“We are the world”… OK, donc nous avons tous notre mot à dire sur l’élection de “notre” Président à nous tous : voici celui de Garton-Ash

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“We are the world”… OK, donc nous avons tous notre mot à dire sur l’élection de “notre” Président à nous tous : voici celui de Garton-Ash


Timothy Garton Ash a raison (dans son commentaire du Guardian du 2 septembre : c’est bien “The world election” dont la dernière phase commence aux USA, après la désignation officielle de GW Bush comme candidat du parti républicain. Pour autant, Garton-Ash n’a pas tout le temps raison…

En réalité, son texte est, à partir d’une analyse juste et souvent sophistiquée, un bon condensé des illusions européennes, et des Européens à la fois libéraux et pro-américains, à propos de ces élections et de l’Amérique elle-même. Le texte de Garton-Ash a par conséquent un caractère exemplaire. Il l’a d’autant plus que Garton-Ash laisse entendre de façon transparente qu’il nous communique là un “message” que l’état-major de John Kerry entend faire passer aux hommes d’influence chez les alliés des USA, particulièrement les Européens. Car le texte de Garton-Ash, bon élève du libéralisme humanitariste et transatlantique en l’occurrence, n’est rien moins qu’un plaidoyer pour John Kerry.


« Don't be fooled by those who say that one lot is as bad as the other, or even, like the New Statesman's John Pilger, that Bush's re-election may be the lesser evil, because “supremacy is the essence of Americanism; only the veil changes or slips”. Don't be put off by John Kerry's attempts to out-Bush Bush, as he attacks rather than applauds the president for inadvertently admitting that this “war on terror” cannot be “won” in the way that the second world war was won. Beyond the electoral posturing, Kerry knows that is true. As president, he would act accordingly, and the change would make a vast difference to every one of us. »


Confirmation venue d’En-Haut (de Garton-Ash et des libéraux transatlantiques): GW est bien le Diable et, par conséquent, John Kerry est notre Ange du Bien, — CQFD…

Au contraire, dit Garton-Ash, si nous avons Bush quatre années de plus, voici ce qui se passera, en complet contraste de ce qu’il prévoit avec Kerry, — rien de moins que l’Enfer avec même, au bout du compte, comme en 1900 (apprécions la modernité de la critique) l’immonde “Péril jaune” se déclarant aux JO de Pékin, en plus du “choc des civilisations” Made In Huntington :


« Four more years of Bush can confirm millions of Muslims in a self-defeating phobia against the west, Europe in hostility to America, and the US on the path to fiscal ruin. Four more years, and the Beijing Olympics will see ascending China dictating its terms to a divided world. »


Ainsi les termes sont-ils posés, d’une façon presque aussi radicale, jusqu’à la caricature, que GW Bush définit sa politique : Bush, c’est le mal (ou le Mal, n’ayons pas peur des majuscules), au contraire de Kerry qui, au fond, représente le bien (ou le Bien, etc.) selon les conceptions libérales et atlantistes de Garton-Ash.

Certes, Kerry nous dit le contraire et semble faire du “super-Bush” (“to out-Bush Bush”) mais il s’agit d’être malin… Il ne s’agit que d’une circonstance électorale (“the electoral posturing”), et la réalité-Kerry est exactement l’inverse de l’immonde réalité-GW. Nous sommes donc invités à ne pas croire aux discours publics et aux affirmations de conviction d’un homme décrit implicitement comme un parangon de vertu et de franchise, et dont on nous dit, noblesse oblige, qu’il pratique la novlangue par obligation électorale. L’argument est séduisant puisque paradoxal, et aussi très épuisant pour l’esprit puisque paradoxal. Surtout, il est à multiples effets.

Garton-Ash parle à partir de contacts précis qu’il a avec l’équipe Kerry, — c’est une certitude implicite lorsqu’il conseille aux gouvernements de ne pas soutenir officiellement Kerry, mais de laisser cela aux “Européens non-officiels” (« No European government would be wise to endorse either candidate. They can leave that to us unofficial Europeans »). La question posée par Candide est : pourquoi Garton-Ash ne serait-il pas, lui aussi, victime d’une novlangue à son niveau, de la part de ses contacts chez Kerry ? Cette sorte de circonstances, cela s’est déjà vu.

Procédons plutôt par une voie contradictoire, pour tenter de montrer que cette possibilité (Garton-Ash victime d’intoxication, parce que cette “intox” rencontre ses convictions, mot plus noble qu’“illusions”) n’est nullement déplacée. Il s’agit de la fragilité de l’argumentation selon laquelle Bush est seul (avec sa clique) représentant du Mal, et un imposteur qui a usurpé la qualité évidente de la vertu américaniste qui est notre Sauvegarde à tous. Il s’agit de la fragilité de l’argumentation tendant à “démoniser” GW Bush.


GW refait l’Histoire de la deuxième guerre mondiale : piètre historien certes mais psychologue avisé, un peu à la manière de Steven Spielberg en train de filmer le débarquement du 6 juin

Garton-Ash critique l’interprétation de GW Bush de la “guerre contre la terreur”…


« “Like the second world war,” he declared in mid-August, “the war we are fighting now began with a ruthless, surprise attack on America.” Well, tell that to the Poles. (I'm writing this on the 65th anniversary of the true beginning of the second world war, which was indeed a ruthless, surprise attack — on Poland.) Or the British. Or the French. But for President Bush, the second world war began only with the Japanese attack on America at Pearl Harbor. »


La critique est juste, pas l’objet de cette critique, ce qui laisse apparaître un manque de finesse de Garton-Ash dans la compréhension du problème américaniste. C’est inquiétant.

Contrairement à ce qu’avance implicitement Garton-Ash, il nous apparaît au contraire que c’est un trait de la psychologie américaine, — nous ne parlons pas de la science historique mais de la psychologie, donc de la perception, — de considérer que la Deuxième Guerre mondiale n’a effectivement commencé que le 7 décembre 1941. Historiquement, GW a évidemment tort ; psychologiquement, non, il est complètement dans le vrai, et son discours ne fait que refléter le sentiment (à peine) inconscient de l’Américain moyen. GW est comme un Spielberg, — un parangon de la vertu libérale et transatlantique, celui-là, — lorsqu’il tourne un film (Saving Private Ryan) où l’impression générale est que seuls les Américains réalisèrent le débarquement du 6 juin 1944 alors que leurs forces représentaient moins de 50% de l’effectif allié. Garton-Ash montre une culture historique normale, GW montre une intuition psychologique complètement fondée. Garton-Ash est un libéral transatlantique bien cultivé mais qui n’a rien compris à la psychologie américaniste. Ce ne serait pas la première fois.


GW n’a rien compris, mais alors rien du tout, à la guerre contre le terrorisme? D’accord: mais le Congrès, et le peuple américain, qui approuvent à fond les dépenses du Pentagone et la guerre en Irak?

Garton-Ash fait une critique également juste, d’un point de vue historique et européen, sur ce qu’est la “guerre” contre le terrorisme, et une critique montrant que le mot “guerre” est bien inapproprié. Voyons ce qu’il en dit, qui est très intéressant, notamment l’estimation que fait Garton-Ash de l’utilité de la force militaire :


« The contemporary [Bush’] analysis is as bad as the history. Again and again, the war on terror — Wot, in Washington shorthand — is compared to the second world war or the cold war…

(…)

»  But it isn't, and it won't. ''Utterly destroy him,'' cries Karl Rove. But who is he? Osama bin Laden? A Palestinian suicide bomber? An Iranian mullah? The unknown terrorist? The whole point of this new kind of struggle is that there is no single clearly identifiable leader or regime, no Hitler or Soviet Union, who can be thus destroyed. (Obviously, capturing Osama bin Laden, if he's still alive, would certainly help.) And if we accept, as we should, that we face a serious array of new threats, among which Islamist terrorism plays an important part, what is the role of military force in reducing the threat? Much less than in earlier wars. If military force was 80% responsible for the west's victory in the second world war, and perhaps — through the impact on the Soviet Union of the arms race — 30% responsible for the west's victory in the cold war (and even that figure may be too high), it will only be 10% — or perhaps 15% — responsible for winning this one. »


Pour autant, Garton-Ash a-t-il raison de limiter sa critique de cette conception fausse au seul GW ? Non, bien sûr. Cette conception, basée sur une attitude caractérisée par l’arrogance et la certitude de l’efficacité de la puissance militaire conventionnelle, est très largement partagée par le public américain. Le budget pharamineux du Pentagone ($420 milliards, plus de $700 milliards si l’on compte toutes les vraies dépenses militaires), qui sert si peu à la guerre contre le terrorisme (selon les explications de Garton-Ash lui-même) qu’on peut dire qu’il ne sert à rien, est approuvé par une écrasante majorité du Congrès et une confortable majorité des Américains (sondages). GW n’est pas seul, et lui attribuer à lui seul cette conception fausse, comme s’il s’agissait d’un accident et de rien d’autre, fausse l’analyse générale. C’est au mieux une maladresse du jugement au service de l’argument, au pire une contrefaçon pour pouvoir faire triompher l’argument.


Divine surprise : l’Amérique s’intéresse au monde extérieur (donc à nous, donc à Garton-Ash), — là aussi c’est juste: mais “s’intéresser” comment? Comme les G.I.’s “s’intéressent” aux Irakiens?

Maintenant, enfonçons les portes ouvertes, cela permet de poser quelques tonitruantes banalités à bon compte, comme si elles étaient des vérités. Mais non, la vérité n’est pas banale…

Voici ce que Garton-Ash dit de la perte d’influence des USA dans le monde, — et, stricto sensu il a raison, — mais pour l’esprit des choses, c’est autre chose…


« He [GW Bush] has presided over the largest build-up of the American military since the end of the cold war, and the swiftest, most comprehensive dismantling of the country's popularity in the world since Vietnam. In the weapons categories that really count, no one has done more to disarm America than George Bush.

» A surprising number of Americans see this. In a recent Pew poll, 67% of those asked said that the US had become less respected in the world, and 43% thought this was a major problem. It's not just wishful thinking that makes Democrats constantly harp on the argument that Bush has ruined America's standing with its traditional allies and friends. They know it means votes. »


C’est juste, sauf au tout début, par omission : « He [GW Bush] has presided… ». Ce n’est pas seulement GW qui a lancé un surarmement et conduit à l’effondrement de l’influence US dans le monde. John Kerry a toujours voté pour les initiatives de GW et approuve encore aujourd’hui la guerre contre l’Irak, principale cause de l’effondrement de l’influence US ; et, avec lui, l’écrasante majorité du Congrès et une fort belle majorité du peuple américain (look to les sondages).

Et lorsque Garton-Ash, triomphant, ajoute que les Américains, pour la première fois, s’intéressent plus à la politique étrangère qu’à l’économie (« In that same Pew poll, 41% of those asked say the most important problem facing the nation is “war/foreign policy/terrorism” against just 26% for economic issues »), c’est exactement le même tabac. GW s’intéresse plus, lui aussi, aux affaires extérieures. (Kerry, c’est moins sûr, qui vient de se faire rappeler à l’ordre par le cher vieux Bill Clinton, de son lit d’hôpital, pour ne pas assez parler de l’économie.) Tout cela fait-il mieux comprendre le monde (et nous, et Garton-Ash) aux Américains ? Poser la question, n’est-ce pas, c’est y répondre quand on voit comment les G.I.’s, représentants triomphants de l’Amérique, “comprennent” les Irakiens.


Conclusion : comme la cavalerie US dans les films de John Ford, c’est la “vraie Amérique” qui, triomphant du mal (GW) nous sauvera tous, avec John Kerry en John Wayne speaking French

Comme dans les films de Hollywood, ceux du grand John Ford, tout cela se termine bien. La cavalerie arrive à temps et les méchants Apaches (GW et sa bande) sont tout bonnement écrasés, comme de vulgaires chiites irakiens. John Wayne est au rendez-vous ; chance, il speaks French, puisqu’il s’agit de John Kerry. (Tout de même, mister Garton-Ash, le pauvre Wayne doit s’en retourner dans sa tombe.)

Garton-Ash nous explique donc, en conclusion, la fine tactique qu’il convient d’avoir pour soutenir Kerry sans paraître le soutenir tout en le soutenant sans trop paraître le faire mais en le faisant tout de même, grâce à des rhétoriciens du calibre libéral-transatlantique de Garton-Ash. Une sorte de Nicolaï Machiavelli revu par la City et The Economist, en passant par Harvard et par l’état-major du citoyen du monde-candidat John Kerry.

Car nous savons tous que la vertu l’emporte always, c’est Hollywood qui nous le dit : « They'll know which America we mean »


« No European government would be wise to endorse either candidate. They can leave that to us unofficial Europeans. But European leaders can spell out clearly the terms on which Europe stands ready to be a full partner of the US in reducing the threat of terrorism that concerns Europe at least as much as it does America. From the ringside of the world election, we should shout not for Europe, not for Bush, not even for Kerry, but for America to win. They'll know which America we mean. »