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11 mai 2004 — Le paradoxe est que Rumsfeld, qui a subi depuis l’été 2003 et le commencement du doute sur la situation irakienne plusieurs coups sévères sur son statut, qui semblait avoir reçu un coup peut-être ultime avec le “scandale des tortures”, soudain se retrouve avec une stature d’une puissance considérable, peut-être plus grande qu’il n’a jamais eue officiellement dans le cabinet. Mais cela, bien sûr, est complètement artificiel ; ou bien, c’est une puissance affirmée au cœur d’un exécutif à la dérive… Il n’empêche, la question reste tout de même : qui, à Washington, a une alternative politique à proposer à Rumsfeld et à l’aventure irakienne ? John Kerry ? On voudra bien ne pas sourire…
Le paradoxe (suite) de cette situation complètement bloquée à Washington est que plus la crise s’aggrave, plus les responsables de la crise, reconnus et dénoncés par tous, se trouvent renforcés dans leur position après un moment passé où ils ont paru sombrer, et cela dans une radicalisation à outrance. Peut-être est-ce pour cette raison qu’on pourrait voir un président avec, disons, 15% de satisfaits de son job contre 85% de mécontents, être néanmoins réélu. Cette raison est, répétons : il n’y a pas d’alternative politique (répétons le qualificatif “politique”).
La démonstration de soutien à Rumsfeld, lundi au Pentagone, non seulement de GW mais aussi du cabinet, y compris l’ennemi intime de Rumsfeld (Powell) qui n’en est plus à une couleuvre près, cet événement n’a pas de précédent. Le président et tout son cabinet “de guerre” vient se réunir au Pentagone (fait unique). A la fin de cette réunion, le président s’adresse à la presse mais en fait s’adresse à Rumsfeld, entouré par tous ses complices et adversaires (Cheney, le général Myers, Powell, etc). C’est également unique, comme l’est la teneur de cet extraordinaire message de soutien à son secrétaire à la défense, un dithyrambe qui semble nous dire que, plus on accumule les sottises, les manquements, les mensonges et les tromperies, plus on est glorifié. Mais nous sommes, complètement, définitivement, dans la logique virtualiste, — alors, nos considérations un peu rances, un peu vieillottes, éventuellement un peu “franchouillardes”...
« After meeting at the Pentagon with his war council, Mr. Bush emerged to face reporters and television cameras, flanked by Vice President Dick Cheney on his right and Mr. Rumsfeld on his left, and delivered an unqualified endorsement of his defense secretary.
» “You are courageously leading our nation in the war against terror,” he said to Mr. Rumsfeld. “You are doing a superb job. You are a strong secretary of defense, and our nation owes you a debt of gratitude.”
» In his show of support, Mr. Bush sought to quash speculation that he would seek Mr. Rumsfeld's resignation. By arraying other senior aides around him as he made the statement — including Secretary of State Colin L. Powell and Gen. Richard B. Myers, the chairman of the Joint Chiefs of Staff — he sought to create a tableau of a national security team that, however fractured it has been over Iraq, was now united in its determination to deal with the repercussions of the abuse cases, quell the insurgency in Iraq and transfer governance to the Iraqis.
» Mr. Bush later went to Mr. Rumsfeld's office, where he was shown more than a dozen images of the abuse, most of which have not been publicized, White House and Pentagon officials said. Mr. Bush's spokesman, Scott McClellan, characterized the president's reaction as “one of deep disgust and disbelief that anyone who wears our uniform would engage in such shameful and appalling acts.” »
Certes, cet adoubement comme on dit dans les salons, ne garantit en rien que Rumsfeld ait sauvé sa tête, — car tout peut changer avec un nouveau scandale, de nouvelles révélations, etc, et à la vitesse où tout change... Mais il précise certaines choses au cas où nous l’ignorerions :
• GW a pour l’instant son destin lié à celui de Rumsfeld, parce que Rumsfeld c’est l’Irak (voir plus loin). Jusqu’à nouvel ordre et parce qu’on n’a rien d’autre à se mettre sous la dent, le secrétaire à la défense est la locomotive de la contre-attaque GW-Rove après avoir été le punching-ball de Washington D.C. pendant une semaine.
• La contre-attaque GW-Rove est une contre-attaque typiquement washingtonienne, politicienne, électoraliste, démagogique, etc. Voilà soudain Rumsfeld quasiment canonisé, devenu “bouc-émissaire”, pire encore, injustement victime d’une machiavélique “diabolisation” par l’opposition démocrate qui n’attendait que cela pour injustement faire baisser GW dans les sondages et menacer sa réélection. Bientôt, on oubliera le reste et on retiendra le complot, sorte de résurgence d’un maccarthysme à l’envers dont serait victime Rumsfeld, — étonnant dans le rôle de l’agneau qui vient de naître, le brave type qui fait son boulot et sauve la Grande République, et à qui on met des bâtons dans les roues.
• Nota Bene : si l’offensive se poursuit avec bonheur, si vous posez la question des tortures demain, on vous répondra : quelles tortures ? Par bonheur, dans les temps postmodernes et virtualistes, nous sommes habitués à ne rien tenir pour acquis et les contre-offensives montées par les services de communication ont de plus en plus de difficultés à se faire “avec bonheur”, tant la réalité a la dent dure. Nous aurons donc bien, d’ici là, dans les quelques jours qui viennent, des rebondissements, révélations, photos, etc, pour nous replonger dans le chaudron de la réalité.
Un point plus fondamental, c’est que Rumsfeld devient le garant de l’Irak, de l’aventure irakienne voire du refus du retrait. C’est le sens du dernier “message” de William Safire, journaliste indépendant et commentateur complètement inféodé aux extrémistes les plus radicaux (étrange mariage). Safire nous dit que Rumsfeld est le dernier rempart à un retrait précipité d’Irak, à l’abandon de la splendide aventure humanitariste-américaniste (tiens, il faudrait déposer le sigle) que les USA mènent en Irak. Comme il (Rumsfeld) a été, toujours selon Safire, le seul à tenter de protéger les droits des prisonniers-terroristes. Ouf, il fallait le dire et l’écrire…
« Because today's column will generate apoplectic e-mail, a word about contrarian opinion: Shortly after the Sept. 11 attacks, with the United States gripped by fear and fury, the Bush White House issued a sweeping and popular order to crack down on suspected terrorists. The liberal establishment largely fell cravenly mute. A few lonely civil libertarians spoke out. When I used the word “dictatorial,” conservatives, both neo- and paleo-, derided my condemnation as “hysterical.”
»
» Perhaps because of those protections, the tribunals never got off the ground. (The Supreme Court will soon, I hope, provide similar legal rights to suspected terrorists who are U.S. citizens.) But in the panic of the winter of 2001, Rumsfeld was one of the few in power concerned about prisoners' rights. Some now demanding his scalp then supported the repressive Patriot Act.
(…)
» The United States shows the world its values by investigating and prosecuting wrongdoers high and low. It is not in our political value system to scapegoat a good man for the depraved acts of others. Nor does it make strategic sense to remove a war leader in the vain hope of appeasing critics of the war.
» This secretary of defense, who has the strong support of the president, is both effective and symbolic. If he were to quit under political fire, pressure would mount for America to quit under insurgent fire. Hang in there, Rummy! You have a duty to serve in our “long, hard slog.” »
Cela (certaines des affirmations de Safire) ayant été commenté avec le sarcasme qu'il faut, il se trouve que cela n’est pas tout à fait faux. Au rythme fou où les esprits s’enflamment, il est de plus en plus certain que si Rumsfeld s’en va demain, la poussée sera trop forte pour ne pas faire envisager réellement un retrait d’Irak.
D’autres arguments de Safire ne sont pas à dédaigner : celui où il charge les démocrates, en leur reprochant, à juste titre, d’avoir soutenu la guerre à fond hier, et de comploter une fin honteuse aujourd’hui. (La gêne de Kerry n’est pas sans fondement.) Ce qu’il dit sur les terroristes qui ne sont pas des combattants comme les autres, qu’on ne peut traiter en soldats normaux, s’accorde complètement à toute notre dialectique occidentale sur le sujet, approuvée à fond par les démocrates US comme par les libéraux-humanitaires d’Europe. (« Will we now allow the pendulum to swing back to “name, rank, serial number,” as if suspected terrorists planning the bombing of civilians were uniformed prisoners of war obeying the rules of war? ») Bientôt, selon cette logique, il serait question de réhabiliter et de glorifier les soldats de la 372ème compagnie de la Military Police à Abou Ghraib (mais aussi, — message pour Le Monde — les paras français de la Bataille d’Alger de 1956-57).
Tout cela est plein de surprises… La dernière, pour ce jour, étant pour Safire tout de même. Lorsqu’il cloue au pilori les abominables libéraux et autres dissidents progressistes US, défaitistes, complices des terroristes, etc, qui “veulent le scalp” de Rumsfeld, il aura la loyauté et la rigueur intellectuelle — Safire doit respecter et pratiquer l’une et l’autre, non ? — d’y ajouter une volée de généraux de l’U.S. Army, notamment le général commandant la fameuse 82nd Airborne et quelques officiers brillants des Special Forces, qui veulent également le scalp de Rumsfeld, et avec plus de vigueur et de rage que les autres. Ces superbes combattants qui font chaud au cœur des néo-conservateurs et des combattants de salle de rédaction type-Safire, et que Wolfowitz attend dans son bureau pour leur casser la figure, sont également les premiers à dire que les USA perdent en Irak (à cause de Rumsfeld) et que plus vite les Américains partiront mieux ce sera. Défaitistes en un mot, agents de la cinquième colonne en trois mots…
(Mais cette révolte-là, des militaires américains, superbement ignorée par Safire, est peut-être la plus redoutable et celle qui emportera Rumsfeld. Et elle est si sérieuse et si grave.)