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19 septembre 2004 — Pendant ce temps (on veut dire : pendant que des choses se passent en Irak et à Washington), les néo-conservateurs, ou neocons, pensent à votre avenir. Écoutez-les penser.
Placés devant le désastre irakien, les néo-conservateurs ont réagi comme il se doit, — d’abord en posant, en réaffirmant la justesse de leur idéologie : “nous avons raison, donc voyons ce qui se passe”. Ils en ont conclu que ce qui se passe est normal, à défaut d’avoir été exactement prévu. La première explication donnée, celle de la conjoncture, nous vient de Wolfowitz, cité incidemment tout au bout, en trois lignes, d’un texte du Financial Times du 17 septembre. Il s’agit de comprendre que ce qui se passe est simplement la conséquence de ce qui s’est passé : Saddam était un monstre encore plus monstrueux qu’on a dit, et les dégâts qu’il a causés expliquent qu’il soit si difficile de les réparer. (C’est, désormais, dans l’esprit de Wolfowitz, un monstre manifestement pire que Hitler lorsqu’on voit la différence entre les délais et la facilité d’imposer la pax americana à l’Allemagne nazie vaincue, par comparaison à ce qui se passe en Irak. Mais qui a jamais douté de cette supériorité dans le Mal de Saddam ?)
« Paul Wolfowitz, deputy defence secretary, told Iraqi officials visiting Washington that “extraordinary and difficult” times lay ahead. No one should underestimate the challenges of repairing the 30 years of damage and abuse committed by the old regime, he said. »
Il y a presque une suggestion de symétrie chez Wolfowitz : il a fallu 30 ans à Saddam pour faire le mal qu’il a fait, il faudra bien 30 ans pour réparer. Cela signifie que les néo-conservateurs pensent à long, très long terme. C’est effectivement l’explication centrale de leur comportement, telle qu’elle est proposée aujourd’hui, qui permet de faire des ennuis en Irak non pas un signe de leur vue erronée mais une preuve évidente de leur don de double vue, pour le moins, et de toutes les façons une confirmation éclatante de la justesse de leur vue. Il fallait y penser. Certains intellectuels-satellites s’occupent de nous y faire penser.
Dans une chronique du 14 septembre sur atimes.com, l’universitaire américain Richard Daniel Ewing nous explique « What the neo-cons can't tell Americans ».
« Bush's foreign-policy team is a bold group. They do not see history in terms of news cycles or election intervals. These grand strategists view the world in century-long sweeps. Deputy Secretary of Defense Paul Wolfowitz, often identified as the chief neo-conservative architect, is a gifted intellectual. He fully appreciates the Iraq campaign's complexities and the historic parallels to Vietnam. Still, Wolfowitz and Bush's other advisers perceive the world in a light that ordinary Americans do not.
» So what did they see on September 11, 2001? As New York's World Trade Center burned, this group saw two new terrifying trends coming together with devastating results. First, they saw a deadly new terrorist enemy and a greater Middle East festering with anti-Americanism. But we all saw this. Wolfowitz, however, saw this trend arcing decades into the future. To him, the Persian Gulf was becoming more dangerous and increasingly unstable. Next, Wolfowitz saw the inevitable spread of weapons of mass destruction. In 1950, only the US and the Soviet Union had atomic bombs. By 2000, poverty-stricken Pakistan and autarkic North Korea had acquired nuclear capabilities. With the threshold clearly dropping, what's to stop Micronesia or Sudan from getting the bomb in 2050? Only lack of effort.
» Foreseeing a porous anti-American region possessing nuclear weapons, the architects of Bush's security strategy became driven by the fear of a nuclear terrorist attack on a major US city. While the odds of a mushroom cloud over Manhattan are unlikely this year, it increases substantially over the longer term. If by 2050 the Gulf region became a mix of unstable nuclear-armed autocracies, weapons would inevitably leak to nameless terrorist groups - resulting in undeterrable destruction.
» Like the Greek prophet Cassandra, endowed with the gift of prophecy but fated by Apollo never to be believed, Wolfowitz & Co see a doomsday looming on the horizon and they are desperately working backward to change our fate. They decided to divert either the diffusion of nuclear technology or Middle Eastern instability. Because globalization makes technological quarantine impossible, and they hold multilateral conventions in low esteem, they chose to accelerate the spread of democracy. If the region is going nuclear down the road, it must be as benign as possible. With no confidence that a participatory government was likely in the next few decades on its own, the administration wanted to give the region a superpower push. September 11 gave them the perfect opportunity to act.
» Iraq became the lever to transform the region for several reasons. To start, the US had been making a case against Iraqi leader Saddam Hussein for more than a decade. Advancing that argument was easier than starting over with another country. Second, Iraq would certainly acquire nuclear weapons — it might just take decades for the technology to spread. But if Iraq could become a stable democracy, it would send shock waves through the region, forcing other governments to change. In that case, the inevitable spread of nuclear technology would involve safe democracies, not hostile theocracies. »
Ainsi nous est dévoilé le comportement des néo-conservateurs : aller au-devant de l’Histoire, la précéder, — au fond, l’accoucher avant même qu’elle soit enceinte, prévoyant par avance l’acte, les conséquences de l’acte, et sa propre intervention qui en découle. Il y a dans ce raisonnement un sophisme fascinant, bien caractéristique de notre époque. Ce qu’on nous explique, c’est que les néo-conservateurs, prévoyant des événements catastrophiques pour dans 50 ou 100 ans, vont au-devant, éventuellement, — on le constate chaque jour en Irak, — en provoquant eux-mêmes ces événements catastrophiques pour pouvoir mieux contrôler demain ceux qui ne manqueront pas de s’enchaîner. On les croirait prisonniers d’une fatalité de l’Histoire et les voilà qui proposent d’être quittes de cette fatalité en la contrôlant par avance. Les questions qu’on ne peut tout de même s’empêcher de poser sont de cette sorte : ces événements catastrophiques sont-ils inéluctables ? Plutôt que les provoquer, ne vaudrait-il pas mieux tenter de les prévenir, et, par conséquent, de les empêcher de survenir, notamment (méthode classique) en travaillant à en supprimer les causes ? A moins qu’il n’y ait pas de causes, qu’il s’agisse d’une “génération spontanée” d’événements catastrophiques ?
(La stupidité sophistique des arguments est fascinante, dans le texte de Daniel Richard Ewing, notamment l’argument sur la prolifération. Ewing ne sait-il pas que l’activisme US dans la région, depuis les années 1960, est en bonne partie la cause du programme nucléaire pakistanais, avec des aides indirectes à cet égard, notamment dans les années 1980 (alliance serrée USA-Pakistan derrière les moudjahiddines afghans) ? Ignore-t-il que la prolifération fut au contraire un événement extrêmement lent par rapport aux prévisions faites à la fin des années 1940, où l’on estimait, après l’explosion atomique soviétique, qu’une quinzaine d’États seraient “nucléaires” à la fin des années 1960 ?)
La psychologie néo-conservatrice est une psychologie fermée, repoussant toute possibilité d’acquisition de connaissances par l’expérience. Cette psychologie est inflexiblement liée à la doctrine de l’idéologie, laquelle a déjà programmé l’avenir (parlant de l’Irak de Saddam : « Iraq would certainly acquire nuclear weapons — it might just take decades for the technology to spread »). Le reste du monde, ou “le reste de la réalité”, n’a qu’à s’y conformer. En ce sens, les néo-conservateurs sont parfaitement américanistes. S’ils n’existaient pas, il faudrait les inventer : ils disent tout haut ce que les Américains pensent tout bas.