécurité nationale. Mais on sait bien que ce n’est pas si simple. Dans cette affaire Katharine Gun n’est pas une scélérate, elle est une héroïne. Le Guardian résume ainsi l’affaire :


« On Friday January 31 2003, at the high-security GCHQ compound on the outskirts of Cheltenham, [ Katharine Gun] was doing her job as usual, translating Mandarin Chinese into English, when an email from America came to her attention. “I thought, ‘Good God, that's pretty outrageous’,” she recalls. She printed out a copy, put it in her bag, took it home, and spent the weekend stewing about it. She didn't discuss it with anyone. On the Monday she was still just as angry — “indignation was fuelling me on,” she remembers — and so she passed the email to a friend on the outside, whom she knew was in touch with journalists. But she heard nothing more, and almost forgot about it.

» In February, as an opponent of the looming war, she travelled to London, to take part in the march. She bought books about Iraq. But it wasn't until a month later, on Sunday March 2, that a customer visiting Gun's local newsagent would have witnessed a small woman with shoulder-length blonde hair, holding a copy of the Observer newspaper and unable to stop herself shaking.

» The email, splashed across the paper's front page, came from a US National Security Agency official named Frank Koza and was marked “top secret”. As much of the world now knows, it requested British help with what amounted to a dirty tricks campaign: a plan for the bugging of offices and homes in New York belonging to UN diplomats from the six “swing states”, countries whose support would be vital if Washington and London were to win a Security Council resolution authorising the invasion of Iraq. Within a week, Gun had confessed to her role as the leaker, left GCHQ, been arrested, and spent a night in police custody. Eight months later, she was charged with breaking the Official Secrets Act, facing the threat of a trial and a two-year prison sentence. Yesterday, at the Old Bailey, the case was finally dropped. The prosecution declined to offer any evidence, prompting speculation that the government was desperate to avoid being forced to reveal, in the course of a trial, details of its own legal advice on the war. »


On voit le gouvernement britannique dans la situation d’accepter, voire de donner implicitement sa bénédiction au bout du compte, à un acte qui serait jugé en temps normal de la plus extrême gravité. Seule la rocambolesque aventure irakienne peut mener à de telles situations, simplement parce qu’un procès Gun aurait été un procès de la légalité de la guerre d’Irak, et que la réalité extraordinaire est que le gouvernement britannique aurait probablement perdu ce procès-là. Pire encore : ce procès aurait pu être celui des rapports anglo-américains au niveau du renseignement, et de la mise en question de ces relations du point de vue des Britanniques, du fait qu’ils sont conduits par les Américains à réaliser des actions illégales et dommageables sans en obtenir le moindre avantage. (C’est une constance de la “coopération” anglo-américaine, depuis 50 ans, de voir les Britanniques être chargés par les Américains de faire des “sales coups” que ces mêmes Américains ne veulent pas accomplir.)

Katharine Gun est libre, et c’est désormais une héroïne. Et personne, finalement, ne trouve à y redire ; la guerre irakienne et l’alignement sur les USA ont abaissé à un tel degré l’honorabilité et la légitimité du gouvernement britannique qu’en cette occurrence, effectivement, c’est l’action de Katharine Gun qui semble avoir été honorable et légitime.

Par ailleurs, cette affaire laissera des traces profondes dans les rapports entre les services de renseignement US et britanniques. Les Américains tendent désormais à considérer les Britanniques comme peu fiables et infiltrés par des citoyens britanniques suspects. Le fait que Katharine Gun ait été une militante anti-guerre a été retenu par les Américains comme un motif d’alimenter la plus grande suspicion à l’encontre des Britanniques.

•  Le deuxième cas n’est pas plus exaltant pour les Britanniques. Le quotidien Guardian signale l’échec des Britanniques dans l’obtention de contrats de reconstruction en Irak.


« Top-level lobbying by British ministers on a trip to Washington on behalf of UK companies trying to win work in Iraq has been rebuffed by White House officials. The trade minister, Mike O'Brien, insisted at a reconstruction conference on Tuesday that his visit had been successful, but well-placed sources argue differently.

» Confidential papers seen by the Guardian show the US national security adviser, Condoleezza Rice, phoned Tony Blair's office to discuss the issue after she read a leak about the concerted lobbying in this newspaper on February 13. But Mr O'Brien and Tony Blair's trade envoy, Brian Wilson, were told clearly there could be no special efforts to help win deals for UK firms. “The White House is sympathetic but officials there say they cannot intervene in a procurement process handled by the Pentagon,” said a well-placed source. »


On touche là à une situation où l’ironie le dispute à l’incrédulité, qui fait savourer d’autant les conseils des “réalistes” qui, dans les pays anti-guerre (c’était une spécialité en Allemagne, en Belgique et en France), critiquaient avec sobriété la politique officielle en observant que leurs pays se privaient ainsi de contrats lucratifs. L’exemple britannique est désormais confondant et doit être érigé en archétype des relations des USA avec le peu du reste du monde qui leur est favorable.

Plus remarquable encore, l’explication fournie sur la position de la Maison-Blanche directement sollicitée à plusieurs reprises (coup de téléphone de Blair à Condoleeza Rice notamment), selon la source consultée par le Guardian : « The White House is sympathetic but officials there say they cannot intervene in a procurement process handled by the Pentagon. » Le plus fort dans cette remarque est qu’elle est sans doute vraie, tant le pouvoir est aujourd’hui éclaté à Washington, où le Pentagone représente une citadelle de puissance bureaucratique. L’aspect rocambolesque de cette affaire, qui n’aurait dû normalement être qu’une formalité donnant un accès raisonnable aux Britanniques, se poursuit avec la possibilité qu’elle puisse se terminer par une intervention de Tony Blair au plus haut niveau (GW Bush), accentuant encore les tensions qui se sont développées depuis quelques mois entre les deux hommes.

(Dans tous les cas cette explication de la main-mise du Pentagone sur les contrats irakiens renforce l’idée de l’autonomie complète du Pentagone dans cette matière. Elle donne un crédit supplémentaire à l’explication diffusée à l’époque sur la raison qui avait poussé le Pentagone, le 10 décembre dernier, à rendre publique la politique d’attribution des contrats, d’où les pays anti-guerre étaient écartés : William Pfaff écrivait le 15 janvier dernier  :

Downing Street et le Foreign Office « believe that Washington deliberately announced that Germany and France would get no reconstruction contracts in Iraq — a perfectly gratuitous announcement, since no one was so foolish as to think they would — on the eve of the EU summit meeting in Brussels in December so as to envenom relations between Britain and the French and Germans.

» This, London officials assume, was meant to undermine British cooperation in a common European security policy — seen in Washington as a threat to the United States. »)