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1715Il y a dix ans, Lockheed Aircraft et Martin-Marietta fusionnaient pour donner le groupe Lockheed Martin, aujourd’hui un des géants de l’armement et de l’aéronautique. Ce “Big Bang” annonçait, nous disait-on, une nouvelle ère de l’industrie d’armement et de l’aéronautique, qui serait dessinée du triomphe incontestable, — devinez où et par qui ? Certes, aux Etats-Unis et par les Etats-Unis. Le “modèle Lockheed Martin devint la référence universelle de nos commentateurs, chroniqueurs, etc. La formule magique était trouvée. Il ne restait qu’à suivre, comme d’habitude.
Rien de tout cela ne s’est fait. Le “Big Bang” a été comme la guerre en Irak : une attaque, une envolée offensive irrésistibles ; puis une “exploitation”, un après-guerre” découvrant les difficultés, les accumulant, nourrissant les erreurs, etc. Aujourd’hui, l’industrie aéronautique US et ses “dinosaures” sont en crise, tout simplement.
Tout se passe aux USA et c'est bien mieux pour notre démonstration. Il nous importe ici de tenter de montrer, une fois de plus, que globalisation n'est pas mondialisation, que la dimension globale dans le concept de “globalisation” n'est qu'une commodité du chiffre d'affaires, un leurre de relations publiques, un clin d'oeil à notre penchant de midinette pour tout ce qui peut ressembler à l'idée d'unité mondiale, globale, planétaire. Lorsque nous touchons à une industrie qui, pour être globale et globalisée, n'en est pas moins jalousement nationale, nous touchons au coeur de la globalisation. C'est le cas avec les USA et avec l'industrie de l'armement.
Tout se passe aux USA et tout se passe dans l'industrie d'armement. En fait, c'est là que tout a commencé, notamment pour la globalisation dans sa phase finale, visible, spectaculaire, sa phase de rupture après laquelle, comme on dit, “plus rien ne sera comme avant”. De 1991 à 1997, en vagues successives passant par la date-pivot du 4 septembre 1994 (constitution du géant Lockheed Martin par fusion de Lockheed Aircraft et de Martin Marietta) jusqu'à l'absorption géante de McDonnell Douglas par Boeing (1997), l'industrie américaine d'armement (y compris l'aérospatiale et l'électronique) s'est transformée radicalement. On a l'habitude d'entendre une connotation optimiste et pleine d'allant dans ce mot de “transformation”. On oublie parce qu'on a l'esprit léger que Frankenstein est, par définition, la créature née d'une transformation de cette sorte. Est-ce à dire que la globalisation, c'est Frankenstein ? Pas si bête.
Nous allons nous appuyer sur deux événements en cours, non résolus et extrêmement illustratifs de notre propos. A partir de ces deux événements, nous ratisserons large. Ils le permettent. Voici ces deux événements :
• La commande en leasing (10 ans) de cent Boeing 767 transformés en ravitailleurs en vol (KC-767), pour l'U.S. Air Force, et pour $23 milliards. La commande, férocement débattue depuis deux ans, est totalement remise en cause.
•Le deuxième événement est notre favori, bien connu de nos lecteurs : le JSF, pris sous un angle inhabituel et instructif.
L'offre de Boeing pour cent KC-767 en leasing à $230 millions l'exemplaire représente un cas nouveau dans l'histoire de l'armement, du Pentagone, du complexe militaro-industriel américain, et dans l'histoire postmoderne du libéralisme (de la “globalisation”). La proposition Boeing/USAF est apparue fin 2001, dans la confusion générale et la ferveur patriotique (patriotarde) qui suivirent le 11 septembre 2001. L'affaire ne semblait alors ne soulever aucune difficulté ni permettre la moindre hésitation. Il était impensable et incongru de songer à discuter une seconde une demande budgétaire et d'équipement du Pentagone. Pourtant, il y eut, ici ou là, quelques demandes d'explication, le Congrès sentant qu'il pourrait tout de même, sur cette question spécifique alors qu'il abdiquait tous ses pouvoirs sur le reste, jouer son rôle traditionnel d'enquêteur et de contrôleur des dépenses de l'administration. (Le sénateur John McCain joua et joue un rôle déterminant de contestation dans cette affaire des 767 ravitailleurs.)
Il y eut ce combat d'abord pris comme un baroud d'honneur. Les circonstances aggravèrent bientôt le cas, lorsque Boeing se trouva entraîné dans plusieurs vilaines affaires qui mettaient en cause son comportement éthique, avec corruption de fonctionnaires et le reste. (Cette crise de Boeing connut un prolongement dramatique avec la démission, en décembre 2003, de son patron Phil Condit, remplacé par Harry Stonecipher.)
Le climat devint détestable autour de l'offre des cent 767, — avec des rumeurs selon lesquelles la compétition avait été biaisée en faveur de Boeing, aux dépens d'Airbus (qui avait été autorisé à faire une offre à l'USAF de son côté). En temps normal, on se préoccupe peu, au Congrès, de ces récriminations étrangères ; cette fois, elles tombèrent à point pour renforcer la polémique et, partant, l'opposition à la commande. D'autres précisions ont été chuchotées, ici et là, notamment sur les intentions de Boeing qui seraient de “vendre” les KC-767 à l'USAF à la fin du leasing, comme dans un leasing normal, à un prix déjà en cours de négociation, qui amènerait l'entièreté du marché vers des sommets extraordinaires (les estimations sont de $50-$60 milliards), — sans parler des pressions pour des rallonges à des coûts similaires, puisqu'il s'agit après tout de renouveler une flotte de plus de 600 KC-135.
L'affaire est devenue une controverse majeure à Washington, une controverse extrêmement importante, beaucoup plus que ne le laisseraient croire le contrat, la forme et la mission du matériel concerné, l'absence d'enjeu stratégique de ce nouveau matériel, etc. L'atmosphère n'est plus aussi patriotique qu'en 2001. On ose désormais des critiques. Les langues se délient. Voici celle, particulièrement informée, de James Roche, le secrétaire à l'Air Force, qui résume la leçon fondamentale de cette affaire (et l'on notera au passage combien la position de Roche manifeste qu'il fut adversaire de cette commande, que celle-ci consiste donc en une manigance directement traitée entre l'USAF et Boeing).
A la mi-avril, James Roche explique dans quelle mesure il tient ce contrat des cent KC-767 comme une catastrophe considérable, assortie de faits de corruption gravissimes de Boeing vers les généraux de l'USAF. Il explique : « The debacle could have been avoided if there had been a legitimate competition. » (Il parle d'Airbus, certes, avalisant par conséquent la version selon laquelle il n'y a pas eu de réelle compétition. Il constate tout de même : « ...but a contract of that magnitude-worth about $23 billion-would not likely have been awarded to a non-U.S. supplier. ») ll annonce que l'affaire n'est pas finie et que le marché devrait être rouvert après les élections présidentielles, cette fois avec une “vraie” compétition Airbus-Boeing. Enfin, James Roche en vient à ce qui est, selon nous, le plus intéressant dans ses déclarations (citation que nous avons déjà faite mais qui mérite d'être redite) : « Part of the problem is the collapse of the defense industry. We are increasingly dealing with monopolies. When I was in the industry, I said it was wrong to over-consolidate, and that we would come to regret it. »
Venons-en au JSF. Nos lecteurs connaissent bien le destin de ce programme, qui est un de nos sujets favoris. Pourtant, tout n'avait pas été dit. Un article d'un intérêt très grand, publié dans Defense News le 10 mai, ouvre à propos du JSF une perspective complètement nouvelle. A cette lumière, ce programme apparaît comme un acteur essentiel de la globalisation et une référence désormais inévitable pour tous ceux qui veulent confronter la théorie enivrante de la globalisation à la réalité économique, technologique, humaine que cette théorie engendre.
L'intérêt de l'article est de proposer in fine la thèse suivante : même si le JSF était le succès colossal qu'on a annoncé à l'origine, ce serait sans doute une catastrophe sans précédent. L'article s'appuie principalement, pour poser le débat, sur des déclarations de Art Cebrowski, chef au Pentagone du service dit “de la transformation”. (Service installé par Rumsfeld pour conduire des initiatives fondamentales visant à “transformer” le système militaro-industriel US. On sait, aujourd'hui, la magie du mot “transformation” imposé par la bureaucratie US, — comme tous les mots de cette sorte, un mot d'ordre recouvrant on ne sait quoi, provoquant beaucoup d'agitation, servant surtout à prendre conscience de l'existence d'une crise générale. C'est le cas, essentiellement aux USA, même si le mot “transformation” agite les autres establishments militaro-industriels occidentaux.)
Cebrowski considère que le fait d'avoir installé un programme unique, nécessairement de dimensions et d'ambitions globales jusqu'à considérer comme acquis d'avance que la plupart des pays étrangers achèteront l'avion, recèle de très graves menaces. Cebrowski : « Without programs that force you to stretch your horizons, this industry is doomed. [Companies] need lots of programs, enough to make sure that if you lose this one, there will be another one out there. Integral to that is competition as robust and vibrant as you can make it, to keep people excited. The answer is not to build JSF and nothing else for the next 40 years. In fact, that may be exactly what pushes us into the abyss. » Dans la logique de cette critique, Cebrowski met en cause le processus de sélection d'un programme, consistant à réduire la concurrence à deux équipes, à éliminer l'une d'entre elles d'une façon et dans des circonstances (durée, universalité du programme choisi, exclusivité des fonds de R&D pour ce programme, etc) qui tuent effectivement l'équipe éliminée. «
L'essentiel du reste de la réflexion ne nous importe pas. Il s'agit alors d'un développement pratique (comment empêcher cette évolution, comment envisager de sauver les équipes éliminées, etc). Le seul élément qui nous intéresse, et qui mérite d'être ajouté au dossier JSF dans ce débat, c'est le rappel que le JSF est “un legs de l'époque Clinton”. Effectivement, ce programme a toujours été perçu comme un “programme démocrate”, au point où l'on put croire, à l'arrivée de l'administration GW Bush, qui est républicaine, qu'il pourrait être abandonné.
Mais, certes, le programme JSF se place dans un contexte plus large qu'un simple affrontement politicien. “Programme démocrate” certes, mais dans le contexte militaire, économique et politique très particulier des années 1990. Defense News le résume de cette façon, pour ce qui est de la question des armaments : « To cope with budget cutbacks, the Clinton administration: purred a dramatic consolidation of the industry; consolidated weapon programs from multiple individual systems to multifunction ones like JSF; sought acquisition reforms to make it easier for commercial companies to do business with and compete against traditional defense contractors; and fostered globalization to yield truly trans-Atlantic contractors able to win business in home and overseas markets. »
Lorsqu'en 1994, Norman Augustine, PDG de Martin-Marietta et du nouveau géant Lockheed Martin, présenta la méga-fusion qui transportait d'extase les milieux financiers et boursiers, et tous les commentateurs éclairés de la presse américaine et européenne, il se montra extrêmement prudent, avec une nuance de pessimisme crépusculaire. Pour Augustine, ces concentrations étaient la conséquence de la nécessité : c'était cela ou mourir. Plus tard, en juillet 1997 (un mois avant sa retraite), lors d'un symposium de l'Air Force Association, il renouvela ses doutes nombreux, les étendant de façon décisive au processus de globalisation de l'industrie. (Voir dd&e, Volume 13, n°05, rubrique Contexte : “Les doutes de Norman Augustine”.)
Augustine posait notamment des questions essentielles, dont il estimait qu'elles n'avaient aucune réponse dans le cadre de l'évolution vers une globalisation. Ces questions étaient les suivantes : « Si l'industrie se globalise, qui décidera ce qui sera vendu, et à qui? Les USA devraient-ils permettre à des gouvernements étrangers de posséder indirectement des éléments essentiels des capacités américaines de R&D et de production? Les USA devraient-ils accepter de devenir technologiquement dépendants d'éléments électroniques et de logiciels détenus par l'étranger? Qui doit avoir la responsabilité de maintenir une forte base industrielle nationale de défense? »
Augustine considérait le seul domaine classique de l'industrie d'armement, en appuyant fortement sur la dimension nationale. La formulation de ses questions impliquait que, si l'on restait au niveau national (américain, pour son cas), ses inquiétudes étaient peu justifiées. Ses remarques générales impliquaient également, ce qui est une démarche plus rare dans le contexte américain, que l'industrie de défense n'est pas une industrie “comme les autres” ; industrie stratégique par excellence, pivot de la sécurité nationale, elle doit dépendre pour l'essentiel du pouvoir politique. Cette situation, du point de vue d'un industriel américain aussi concerné que l'était Augustine, était satisfaisante tant que le Pentagone contrôlait la situation.
Justement, le Pentagone contrôle-t-il la situation? Au moment où Augustine exprimait ses doutes pour plus tard, une chercheuse spécialisée dans les questions économiques, Ann Markusen, montrait dans une étude détaillée que la “consolidation” de l'industrie US ne se limitait pas aux méga-fusions spectaculaires. En même temps, les structures financières changeaient, ce qui était compréhensible en raison des sommes nécessaires pour ces opérations. La conséquence de ce phénomène fut l'entrée massive de Wall Street, du monde financier, dans les capitaux de l'industrie aérospatiale et de l'armement. L'opération était d'ailleurs favorisée par l'administration Clinton, proche, comme c'est le cas selon la tradition démocrate depuis Franklin Roosevelt, des milieux financiers et de Wall Street. Dans ce cas, le raisonnement de Norman Augustine valait-il encore? Si Wall Street était maître du jeu, et non plus les industriels, il n'existait plus cette entente objective entre l'industrie et le Pentagone. Les notions d'intérêt comptable, de dividendes et, d'une façon plus générale, la notion de globalisation selon laquelle l'économique prime tout et doit écarter toutes les régulations, s'imposaient dans cette nouvelle situation. Augustine était battu : la plus forte régulation, celle qui dit que l'industrie de défense n'est pas une industrie “comme les autres”, disparaissait également.
Cette évolution, favorisée par l'administration Clinton, se retrouve effectivement dans le programme JSF tel qu'il est décrit par Cebrowski. Il s'agit bien d'une conception économiste accordée à la globalisation. Idéalement, le JSF, dans sa conception initiale, est défini comme le produit globalisé-type, installé dans les marchés extérieurs plus qu'exporté vers eux. Dans un univers globalisé, il n'était plus vraiment question d'exportations. Le JSF devenait le “chasseur universel”, correspondant parfaitement à l'américanisation du monde, autre terme utilisable pour désigner la globalisation. D'où la démarche inhabituelle pour les Américains de faire entrer dans le programme, dès sa phase de conception, le maximum de “partenaires non-Américains” (cette expression est préférable à celle de “pays étrangers”, impliquant qu'il puisse y avoir encore des spécificités nationales).
Nous sommes rapidement arrivés aux limites de l'exercice, là où le cas JSF (le produit globalisé) rencontre le cas de la commande des ravitailleurs Boeing (industrie globalisée). Ces limites s'appellent : monopole et sécurité nationale. Les deux cas, JSF et Boeing, font apparaître combien le processus de globalisation n'a rien à voir avec la question de la spécificité nationale, comme le pensait Augustine. Le véritable problème posé est celui d'un monde répondant aux seuls intérêts économiques et privés contre un monde où existe une transcendance nationale impliquant qu'il existe un intérêt supérieur répondant à la protection des communautés et des peuples. Le monopole qu'établirait en théorie le JSF conduit à la destruction de la future base technologique de la puissance américaine ; le monopole de Boeing met en péril la puissance publique du point de vue de sa capacité budgétaire et de sa liberté de choix. Dans le cas du JSF s'ajoute la contradiction qui devient de plus en plus insupportable entre la prétention globalisante du programme et les exigences d'autant plus fortes de protection de la base technologique du système de sécurité nationale. (Les coopérants non-US n'ont pas fini d'en voir à cet égard et ils commencent à le découvrir.)
Avec ces deux cas sont exposés de façon spectaculaire les vices et les travers fondamentaux de la globalisation : le monopole, le rejet de l'intérêt collectif, la manipulation du “consommateur”. L'expérience Clinton de globalisation de l'industrie de défense est complètement en cause, et, au-delà, tout le processus de globalisation, également réalisé sous Clinton. On a la confirmation que le principal effet du processus est la rupture de toutes les règles et de toutes les structures (déstructuration) et le refus des mesures à long terme au profit du court terme. La situation de l'industrie de défense US est une illustration avancée de ce qui nous attend globalement : les travers qu'elle montre et la crise où elle s'abîme menacent le reste du monde.
Le plus extraordinaire dans ce que nous venons de relever plus haut est sans aucun doute qu'on n'y trouve aucun motif de surprise. Tout était prévisible à cet égard. Le simple bon sens nous en avertissait. Le plus extraordinaire (bis) est que, officiellement, la globalisation, louangée et vertueuse dans les discours officiels, se poursuit comme si de rien n'était.
Quelle explication donner alors au processus de globalisation ? D'abord qu'il est conduit, comme une marche inéluctable, par l'aveuglement, la vanité, la sottise sans le moindre compromis, la sclérose et l'incapacité de changer d'analyse des bureaucraties. Surtout, c'est notre hypothèse fondamentale, il est guidé par la fascination pour un mot, — “globalisation”. (Ou “mondialisation” pour les Français, qui emploient faussement ce mot alors qu'ils devraient utiliser l'autre, alors qu'ils ont cette chance unique de disposer d'une langue proposant les deux termes, — au contraire de l'anglais, — avec les nuances décisives qu'on sait.)
Dans la situation de paralysie de l'esprit, et de l'esprit critique essentiellement, que nous connaissons, les techniques de relations publiques et de communication ont le champ absolument libre. Le virtualisme ne rencontre aucun obstacle sérieux. Des situations simplistes, des conceptions complètement primaires, sont l'objet d'une telle puissance de répercussion qu'elles acquièrent une dimension qui force à croire à une véritable substance. Ce processus terroriste de l'esprit, bien plus grave que l'autre terrorisme, est central à notre soumission au terme de globalisation. Le point intéressant de notre crise est que, si le problème paraît d'abord économique en général, il est en fait bien plus large. A notre sens, il est fondamentalement psychologique (“la globalisation est une maladie de l'esprit”, écrivions-nous dans notre dernière parution) et répond à la crise de l'esprit. La “globalisation” devenue concept global identifie le modernisme à notre Dieu. Elle exprime l'espérance de la transformation de la substance dans l'opération de globalisation ; la globalisation économique, c'est la transformation industrielle vers un plus grand “autre” (les méga-fusions), c'est l'ouverture psychologique “aux autres”, c'est le métissage culturel avec les “autres”, — c'est la fusion de tous avec tous les “autres” en un “Un” ultime et unique. Cela n'empêche pas ce que le bon sens nomme : sottise, autre mot pour cette ferveur universelle des esprits.
Il en est question lorsque Salman Rushdie, intellectuel archétypique de cette orientation, nous dit (Le Monde 2, n°16, 2-8 mai) : « Rejeter le brassage, se refermer, ce serait comme être contre le vent. La véritable inquiétude ne provient pas de la mondialisation, difficile, irréversible, bénéfique, stimulante, mais du déséquilibre dans la redistribution des richesses. Un de mes compatriotes, Amartya Sen, un Bengali, Prix Nobel d'économie en 1998, l'a bien montré. S'opposer au mouvement du vent, qui nous pousse les uns vers les autres, voilà presque une définition de l'intégrisme, où qu'il soit. » Rushdie nous dit que la mondialisation (la globalisation) est belle, que le problème c'est la redistribution inégale des richesses ; c'est comme s'il nous disait que la pluie est belle, que le seul problème c'est qu'elle mouille. Sa métaphore sur le vent qu'il faut accepter parce qu'il nous rassemblera tous (ce serait plutôt un tourbillon, non?) nous montre que Rushdie ne fut jamais un marin. L'art de l'homme face à la nature est de coopérer, jouer avec le vent et non s'y soumettre ; aller vent debout, vent de trois quarts, vent de côté, mais certes pas au gré du vent...
Dans un rapport publié en mai, la Rand Corporation prévoit que l'industrie européenne est condamnée si elle ne réalise pas des concentrations-fusions supplémentaires. Rand se réfère sans doute au “succès” de Boeing et du JSF tels que nous les avons détaillés à l'invitation de James Roche ? Si ce n'est là une maladie de l'esprit, lequel, en plus, s'intitule “authoritative source” (définition de la Rand)... Si ce n'est, enfin, l'effet d'une fascination perverse...
L'évolution de l'industrie de l'armement américaine n'a rien eu pour surprendre, on l'a dit. Il n'y a rien pour surprendre, également, dans le fait que son mouvement rencontre évidemment les grands traits de la globalisation, qui est principalement la déstructuration. Le résultat est une menace formidable portée contre la structure centrale de la nation américaine, au niveau fondamental de la sécurité : l'évolution vers l'impossibilité de choix par installation du monopole, l'évolution vers un assèchement des développements des technologies avancées.
Il n'est pas surprenant non plus que tout cela se produise alors qu'on observe aux USA un amoindrissement décisif des pouvoirs et des moyens d'action du gouvernement, du représentant de la puissance publique, que ce soit sous les administrations républicaines (Reagan-Bush) ou sous l'administration démocrate de Clinton. Du coup, l'industrie stratégique de l'armement, fondatrice de la puissance et gardienne de la souveraineté nationale (notamment avec ses technologies avancées), perd ses mentors nécessaires, ses interlocuteurs évidents, sans lesquels elle devient un monstre promis à disparaître comme les dinosaures. Effectivement, lorsque Lockheed Martin sera enfin parvenu à faire son JSF et qu'il sera au moins vendu aux forces armées américaines, l'industrie d'armement aura tendance à devenir, dans le domaine des avions de combat, une simple chaîne de production garantissant leurs dividendes aux actionnaires.
Le monde a donc sous les yeux les effets de la globalisation économique, comme il a sous les yeux, en Irak, les effets de la globalisation militaro-politique. La question reste donc de savoir : ces yeux-là, ceux du monde, ont-ils véritablement la capacité de voir ou bien ne sont-ils là que comme ornement ?