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1025La décision de George Bush de retirer les USA du traité ABM a mis fin aux spéculations et aux longues discussions sur ce sujet, ces agitations qui, aujourd'hui, agacent prodigieusement l'establishment militaro-stratégique au sein de l'administration Bush. Une première conclusion est inévitable : ceux qui espéraient, après le 11 septembre, un changement d'orientation de la politique US de l'unilatéralisme vers le multiculturalisme, ceux-là commencent à en être très sérieusement pour leurs frais. Cette remarque vaut d'autant plus que la décision de retrait du traité ABM vient une semaine après le retrait américain des négociations sur une limitation des armes biologiques et chimiques. L'unilatéralisme américain, déjà signalé dans notre Journal de la semaine dernière à propos de la “victoire” américaine en Afghanistan, prend ici une forme structurelle. Cela ne peut étonner, l'unilatéralisme est une donnée complètement naturelle, non seulement de l'équipe Bush, mais au-delà, de tout l'establishment américain depuis la fin de la Guerre froide. Durant l'époque Clinton, aujourd'hui dans les mémoires un peu courtes des Européens comme l'archétype d'une époque internationaliste de la politique étrangère américaine, était déjà très largement unilatéraliste. L'administration Clinton avait été fortement néo-isolationniste durant la première période (1993-95) de son mandat, avec une politique étrangère très en retrait, et, de ce fait, nécessairement unilatéraliste (disons, passivement unilatéraliste). La seconde période (1995-2000), correspondant à un affaiblissement de la position intérieure du président (après la victoire républicaine mid-term de novembre 1994), avait vu un regain de la politique étrangère selon l'habituelle réflexe washingtonien qui voit un président faible intérieurement chercher à se renforcer grâce à la politique extérieure. Clinton avait cherché à donner une apparence internationaliste mais la réalité de cette politique étrangère restait très fortement unilatéraliste (la politique irakienne, la politique d'élargissement de l'OTAN, la politique commerciale notamment, étaient développées à partir de positions unilatéralistes, entérinées ou pas par les alliés selon les nécessités conjoncturelles). La première période de l'équipe Bush, jusqu'au 11 septembre, avait fortement accentué cette tendance unilatéraliste, la différence avec ce qui précédait étant du domaine de la clarté. Il n'était même plus question de chercher à dissimuler la tendance derrière la feuille de vigne internationaliste.
Le retrait du traité ABM va plus loin. Il a une signification technique plus précise, avec un arrière-plan politique qui devrait nous conduire au-delà de l'unilatéralisme courant et militant de ces derniers mois, dans un domaine désormais structurel. Le retrait implique le développement accéléré d'un réseau anti-missiles. Bush a déclaré, en annonçant le retrait du traité ABM, que l'attaque du 11 septembre rendait encore plus nécessaire la protection des USA contre des attaques de missiles tirés par des États-voyous. « Nous savons que les terroristes et quelques-uns de ceux qui les soutiennent cherchent àacquérir la capacité de semer la mort et la destruction chez nous avec des missiles, a dit Bush. Et nous devons avoir la liberté et la flexibilité de développer des défenses effectives contre ces attaques. » Qu'on ricane à propos de la logique opérationnelle de ces arguments (l'efficacité des anti-missiles contre les kamikaze d'un Ben Laden) n'empêche qu'en Amérique, devant une opinion complètement anesthésiée et une presse alignée, la chose passe comme une lettre à la poste.
Les Américains prennent les premières dispositions pour lancer le développement du réseau anti-missiles. Pour l'instant, aucune opposition sérieuse n'est envisagée à Washington (cela peut venir plus tard, de la part des démocrates). La question la plus épineuse va concerner les alliés des Américains, surtout les Européens. Il n'est plus question de consulter, la décision US et ses développements sont du domaine de l'unilatéralisme complet, dans ce même mode brutal d'action qu'on a vu de la part des Américains depuis le 11 septembre. Des sources diplomatiques européennes indiquent qu'aucune coopération sérieuse n'est prévue au niveau industriel. Au niveau stratégique, les alliés européens se verront imposer des demandes abruptes sur des dispositions stratégiques, des coopérations opérationnelles diverses, etc, qui les mettront dans autant de positions difficiles : une acceptation devant contrecarrer des orientations stratégiques et politiques européennes en même temps que compromettre l'autonomie des efforts de défense européenne ; un refus devant déclencher sans aucun doute une crise sérieuse avec Washington. Bien entendu, le Royaume-Uni sera le pays en première ligne dans ces difficultés, tandis que d'autres (l'Italie au premier rang) épousent d'avance toutes les exigences américaines.
La décision de retrait du traité ABM annonce que nous nous orientons vers une nouvelle phase de la nouvelle politique US : l'isolationnisme stratégique venant compléter l'unilatéralisme agressif au niveau diplomatique. Une fois de plus, l'Europe est prise à contre-pied dans son attente vaine et sans fin d'une évolution américaine dans le sens de la coopération et d'un véritable “internationalisme transatlantique”. L'Europe (les Britanniques en premier, du reste) a basé toute sa soi-disant stratégie post-11 septembre sur l'affirmation, muée très vite en certitude médiatique, que l'attaque allait rompre la dérive unilatéraliste américaine et pousser les USA vers la coopération. C'est la énième fois, depuis la chute du Mur de Berlin, que les Européens font ce pari qui leur semble fondé sur le bon sens et conforme aux discours convenus qu'eux-mêmes ne cessent de répéter et de prendre pour du comptant. Pour la énième fois, ils sont complètement démentis. Pour la énième fois, cette fois sans doute de façon bien plus préoccupante que ce qui a précédé, ils se retrouvent paradoxalement isolés (isolés à 15, et bientôt à 25 et plus !) parce que sans stratégie de substitution, c'est-à-dire sans une réelle stratégie qui ne peut être qu'une stratégie européenne et une stratégie des intérêts européens.
|INTERTITRE = L'Europe lance le A400m, transport militaire européen, — « enfin », dit-on un peu partout, bien qu'il ne s'agisse que d'un début ...
Le 12 décembre, le gouvernement allemand a décidé des modalités nécessaires pour boucler sa commande de 73 avions de transport européens A400M. Deux jours plus tard, le lancement du programme a été annoncé officiellement au sommet européen de Bruxelles (Laeken). Il a fallu plus de deux ans pour finaliser la commande du programme européen, les derniers délais d'une année étant dues aux hésitations et aux difficultés allemandes às'engager dans le projet. C'est finalement l'arbitrage de Schröder en faveur du ministre de la défense contre le ministre du budget qui a fait la décision. « Les Allemands jouaient gros, explique une source diplomatique européenne. Un retrait allemand, qui aurait entraîné l'annulation du programme, aurait également conduit aussitôt à une très grave crise européenne et, notamment, une très grave crise au coeur du couple franco-allemand. En un sens, on pourrait dire que Schröder, en bon politique, ne pouvait faire autrement que décider ce qu'il a décidé. »
Avec les Allemands (73 exemplaires), la France (50), l'Espagne (27), le Royaume-Uni (25), la Turquie (10), la Belgique (7), le Portugal (3) et le Luxembourg (1), la commande totale atteint 196 exemplaires (le volume-plancher pour lancer le programme est situé à 160-180 exemplaires). Pour l'instant, les Italiens (engagement initial d'une commande de 16 exemplaires) sont en retrait et plutôt dans la confusion, Berlusconi ayant voulu amorcer une orientation plus pro-américaine, avec l'étude d'alternatives US (le Boeing C-17) puis ayant tempéré cette évolution devant les réactions des pro-européens et préférant pour l'instant l'indécision. Le pronostic à cet égard est que Berlusconi devrait préférer suivre le courant européen central plutôt que céder àses velléités pro-américaines et devrait confirmer à terme sa commande d'A400M. (Depuis quelques semaines, les Italiens, notamment au niveau de leur bureaucratie, ont pu noter avec quelques inquiétudes que les premières foucades de Berlusconi avaient amenées de fortes réactions européennes, notamment dans les structures bureaucratiques. « Les Italiens, dit la même source, ont été surpris de se retrouver parfois isolés, y compris de la part de ceux qu'ils prenaient pour des alliés potentiels, parce qu'officiellement classés comme pro-américains, c'est-à-dire les Britanniques et surtout les Néerlandais. Mais non, personne n'est venu à leur aide. De ce point de vue de la différence entre les positions officiellement affichées et les réalités, les Italiens ont curieusement beaucoup à apprendre, surtout dans le cas britannique. »
Le lancement du A400M n'est pas révolutionnaire ni décisif en matière de défense européenne, secteur industriel. Il s'agit néanmoins d'une décision, comme on dit, de type structurant, parce qu'elle implique la communauté et la simultanéité du choix et conduit à des structures communes (commandement commun européen de transport stratégique), c'est-à-dire à des missions communes, une planification commune, etc. Surtout, la décision du A400M vient à point, si certains gouvernements européens se décident à cet égard, pour lancer une réflexion très sérieuse sur l'avenir de la coopération européenne en matière industrielle et d'armement, avec quelques dossiers extrêmement sérieux pour aussitôt passer aux travaux pratiques. (Le dossier de l'avion de combat américain JSF proposé à plusieurs pays européens est sans aucun doute le plus sérieux de ces « dossiers extrêmement sérieux », avec une prise de position du gouvernement néerlandais attendu la semaine prochaine.) Un travail au niveau européen est attendu, peut-être avec la présidence espagnole de l'UE, la présidence belge ayant commencé à faire bouger le travail d'analyse et d'évaluation au sein des pays-membres et dans quelques quartiers de la Commission européenne.
En d'autres mots, le lancement de l'A400M, mis à part ce qu'il apporte en lui-même, pour la mission concernée et le secteur industriel concerné, ne sera complètement “structurant” que dans la mesure où la décision qui a été prise à son égard sera suivie d'un mouvement important et d'un débat sur la question bien plus vaste de la coopération européenne en matière d'armement et d'aéronautique.