Le réel contre le virtualisme, ou le système contre lui-même

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Le réel contre le virtualisme, ou le système contre lui-même


24 avril 2004 — Toujours le même constat : la rapidité, chaque jour plus surprenante, de la révélation des événements historiques. Il s’agit d’un étrange phénomène d’“histoire immédiate”, — étrange et ironique à la fois, puisque ce phénomène est rendu possible par les moyens de communication mis en place par ceux-là mêmes qui subissent les conséquences de ces révélations. Face au plus formidable dispositif de désinformation qui ait jamais existé, — si formidable qu’il s’invente un monde factice, le virtualisme, auquel il se laisse lui-même prendre,— “la contre-offensive du réel” est tout aussi formidable. Nous serions conduits à faire l’hypothèse qu’il existe un rapport mystérieux de cause à effet : plus l’offensive virtualiste est formidable, plus la riposte du réel est formidable, à mesure pourrait-on croire, comme s’il y avait quasiment un rapport d’automatisme entre les deux.

On mettra en premier lieu dans cette “contre-offensive du réel” l’affaire des photos des cercueils de GI’s ramenés aux USA. Ces photos ont été diffusées le 22 avril par le site The Memory Hole, qui les a obtenues par le moyen du Freedom of Information Act (FOIA) et, comble d’une ironie fort amère pour le Pentagone, avec la complicité puissante d’une erreur bureaucratique d’une base de l’USAF. Le Pentagone est catastrophé, presque outré, puisqu’on lui arrache des images de la réalité dont on craint qu’elles coûtent quelques points vitaux de sondage à l’actuel président GW courant derrière sa réélection.

Le récit de cette affaire, — à laquelle s’ajoute une autre affaire du même type, avec une employée américaine d’une société de service mise à pied pour avoir pris des photos de cercueils de GI’s — est notamment résumé dans l’International Herald Tribune du 24 avril.


« The Web site, The Memory Hole (www.thememoryhole.org), had filed a Freedom of Information Act request last year, seeking any pictures of coffins arriving from Iraq at the Dover base in Delaware, the destination for most of the bodies. The Pentagon on Thursday labeled the Air Force Air Mobility Command's decision to grant the request a mistake, but news organizations quickly used a selection of the 361 images taken by Department of Defense photographers.

» The release of the photographs came one day after a contractor working for the Pentagon fired a woman who had taken photos of coffins of war dead being loaded onto a transport plane in Kuwait. Her husband, a co-worker, was also fired after the pictures appeared in The Seattle Times on Sunday. The contractor, Maytag Aircraft, said the woman, Tami Silicio of Seattle, and her husband, David Landry, had “violated Department of Defense and company policies.”

» The firing underscored the stringency with which the Pentagon and the Bush administration have pursued a policy of forbidding news organizations to show photographs of the homecomings of the war dead at military bases. They have argued that the policy was put in place during the first war in Iraq, and that it was simply an effort to protect the sensitivities of military families. »


L’affaire des cercueils affole Washington (le Pentagone, la Maison-Blanche, etc, bref tous les gens sérieux du cru) parce que le système est totalement lié à la manipulation des images et des concepts simplistes qu’il emploie pour son action de désinformation. Ainsi, il a acquis la conviction que la guerre, aujourd’hui, pour le public, se révèle dans son horreur à la vision (cachée ou pas) de ces cercueils rentrant aux USA. Leur révélation est une catastrophe, pour les gens de Washington, peut-être pire que la révolte des chiites en Irak, et évidemment bien pire que les 600-700 morts de Falloujah.

Moins spectaculaires mais bien plus essentielles et, à terme, complètement révolutionnaires, sont les révélations publiées également sur Internet, par le Center for Investigation Reporting le 22 avril, qui révèlent les résultats d’une étude sur la corruption en Irak, qui doivent bouleverser l’image que nous avons de cette guerre. (Paul Krugman, dans sa dernière chronique d’aujourd’hui en fait grand usage.)

Ces circonstances, après d’autres du même genre et en attendant toujours mieux, renforcent l’impression de se trouver devant une construction virtualiste d’une puissance inouïe, mais incapable de ne pas produire l’antidote au poison qu’elle répand par son activité. Le système virtualiste a fondé la diffusion et l’imposition de cette puissance notamment (essentiellement) sur le moyen de la révolution de l’information. Ce moyen se retourne continuellement contre lui. Il faut observer, dans l’affaire des photos des cercueils, la confusion des grands médias US, vaniteusement drapés dans leur réputation de “quatrième pouvoir”, qui n’ont même pas été capables d’aller chercher ces photos obtenues par un petit indépendant sans moyens. Mais on comprend bien pourquoi ils n’ont pas été les chercher : faisant partie du système, ils ne prennent aucune initiative qui puisse le mettre en cause de façon fondamentale. La bonne nouvelle est que d’autres s’en chargent, avec les propres moyens du système.

(Les protestations de bonne foi des grands professionnels US de l’information [voir ci-après] sont dérisoires : tous les professionnels savent que le Pentagone a l’obsession du témoignage photographique, et que tout événement est systématiquement “immortalisé” par le service photographique toujours présent.)


«  Executives at news organizations, many of whom have protested the [Bush administration] policy [of restricted information], said Thursday night they had not known that the Defense Department itself was taking photographs of the coffins arriving home, a fact that came to light only when Russ Kick, the operator of The Memory Hole, filed a Freedom of Information Act request.

» “We were not aware at all that these photos were being taken,” said Bill Keller, executive editor of The New York Times. John Banner, the executive producer of ABC's ”World News Tonight,” said, “We did not file a FOIA request ourselves, because this was the first we had known that the military was shooting these pictures.” »