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16 août 2004 — Il n’y a pas vraiment de surprise dans la constitution de la Commission européenne, telle que l’a présentée le Portugais Barroso, son président. Même Le Monde laisse pointer un ton acide pour nous dire que « les choix de José Manuel Barroso suscitent réserves et interrogations à Bruxelles »
Petit échantillonnage des “réserves et des interrogations” :
« Les commissaires actuels refusent de s'exprimer publiquement sur les décisions de M. Barroso. L'un d'entre eux fait observer, en privé, que l'ancien premier ministre portugais a choisi de récompenser ses amis, qui ont soutenu avec lui l'intervention américaine en Irak. Ainsi la Grande-Bretagne, avec Peter Mandelson (commerce), l'Italie, avec Rocco Buttiglione (justice, liberté et sécurité), le Danemark, avec Mariann Fischer Boel (agriculture), la Pologne, avec Danuta Hübner (politique régionale), l'Espagne, avec Joaquin Almunia (affaires économiques et financières) sont-ils mieux traités que la France et même que l'Allemagne, si l'on juge limité le pouvoir laissé à M. Verheugen.
» La prééminence des libéraux est également soulignée. “Avec Peter Mandelson, estime un fonctionnaire de la Commission, la politique commerciale risque d'être plus libérale et plus atlantiste.” Le commissaire britannique, ajoute-t-il, pourrait être tenté de relancer l'idée d'une zone de libre-échange transatlantique, contre laquelle a lutté Pascal Lamy. De même, la personnalité du nouveau commissaire au marché intérieur, l'Irlandais Charlie McCreevy, et celle de sa collègue chargée de la concurrence, la Néerlandaise Neelie Kroes-Smit, deux ultralibéraux placés à deux postes-clés, suscitent-elles des réserves, au regard de leur action passée. »
En réalité, la nouvelle Commission européenne est exactement conforme à la logique de la nomination de son président, à la logique de la dégradation vertigineuse des institutions européennes à vocation fédérale ou supra-nationale, à la logique des derniers avatars européens, d’un élargissement forcé au suivisme pro-américain d’une bonne partie de ses membres. Cette Commission, qui trahit tous les buts de l’affirmation possible de l’Europe, qui est constituée à partir d’arrangements politiciens et qui a pour but affirmé le contraire de ce que la majorité des peuples européens réclame, entame ainsi un processus d’auto-annihilation d’elle-même et, de façon plus générale, du système à vocation fédérale voulu par les “Pères-Fondateurs”.
Les remarques qu’on peut faire, simplement par constat commenté et par hypothèses sur l’avenir, sont les suivantes :
• Le président de la Commission se révèle égal à lui-même, c’est-à-dire à la réputation qui l’a précédé. Il s’agit d’un homme politique de petite envergure, qui songe surtout à “renvoyer l’ascenseur” à ceux qui l’ont servi dans d’autres circonstances. Il a composé sa Commission en fonction d’accords secrets, notamment passés avec les Britanniques, principalement aux dépens de la France et de l’Allemagne.
• La Commission va être indirectement mais complètement acquise aux intérêts américains, notamment en privilégiant l’économique hyper-libéral sur le politique, et dans le sens de l’arrangement avec les Américains. Ce faisant, elle va se heurter à d’autres organismes européens, notamment le Parlement européen (Autre extrait du Monde : « Le député socialiste Arnaud Montebourg a dénoncé l'attribution de “tous les postes-clés économiques et budgétaires” à des personnalités “qui ont fait la preuve de leur orientation systématique libérale”. “Cette Commission européenne, a-t-il conclu, fait dorénavant partie de nos adversaires.” »)
• L’attitude de cette Commission va la conduire à rechercher des compromis avec les Américains mais, comme à l’habitude, les Américains voudront plus que ces compromis, par ailleurs persuadés que la Commission est une sorte de “super-État” dont le but est l’affrontement avec les Etats-Unis. La Commission va se trouver prise entre deux feux : affronter les exigences souvent inacceptables des Américains dans un esprit de compromis qui est nécessairement un esprit de retraite, contre lequel les autres acteurs européens tireront à boulets rouges. Par exemple, comment va-t-elle gérer le dossier Airbus versus Boeing, dont l’actuelle Commission vient de proposer aux USA un accord que les USA ne peuvent que repousser selon leur logique : cessation des aides publiques à Airbus contre cessation des aides publiques à Boeing (pour les USA, il n’y a pas d’aides publiques à Boeing) ?
• La Commission va se trouver en butte aux pressions et aux attaques des États, principalement, parmi les grands, les Français, les Allemands et les Espagnols, mais éventuellement d’autres (comme les Polonais, de plus en plus irrités par les Américains). Le dossier sécurité/politique extérieure (armements) va complètement passer au Secrétariat général, avec réduction correspondante des activités politiques extérieures à la Commission (cela quel que soit le destin de Solana, selon l’adoption de la Constitution ; même si la Constitution est adoptée et qu’il devient super-ministre des affaires étrangères, Solana, fine mouche qui sait où se trouve le pouvoir, agira aux dépens de la Commission.
• Reste la question de la ratification de la Constitution dans un pareil climat, avec les premières actions connues d’une Commission aussi orientée. La France, qui est la grande perdante de cette Commission, va faire une campagne référendaire où il n’est pas assuré que certains des partisans jusqu’ici de l’Europe n’éprouvent pas certaines hésitations qui achèveraient de rendre l’issue du vote incertaine au point d’envisager un rejet. Et les Britanniques ? Blair “l’Européen” va-t-il expliquer aux eurosceptiques majoritaires qu’il faut voter pour la Constitution parce qu’elle favorise une structure européenne favorable à la politique britannique, grâce aux arrangements secrets avec Barroso ? Pas facile à plaider publiquement, quand on porte sa vertu en sautoir comme fait Blair.
• La perspective n’est rien moins qu’un refus de la Constitution qui, ajouté au discrédit de la Commission, achèverait d’abattre l’édifice institutionnel européen. Resteraient les acquis : l’euro, les diverses politiques communes, la sécurité traitée entre États, — et la possibilité, plus forte que jamais, de regroupements spécifiques entre certains groupes de pays. Ce n’est pas une perspective si mauvaise, vu l’état de délabrement et de déliquescence de l’actuel édifice européen. C’est même une perspective excellente, qui devrait nous réconcilier avec l’Europe.
Certes, la France est la grande perdante de cette Commission. Mais quand vous allez à Paris, dans les cabinets ministériels, et que vous parlez de la Commission, la réponse est coupante comme un téléphone qu’on raccroche : « On s’en fout. » Cela se voit dans les actes, désormais. Les conflits avec la Commission vont fleurir, et la Commission n’aura aucune autorité pour peser sur une issue favorable pour elle. Mieux (ou pire, c’est selon) : la Commission n’a ni police, ni armée pour faire appliquer ses lois. De belles années européennes nous attendent.
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