Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
1186
31 mai 2004 — Le New York Times ne cesse donc de battre sa coulpe (avec un article, le 30 mai, de son “ombusdman”, Daniel Okrent, suivant une première et sévère auto-critique), sous les regards mi-effrayés, mi-effarés de leurs collègues.
[D’ailleurs, la “crise”, leur “crise morale” s’entend, est partout. Les Britanniques s’interrogent sur ce que vaut désormais le corps des officiers du Royaume-Uni, s’il s’avérait que tortures et mauvais traitements ont pris un caractère systématique, comme du côté américain. Même les héros ne sont plus ce qu’ils étaient, à Hollywood et ailleurs : le formidable joueur de football américain Patrick Tillman, qui avait laissé un job de plusieurs $millions, qui s’était engagé pour lutter contre la terreur, qui était “mort au champ d’honneur”, — même lui, il s’avère qu’il aurait été victime d’un “friendly fire”, cette propension extraordinaire des Américains à tirer, tirer, et encore tirer sur tout ce qui bouge.]
Ce à quoi nous assistons est à la destruction accélérée de nos “valeurs”, ou répétons encore : de leurs “valeurs”, celles auxquelles ils prétendaient encore croire.
Nous nous permettrons cette distance entre “nos” et “leurs” car nous avons bien assez souvent dit notre scepticisme, voire notre mépris pour ces “valeurs” devenues caricatures épouvantables de ce qui soutint une certaine conception du monde occidental, in illo tempore, des temps bien lointains qui sont historiques. Ils ont détruit ces “valeurs” bien avant aujourd’hui, par leurs agissements et l’interprétation de leurs agissements, bien avant aujourd’hui où ils constatent avec horreur qu’elles ont été foulées au pied sans discontinuer. Ils les ont détruites, non pas avec leurs mensonges, — chose vieille comme la nature humaine, — mais avec la nécessité vertueuse de leurs mensonges et tout ce système de mensonges nécessairement vertueux auquel ils sont arrivés, ce système virtualiste qui autorise, invite à mentir certes, mais insiste surtout pour que ce mensonge soit pris comme vertueux et remplace ainsi la réalité.
La “crise morale” anglo-saxonne est ouverte. Nous la qualifions d’anglo-saxonne, certes, parce que, pour l’essentiel, et sans aucun doute du côté américain, les Anglo-Saxons se sont jugés dispensés des crises morales qui affectèrent l’Occident dans les deux siècles passés. Lorsque l’Europe était plongée dans une terrible “crise morale”, dans l’entre-deux guerres, l’Amérique se célébrait elle-même avec les Roaring Twenties. Durant la crise du Viet-nâm, l’Amérique connut une “crise morale” mais sut la contenir avec habileté, en préservant la blancheur morale d’une partie non négligeable de son establishment. A cette époque le Times et le Post portaient haut leur certificat de représentants mondiaux de la vertu civilisée. (Mais cela ne fut possible que grâce aux circonstances de rapidité et d’importance du problème vietnamien, — voir plus loin.) Aujourd’hui, que reste-t-il d’eux ? La lecture comparée de ce que le Times écrit de lui-même par rapport à ce qu’il écrivait il y a à peine plus d’un an représente pour les esprits libéraux un calvaire épouvantable.
Pour autant, les explications restent partielles. Le Monde, qui aborde ce problème du Times avec des pincettes tant un sourd instinct l’avertit qu’il n’est pas à l’abri lui-même de cette sorte de remise en cause, accepte l’explication centrale, et l’appuie même. (Le texte est d’autant plus révélateur d’une appréciation générale de la presse européenne qu’il reproduit pour l’essentiel une dépêche de l’AFP.)
« Le prestigieux New York Times reconnaît pour la première fois, dans un éditorial publié mercredi 26 mai, des erreurs dans sa couverture des événements ayant conduit à la guerre en Irak, regrettant parfois son manque de rigueur face à des informations erronées.
» Dans un message occupant un bon tiers de page intérieure et intitulé ''Le Times et l'Irak'', le quotidien admet s'être souvent reposé sur de faux éléments, transmis par des Irakiens en exil dont le seul but était le renversement de Saddam Hussein.
» “Nous avons trouvé que plusieurs couvertures n'ont pas été aussi rigoureuses qu'elles auraient dû l'être”, écrivent les rédacteurs en chef, dont le journal avait cependant exprimé très tôt dans ses éditoriaux son opposition à cette guerre engagée sans soutien international et aux “justifications vagues”. “Non à la guerre”, titrait un article du 9 mars 2003.
» Mais des informations qui pouvaient déjà être sujettes à débat avant la guerre et qui aujourd'hui sont fortement contestées, ont été “insuffisamment nuancées” ou n'ont pas même été mises en doute, admet-il. Au centre de l'autocritique, la question des armes de destruction massive (ADM), dont il n'a pas été trouvé trace sur le terrain et justification première du gouvernement américain pour son intervention. “Avec le recul, nous regrettons de ne pas avoir été plus pugnaces en réexaminant les affirmations alors que de nouvelles preuves émergeaient - ou manquaient”, ajoute le Times. »
Nulle part n’est évoquée de façon précise et circonstanciée la véritable raison de ces échecs du New York Times. Cette raison fournit aussi l’explication de l’activité de l’essentiel de la presse américaine, qui représente, aujourd’hui comme hier, dans le système de communication sur lequel s’appuie l’américanisme, une pièce fondamentale dans une activité journalistique dont l’objectif primordial est le soutien de l’américanisme, et nullement le rapport de la réalité du monde. La véritable raison des échecs du Times, c’est l’alignement conformiste sur les autorités, par solidarité de système. Cet alignement est d’autant plus visible et produit des effets d’autant plus grands, — dévastateurs dans ce cas, — que les événements sont très rapides et très radicaux. Pour revenir à la comparaison du Viet-nâm : une guerre du Viet-nâm aujourd’hui et selon les normes de rapidité et de radicalité de la guerre irakienne montrerait les mêmes travers, les mêmes interprétations biaisées. L’opposition du Times et des libéraux à l’engagement au Viet-nâm ne s’est imposée qu’au bout de plusieurs années, lorsque le vent eut tourné, après que les uns et les autres aient soutenu l’engagement décidé par Kennedy (un libéral, lui aussi) en 1963.
Pourquoi le Times fait-il son mea-culpa ? Parce qu’il y a des différences tactiques à l’intérieur du système de l’américanisme. L’obligation de vertu est un des facteurs fondamentaux de ce système, et les nuances à l’intérieur de ce système y sont plus ou moins sensibles. Le Times, qui fait partie de la “nuance libérale”, y est particulièrement sensible, — question de conscience, qu’on aime avoir bonne et à l’abri des critiques des moralistes.
Sur le fond, rien n’est changé. Le Times met en question son professionnalisme (cela se réglera éventuellement par quelques mises à pied, type “purge douce” ; pas sûr d’ailleurs, tant tout le monde a prêté la main au montage général). Il ne met pas en question l’orientation générale du système. Si, demain, une aventure type-Irak se reproduit, le Times suivra la même voie, jusqu’à ses excuses publiques, — lesquelles lui vaudront toute l’admiration de l’establishment : puisque le Times a menti de bout en bout et qu’il l’a reconnu, le Times est plus que jamais le « prestigieux New York Times », source incomparable de la vérité du système. (Un peu comme, dans nos systèmes européens, tous les communistes, maoïstes et staliniens repentis tiennent aujourd’hui le haut du pavé, convertis en libéraux humanistes : comme si l’erreur d’hier était une garantie de vertu pour dire la vérité aujourd’hui.)
…Sauf qu’un grain de sable s’est glissé dans cette belle mécanique. C’est Internet, avec son réseau globalisé de dissidents. (Une fois de plus : appréciez, goûtez l’ironie énorme puisque Internet a été fabriqué par le système américaniste et globalisé, mais pour vendre, en général, de façon globalisée bien sûr, pour vendre sa camelote diverse : les vertus du système et les produits du système. Pauvre système.)
C’est lui, Internet avec son réseau globalisé de dissidents, qui a tiré chaque jour, sans discontinuer, à boulets rouges, sur le système, pendant toute cette farce stupide, sanglante et irakienne. C’est lui qui a mis à jour les différents scandales (y compris celui des tortures, la chaîne CBS ayant publié les photos dont elle disposait parce qu’elle savait que ces photos allaient être publiées sur le net, — cela réduit à une explication pitoyable les commentaires des journalistes européens qui font une vertu paradoxale du système américaniste du fait que les images de tortures aient été publiées aussi rapidement).
C’est le système dissident qui a démoli, jour après jour, la construction virtualiste de GW + le Times & compagnie, forçant le Times à ce piteux déculottage qu’on subit ces derniers jours. Le résultat général est la destruction systématique de “leurs valeurs” ; au point de décrépitude où elles en sont, elles ne méritent guère mieux.
[Nous publions aujourd’hui, dans notre rubrique “de defensa” du site, le texte de la rubrique Contexte du Vol19, n°16, du 10 mai 2004, de notre Lettre d’Analyse de defensa, sur cette question : « Notre samizdat globalisé (suite) ».]
Forum — Charger les commentaires